Hubert devra nous allécher, par le récit de quelque ancienne aventure.

– Je n’ai guère de temps, dit Hubert ; il est tard déjà et je dois aller à ma société d’assurances toucher quelques papiers avant la fermeture des bureaux. – Puis je ne sais pas raconter, et ce ne sont toujours que des souvenirs de mes chasses. – Celui-ci remonte à mon grand voyage en Judée ; – mais il est terrible, Angèle, et je ne sais…

– Ô ! racontez, je vous en prie.

– Vous la voulez, – voici l’histoire :

« Je voyageais avec Bolbos, – que vous deux n’aurez point connu ; c’était un grand ami d’enfance ; – ne cherchez point, Angèle, il est mort, – et c’est sa fin que je raconte.

« Il était comme moi grand chasseur, chasseur de tigres dans les jungles. Il était vaniteux d’ailleurs, et s’était fait faire, avec la peau d’un de ces tigres qu’il avait lui-même tués, une pelisse de mauvais goût qu’il portait même les jours chauds, et toujours toute grande ouverte. – Il la portait encore ce dernier soir… avec plus de raison d’ailleurs, car on n’y voyait presque plus et le froid déjà vif s’accentuait. Vous savez qu’en ces climats les nuits sont froides, et c’est durant la nuit qu’on chasse la panthère. On la chasse en escarpolette – et c’est même assez amusant. Dans ces montagnes d’Idumée, on connaît les couloirs rocheux où la bête, à ses heures, passe ; rien n’est plus régulier dans ses habitudes qu’une panthère – et c’est même ce qui permet de la chasser. – La panthère se tue de haut en bas, – pour des raisons anatomiques. De là, l’usage de l’escarpolette, mais qui ne présente vraiment tous ses avantages que lorsqu’on manque la panthère. En effet, le contre-coup de la détente est une impulsion assez vive pour balancer l’escarpolette ; celles-ci sont choisies à cet usage très légères ; elles s’élancent aussitôt, vont et viennent, et la panthère exaspérée bondit mais ne peut les atteindre – ce qu’elle ferait certainement si l’on demeurait immobile. – Que dis-je, ferait ?… ce qu’elle a fait ! ce qu’elle a fait, Angèle !

« … Ces balançoires se suspendent d’un bord à l’autre du ravin ; nous avions donc chacun la nôtre ; il était tard ; nous attendions. – La panthère devait passer au-dessous de nous entre minuit et une heure. J’étais jeune encore, un peu poltron, et tout à la fois téméraire, – je veux dire précipité. Bolbos plus vieux était plus sage ; lui qui connaissait cette chasse, par excellente amitié, m’avait cédé la bonne place d’où l’on devait voir le premier.

– Quand tu fais des vers, ils ne valent rien du tout, lui dis-je ; tâche donc de parler en prose. »

Il reprit sans m’avoir compris :

« À minuit, j’armai mon fusil. À minuit et quart la pleine lune passa les roches.

– Comme ça devait être beau ! dit Angèle.

– Bientôt on entendit non loin ce léger frôlement, si particulier, que font les fauves quand ils marchent. À minuit et demi je vis s’avancer en rampant une forme allongée – c’était elle ! j’attendis encore qu’elle fût bien sous moi. – Je tirai… Chère Angèle, que vous dirai-je ? Je me sentis du coup projeté sur l’escarpolette, en arrière, – il me sembla que je m’envolais ; aussitôt je fus hors de prise – la tête perdue, mais pas assez pour… Bolbos ne tirait pas ! – Qu’attendait-il ? c’est ce que je n’ai pas pu comprendre ; – mais ce que j’ai compris, c’est qu’il est peu prudent dans ces chasses d’être deux : Supposez, en effet, chère Angèle, que l’un tire, ne fût-ce qu’un instant après l’autre ; – la panthère irritée voit ce point immobile – a le temps de sauter – et pourtant celui qu’elle attrape, c’est précisément celui qui n’a pas tiré. – Je crois, lorsqu’à présent j’y pense, que Bolbos a voulu tirer, mais que son coup n’a pas voulu partir. De ces défections arrivent même avec les meilleurs fusils. – Quand, cessant mon aller en arrière, je commençai de revenir en avant, je distinguai Bolbos sous la panthère, et tous deux sur la balançoire à présent vivement agitée ; – en effet, rien de plus preste que ces bêtes.

« Je dus, chère Angèle, – songez ! je dus assister à ce drame – j’allais, je venais, je balançais toujours ; – lui maintenant balançait aussi, sous la panthère – et je n’y pouvais rien ! – Me servir du fusil ? – Impossible : comment viser ? – J’aurais du moins voulu partir car ce mouvement me donnait horriblement mal au cœur…

– Comme ça devait être émouvant ! dit Angèle.

– Maintenant, adieu, chers amis, – je vous laisse. Je suis pressé. Bon voyage ; amusez-vous bien ; ne rentrez pas trop tard. – Je reviendrai vous voir dimanche. »

Hubert partit.

Il y eut un vaste silence. Si j’avais parlé, j’aurais dit : « Hubert a bien mal raconté. J’ignorais son voyage en Judée. Est-ce que c’est vrai, cette histoire ? – Vous aviez l’air quand il parlait d’immodérément l’admirer. » – Mais je ne disais rien ; je regardais le foyer, la flamme de la lampe, Angèle auprès de moi, tous deux auprès du feu – la table – la pénombre exquise de la chambre – tout ce qu’il nous fallait quitter… On apporta le thé. Il était plus de onze heures ; il semblait que chacun de nous deux sommeillât.

Quand minuit eut achevé de sonner :

« Moi aussi, j’ai chassé… » commençai-je.

L’étonnement sembla l’éveiller ; elle dit :

« Vous ! chasser ! Chasser quoi ?

– Le canard, Angèle. Et ce fut même avec Hubert ; ce fut jadis… Mais chère Angèle, pourquoi pas ? – Ce qui me déplaît, c’est le fusil, non pas la chasse ; j’ai les détonations en horreur. Vous vous méprenez, je vous assure, dans vos jugements sur moi-même.