Insistez sur le déshonneur ! »

Le jeune homme lança à Mr. Coyle un coup d’œil rapide.

« Oh, je suis certain qu’il ne ferait jamais rien de contraire à l’honneur !

— Hum… cela aura tout l’air d’une défection ! Il faut le lui faire sentir. Travaillez-le dans ce sens. Exposez-lui le point de vue d’un camarade – d’un frère d’armes.

— J’espérais bien l’être un jour. » Le jeune Lechmere, très exalté par la mission qui lui était dévolue, se perdit dans une rêverie romantique. « C’est tout à fait un chic type.

— Personne ne le pensera plus s’il se dérobe, dit Spencer Coyle.

— Eh bien, qu’on ne se risque pas à me dire ces choses-là, à moi », répliqua son élève en rougissant.

Mr. Coyle frappé par son accent eut conscience de l’ironie du sort, qui faisait que, bien que ce jeune homme-ci fût un soldat né, les choix devant lesquels il se trouverait placé dans la vie n’éveilleraient jamais aucune émotion, sauf peut-être dans le cœur de la gentille jeune fille avec qui, un jour prochain, il ne manquerait pas de contracter une placide union.

« Vous l’aimez beaucoup ? Vous avez foi en lui ? »

L’existence du jeune Lechmere, ces jours-ci, se passait à répondre à des questions terribles, mais il n’en avait jamais subi d’aussi ardues.

« Si j’ai foi en lui ? Et comment !

— Alors sauvez-le ! »

Le pauvre garçon resta pantois, comme si l’accent passionné de son maître le forçait à voir dans son imploration plus de choses qu’il n’eût-semblé à première vue. Et il eut sans nul doute le sentiment d’affronter une situation épineuse, quant au bout d’un instant, les mains dans les poches, il répondit avec confiance, mais sans emphase :

« M’est avis que je réussirai à le retourner. »

2

Avant de causer avec le jeune Lechmere, Mr. Coyle s’était décidé à télégraphier à Miss Wingrave, réponse payée, réponse qui lui fut promptement remise et provoqua l’entretien que nous venons de relater. Aussitôt après, il se rendit en voiture à Baker Street où la digne demoiselle annonçait qu’elle l’attendrait et cinq minutes après son arrivée, assis en tête à tête avec la remarquable tante d’Owen Wingrave, il ne cessait de répéter, ulcéré, du haut de son infaillible expérience : « Il est si intelligent… si intelligent… » Il venait de déclarer que l’instruction d’un garçon comme celui-là était un luxe qu’on s’offrait.

« Bien sûr, il est intelligent ! Comment pourrait-il en être autrement ? Nous n’avons jamais eu qu’un seul idiot dans la famille », dit Jane Wingrave. L’allusion fut à la portée de Mr. Coyle et lui rendit sensible un autre motif de la déception, de l’humiliation qu’éprouvaient les bonnes gens de Paramore ; en même temps elle lui donna un exemple de la rudesse consciencieuse qu’en une autre circonstance il avait déjà observé chez son hôtesse. Le pauvre Philip Wingrave, le fils aîné du défunt frère de Miss Wingrave, était tout proprement un crétin, banni de la vue des humains ; difforme, insociable, irrécupérable, relégué dans un asile privé, il ne représentait plus, pour les amis de sa famille, qu’un petit mythe affligeant sur lequel on s’efforçait de faire le silence.

Les espoirs de la maison, du pittoresque Paramore, lieu de séjour mélancolique et continu du vieux sir Philip, où ses infirmités le retiendraient jusqu’à sa fin, se concentraient désormais sur la tête du fils cadet, à qui la nature, comme pour compenser son bousillage précédent, avait dispensé, outre une beauté frappante, une promptitude d’esprit marquée et universelle. Ces deux-là étaient les seuls enfants du fils unique du vieux gentilhomme, fils qui comme tant de ses ancêtres, avait sacrifié sa vaillante jeune vie au service de son pays. Owen Wingrave, le premier du nom, avait succombé à un coup mortel assené à bout portant par un sabre afghan qui lui avait fendu le crâne en deux. Sa femme, qui se trouvait alors aux Indes, allait donner le jour à leur troisième enfant ; et quand l’événement eut lieu dans les ténèbres et la souffrance, elle accoucha d’un enfant mort et ne survécut pas à ses multiples maux. Le second des deux petits garçons restés en Angleterre, à Paramore avec l’aïeul, fut confié à la vigilance de la seule de ses tantes restée célibataire, et durant l’intéressant dimanche que Spencer Coyle, – appelé par une invitation pressante après avoir accepté de former Owen –, avait passé sous leur toit en dépit de ses occupations, le célèbre moniteur avait été très impressionné par l’influence qu’exerçait Miss Wingrave, du moins en intention. En fait, pour ce bout d’homme psychologue, sa brève visite demeura dans son souvenir comme une vision curieuse, celle d’un manoir de l’époque du roi Jacques, appauvri, dégradé et remarquablement sinistre, mais plein de caractère, un heureux décor pour la figure distinguée d’un paisible et vénérable militaire. Sir Philip Wingrave, – une relique du passé plutôt qu’une gloire –, était un petit octogénaire alerte aux yeux de braise et à la courtoisie appliquée. Il aimait faire les honneurs de sa maison au train diminué, mais même lorsque d’une main un peu tremblante, il allumait une bougie destinée à la chambre de l’hôte qui se confondait en excuses, on ne pouvait pas ne pas déceler, sous la surface, un vieil homme de guerre implacable. L’imagination du visiteur le replaçait dans son passé oriental fertile en aventures, dans des épisodes où le scrupuleux formalisme de ses manières devait le rendre plus terrible encore. Il avait sa légende et mainte histoire courait sur son compte.

Mr. Coyle se rappelait aussi deux autres figures : une Mrs. Julian fanée et falote, réduite là-bas à un état subalterne pendant les fréquents séjours qu’elle y faisait en sa qualité de veuve d’officier et d’intime de Miss Wingrave – et une jeune fille de dix-huit ans, d’une intelligence remarquable, le rejeton de cette dame, et qui aux yeux du visiteur perspicace semblait faite pour bien d’autres situations. Elle traitait Owen avec beaucoup d’impertinence. Au cours d’une longue promenade en compagnie du jeune homme, et après des entretiens qui confirmèrent la haute opinion qu’il avait de lui, Coyle apprit (car Owen mis en confiance se laissait aller) que Mrs. Julian était la sœur d’un très vaillant capitaine d’artillerie, Hume Walker, tombé lors de la révolte des Cipayes, et qu’entre lui et Miss Wingrave avaient existé autrefois (seule concession connue dans la vie de cette demoiselle) des rapports assez tendres, appelés à finir tragiquement. En effet, après leurs fiançailles, donnant libre cours à sa nature jalouse, Miss Wingrave avait rompu avec lui pour l’envoyer à son horrible destin. Le sentiment poignant d’avoir causé sa perte, un dur et éternel remords, s’emparèrent alors d’elle, et le jour où la malheureuse sœur du capitaine, elle aussi mariée à un militaire, était, par un coup encore plus atroce, restée presque sans ressources, la tante d’Owen s’était farouchement vouée à une longue expiation. Pour se consoler, elle obligeait Mrs. Julian à vivre une partie du temps à Paramore où la veuve éplorée devint une sorte d’intendante non rémunérée mais point à l’abri des rebuffades, et Spencer Coyle soupçonnait Miss Wingrave de puiser le plus clair de son réconfort dans les humiliations qu’elle pouvait lui infliger.

L’impression que lui laissa Jane Wingrave ne fut pas la moindre qu’il rapporta de ce stimulant dimanche – singulièrement teinté pour lui d’un sentiment de frustration, de deuil et de souvenirs, de noms jamais mentionnés, de plaintes lointaines de veuves, d’échos de batailles et de nouvelles funestes. Tout cela créait bien entendu une atmosphère très martiale, et Mr. Coyle frissonnait un peu en pensant à la carrière des armes où il aidait d’innocents jeunes gens à s’engager. En outre, la vue de Miss Wingrave achevait de vous donner mauvaise conscience, tant sa bonne conscience à elle, froide et claire, semblait vous regarder du fond de ses beaux yeux durs et vibrer dans sa voix sonore.

C’était une personne très distinguée, anguleuse mais sans gaucherie – vaste front, abondante chevelure noire disposée comme celle d’une femme qui se croit (à raison peut-être) une tête « noble », à présent sillonnée de mèches blanches irrégulières. Si néanmoins, pour notre ami troublé, elle incarnait le génie d’une race militaire, ce n’est pas qu’elle eût une démarche de grenadier ni un vocabulaire de soudard ; mais toutes ses sympathies se révélaient fortement du fait que sa présence, chacun de ses actes, de ses regards, chacune de ses intonations, était une allusion continue et directe à l’insigne valeur de sa famille. Si elle était martiale, c’est qu’elle était issue d’une lignée militaire et pour rien au monde elle n’eût consenti à être autre chose que ce qu’avaient été tous les Wingrave. Elle tombait presque dans la vulgarité quand il s’agissait de ses ancêtres et quiconque eût voulu lui chercher un défaut en aurait trouvé un bon prétexte dans ce sens erroné des proportions. Mais cette tentation ne vint pas à Spencer Coyle pour qui cette sorte personnalité, haute en couleur et en accent, constituait presque un « régal » et qui se réjouit de voir en elle une force exercée au profit de sa propre cause.