C’étaient les instants auxquels jour après jour, il se trouvait aspirer le plus. Il pouvait alors, lui semblait-il, errer plus familièrement et attendre, s’attarder aux écoutes, sentir sa subtile attention (qui de sa vie n’avait été plus subtile) palpiter au rythme de la grande maison vague. Il préférait l’heure sans lampes et eût voulu seulement prolonger chaque jour le profond enchantement crépusculaire. Plus tard, rarement avant minuit, mais souvent pour une veillée prolongée, il montait la garde avec sa lumière vacillante, se déplaçant lentement, la haussant à bout de bras, éclairant des recoins éloignés, jouissant surtout, tant qu’il pouvait, des échappées, des voies de communication entre les pièces et par les corridors ; l’occasion prolongée, ou le spectacle, comme il l’eût appelé, susceptible de provoquer la révélation qu’il prétendait attirer. C’était une habitude à laquelle il s’aperçut qu’il pouvait très bien se livrer sans exciter l’attention. Nul ne se doutait de rien. Alice Staverton elle-même, d’ailleurs un puits de discrétion, ne se l’imaginait pas pleinement.

Il s’introduisait dans la maison, et en sortait, avec la calme assurance du propriétaire. Le hasard l’avait si bien favorisé jusqu’alors, que si un « agent » replet de l’Avenue le voyait d’aventure y pénétrer à onze heures trente, il n’avait jamais été remarqué, croyait-il, lorsqu’il en émergeait à deux heures du matin. Il s’y rendait à pied, par les âpres nuits de novembre, arrivant régulièrement en fin de soirée. C’était aussi facile après avoir dîné dehors, que de se rendre à un club ou à son hôtel. Lorsqu’il quittait son club, s’il n’avait pas dîné en ville, c’était ostensiblement pour regagner son hôtel, et quand il quittait son hôtel, s’il avait passé là une partie de la soirée, c’était ostensiblement pour aller à son club. Bref, tout était facile, tout conspirait à le servir. Il y avait vraiment, malgré la tension de son expérience, quelque chose qui palliait, quelque chose qui sauvait et simplifiait tout le reste de sa conscience. Il circulait, parlait, renouait d’anciennes relations, d’une façon détachée et plaisante, répondait autant qu’il le pouvait à de nouvelles attentes, et semblait découvrir qu’en dépit de sa carrière, au cours des différentes prises de contact qu’il avait décrites à Miss Staverton comme si peu édifiantes (pour ceux qui les auraient observées), il était vraiment plutôt aimé que le contraire. Il représentait un succès mondain, vague, secondaire, et tout cela aux yeux de gens qui en réalité ne se faisaient aucune idée de lui. Ce n’était là qu’un bruit superficiel – ces murmures de bienvenue, ces bouchons de liège sautant – tout comme ses gestes de réponse étaient les ombres extravagantes, exagérées à proportion de leur insignifiance, d’un jeu d’ombres chinoises[5]. Il se projetait toute la journée, en pensée, tout droit au-dessus de la ligne hérissée de têtes dures, inconscientes, et pénétrait dans l’autre vie, la vie réelle, la vie en attente, qui dès qu’il entendait claquer derrière lui sa grande porte d’entrée, commençait pour lui, au « coin plaisant », aussi enchanteresse que les lentes mesures d’ouverture d’une riche musique, après le coup de baguette du chef d’orchestre.

Il était toujours sensible, tout d’abord, à l’effet de la pointe acérée de sa canne sur le vieux dallage en marbre du hall, de grands carrés noirs et blancs qui faisaient, se rappelait-il, l’admiration de son enfance, et avaient développé en lui, il s’en apercevait à présent, une conception précoce du style. Cet effet était le vague cliquetis à répercussions, comme d’une cloche lointaine suspendue qui sait où ? Dans les profondeurs de la maison, du passé, de cet autre monde mystique qui eût pu fleurir pour lui s’il ne l’avait, pour le meilleur ou le pire, abandonné. En recevant cette impression, il faisait toujours le même geste ; il déposait sans bruit sa canne dans un coin, sentant une fois de plus les lieux à la semblance d’une grande coupe hyaline, toute en précieux cristal concave, que le jeu d’un doigt mouillé autour de son rebord faisait délicatement tinter. Le cristal contenait, pour ainsi dire, cet autre monde mystique, et le murmure indiciblement ténu de son rebord était le soupir, le pathétique gémissement à peine perceptible à son oreille exercée, de toutes les anciennes virtualités négligées.

Ce qu’il faisait alors, par l’imploration de sa présence silencieuse, c’était de les éveiller à autant de vie spectrale qu’elles en pouvaient encore goûter. Elles étaient timides, d’une inguérissable timidité, mais elles n’étaient pas vraiment sinistres. Du moins elles ne l’étaient pas à la façon dont il les pressentait jusqu’à présent avant d’avoir revêtu la forme qu’il aspirait tant à leur faire prendre, la forme que par moments il se voyait pourchassant sur la pointe des pieds, sur la pointe de ses escarpins du soir, de pièce en pièce et d’étage en étage.

Telle était l’essence de sa vision, pure folie, si l’on veut, tant qu’il était hors de la maison et occupé autrement, mais elle devenait vraisemblable dès qu’il se trouvait sur place et à son poste. Il savait ce qu’il entendait et ce qu’il voulait. C’était aussi clair que les chiffres sur un chèque présenté pour une demande d’argent liquide. Son double « errait », telle était la note dominante de l’image qu’il s’en faisait, et l’image qu’il se faisait du mobile de son bizarre passe-temps, était le désir de le débusquer et de le rencontrer. Il rôdait, lentement, avec précaution mais toujours sans trêve, lui aussi. Mrs. Muldoon avait eu entièrement raison, en parlant des ombres rôdeuses ; et la présence qu’il guettait rôderait sans relâche, elle aussi. Mais elle serait aussi précautionneuse et aussi furtive ; la certitude de son évasion probable, en fait déjà très sensible, très audible, devant toute poursuite, grandissait pour lui à chaque nuit et lui imposait finalement une rigueur à laquelle rien dans sa vie passée n’était comparable. Il savait que selon l’opinion de bien des gens au jugement superficiel, il avait gâché sa vie en s’abandonnant à des sensations, mais il n’avait jamais goûté plaisir aussi exquis que sa tension actuelle, il n’avait jamais été initié à un sport exigeant la patience et le courage de traquer ainsi une créature plus subtile, mais une fois réduite aux abois, peut-être plus formidable qu’aucune bête de la forêt. Les termes les comparaisons, les manœuvres même de la chasse entraient positivement en jeu. Il y avait même des moments où des bribes de son expérience occasionnelle de sportif, des souvenirs de son jeune âge, des souvenirs de lande, de montagne et de désert, ressuscitaient pour lui et accroissaient son ardeur, par la force immense de l’analogie. Parfois après avoir placé son unique lumignon sur un manteau de cheminée, dans quelque recoin, il revenait à l’abri ou dans l’ombre, s’effaçant derrière une porte ou dans une embrasure, comme il avait jadis cherché l’avantage d’un rocher ou d’un arbre, il se surprenait à retenir son souffle et à vivre dans la joie de l’instant, le suprême « suspens » que seul crée le gros gibier.

Il n’avait pas peur, encore qu’il se posât la question, comme il croyait savoir que des gentlemen, à des chasses au tigre du Bengale, ou dans les proches parages du grand ours des Montagnes Rocheuses, avouaient se l’être posée ; et cela, en vérité (puisque du moins ici, il pouvait être franc !) à cause de son impression si intime et si étrange, de déclencher lui-même un effroi tout aussi grand, de provoquer à coup sûr une tension dépassant les émotions les plus vives qu’il fût jamais appelé à éprouver. Selon sa propre perception, ces signes de l’alarme que créaient sa présence et sa vigilance se classaient pour lui en catégories, et lui devenaient familiers, bien qu’il finît toujours par remarquer – sinistre prodige ! – qu’il avait sans doute noué des rapports, qu’il jouissait sans doute d’une conscience, uniques dans l’expérience humaine.