Il descend pour voir travailler. – Paysage inexistant ; talus très étroits entre deux marais salants. Trop grande blancheur des trémies (symbole) ; on ne peut voir ça que quand il fait du brouillard ; des lunettes de verre fumé préservent des ophtalmies les travailleurs.
Tityre met une poignée de sel dans sa poche, puis rentre dans sa tour. – C’est tout.
– C’est tout ?
– Tout ce que j’ai écrit.
– J’ai peur que ce ne soit un peu ennuyeux, votre histoire » – dit Angèle.
Il y eut un vaste silence – après quoi je m’écriai tout ému : « Angèle, Angèle, quand donc comprendrez-vous, je vous prie, ce qui fait le sujet d’un livre ? – L’émotion que me donna ma vie, c’est celle-là que je veux dire : ennui, vanité, monotonie, – moi, cela m’est égal parce que j’écris Paludes – mais celle de Tityre n’est rien ; nos vues, je vous assure, Angèle, sont encore bien plus ternes et médiocres.
– Mais moi je ne trouve pas, dit Angèle.
– C’est parce que vous n’y songez pas. Voilà justement le sujet de mon livre ; Tityre n’est pas mécontent de sa vie ; il trouve du plaisir à contempler les marécages ; un changement de temps les varie ; – mais regardez-vous donc ! regardez votre histoire ! est-elle assez peu variée ! Depuis combien de temps habitez-vous cette chambre ? – Petits loyers ! petits loyers ! – et vous n’êtes pas la seule ! des fenêtres sur la rue, sur les cours ; devant soi l’on regarde des murs ou d’autres gens qui vous regardent… Mais est-ce que je vais à présent vous faire honte de vos robes – et croyez-vous vraiment que nous ayons su nous aimer ?
– Neuf heures, dit-elle ; ce soir Hubert fait sa lecture, et permettez-moi d’y aller.
– Que lit-il ? demandai-je malgré moi.
– Soyez sûr que ce n’est pas Paludes ! » – Elle partit.
Rentré chez moi je tentai de mettre en vers le début de Paludes – j’en écrivis le premier quatrain :
De ma fenêtre j’aperçois
Quand je relève un peu la tête
La lisière d’un petit bois
Qui ne s’est jamais mis en fête.
Et puis je me couchai, ayant achevé ma journée.
ANGÈLE
Mercredi.
Tenir un agenda ; écrire pour chaque jour ce que je devrai faire dans la semaine, c’est diriger sagement ses heures. On décide ses actions soi-même, on est sûr, les ayant résolues d’avance et sans gêne, de ne point dépendre chaque matin de l’atmosphère. Dans mon agenda je puise le sentiment du devoir ; j’écris huit jours à l’avance, pour avoir le temps d’oublier et pour me créer des surprises, indispensables dans ma manière de vivre ; chaque soir ainsi je m’endors devant un lendemain inconnu et pourtant déjà décidé par moi-même.
Dans mon agenda il y a deux parties : sur une feuille j’écris ce que je ferai, et sur la feuille d’en face, chaque soir, j’écris ce que j’ai fait. Ensuite je compare ; je soustrais, et ce que je n’ai pas fait, le déficit, devient ce que j’aurais dû faire. Je le récris pour le mois de décembre et cela me donne des idées morales. – J’ai commencé depuis trois jours. – Ainsi ce matin, en face de l’indication : tâcher de se lever à six heures, j’écrivis : levé à sept – puis entre parenthèses : imprévu négatif. – Suivaient sur l’agenda diverses notes :
Écrire à Gustave et à Léon.
S’étonner de ne pas recevoir de lettre de Jules.
Aller voir Gontran.
Penser à l’individualité de Richard.
S’inquiéter à propos des relations de Hubert et d’Angèle.
Tâcher d’avoir le temps d’aller au jardin des Plantes ; y étudier les variétés du petit Potamogéton pour Paludes.
Passer la soirée chez Angèle.
Suivait cette pensée (j’en écris à l’avance une pour chaque jour ; elles décident de ma tristesse ou de ma joie) :
« Il y a des choses que l’on recommence chaque jour, simplement parce qu’on n’a rien de mieux à faire ; il n’y a là ni progrès, ni même entretien – mais on ne peut pourtant pas ne rien faire… C’est dans le temps le mouvement dans l’espace des fauves prisonniers ou celui des marées sur les plages. – Je me souviens que cette idée m’est venue, passant devant un restaurant à terrasse, à voir les garçons servir et desservir les plats. – J’écrivis dessous : « Bon pour Paludes. » Et je m’apprêtai à penser à l’individualité de Richard. Dans un petit secrétaire je serre mes réflexions et incidences sur mes quelques meilleurs amis ; un tiroir pour chacun ; je pris la liasse et je relus :
RICHARD
Feuille I.
Excellent homme ; mérite toute mon estime.
Feuille II.
Par une application perpétuelle, est parvenu à sortir de la grande misère où la mort de ses parents le laissait. La mère de ses parents vit encore ; il l’entoure de ces soins pieux et tendres qu’on a souvent pour la vieillesse ; depuis bien des années pourtant elle est retombée en enfance. Il a épousé une femme plus pauvre que lui, par vertu, et lui fait un bonheur de sa fidélité. – Quatre enfants. Je suis parrain d’une petite fille qui boite.
Feuille III.
Richard avait pour mon père une vénération très grande ; c’est le plus sûr de mes amis. Il prétend parfaitement me connaître, bien qu’il ne lise jamais rien de ce que j’écris ; c’est ce qui me permet d’écrire Paludes ; je songe à lui quand je songe à Tityre ; je voudrais ne l’avoir jamais connu. – Angèle et lui ne se connaissent pas ; ils ne sauraient pas se comprendre.
Feuille IV.
J’ai le malheur d’être très estimé de Richard ; cela est cause que je n’ose rien faire. On ne se débarrasse pas aisément d’une estime tant qu’on ne cesse pas d’y tenir. Souvent Richard m’affirme avec émotion que je suis incapable d’une action mauvaise, et cela me retient quand parfois je voudrais me décider à agir. Richard prise fort en moi cette passivité qui me maintient dans les sentiers de la vertu, où d’autres, pareils à lui, m’ont poussé. Il appelle souvent vertu l’acceptation, parce que cela la permet aux pauvres.
Feuille V.
Travail de bureau tout le jour ; le soir, auprès de sa femme, Richard lit le journal afin de pouvoir causer. « Avez-vous vu, me demandait-il, la nouvelle pièce de Pailleron au Français ? » Il se tient au courant de tous les arrivages. « Vous allez voir les nouveaux gorilles ? » demande-t-il quand il sait que je vais au jardin des Plantes. Richard me traite en grand enfant ; moi, cela m’est insupportable ; ce que je fais n’est pas sérieux pour lui ; je lui raconterai Paludes.
Feuille VI.
Sa femme s’appelle Ursule.
Je pris une feuille VII et j’écrivis :
« Toutes les carrières sans profit pour soi sont horribles, – celles qui ne rapportent que de l’argent – et si peu qu’il faut recommencer sans cesse. Quelles stagnations ! Au moment de la mort qu’auront-ils fait ? Ils auront rempli leur place. – Je crois bien ! ils l’ont prise aussi petite qu’eux. » Moi cela m’est égal, parce que j’écris Paludes, mais sinon je penserais de moi comme d’eux.
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