Il faut vraiment tâcher de varier un peu notre existence.

Mon domestique à ce moment apporta ma collation et des lettres, – une de Jules précisément, et je cessai de m’étonner de son silence ; – je me pesai, par hygiène, ainsi que chaque autre matin ; j’écrivis à Léon et à Gustave quelques phrases, puis tout en prenant mon bol de lait quotidien (à la façon de quelques lakistes) je pensai : – Hubert n’a rien compris à Paludes ; il ne peut se persuader qu’un auteur n’écrive pas pour distraire, dès qu’il n’écrit plus pour renseigner. Tityre l’ennuie ; il ne comprend pas un état qui n’est pas un état social ; il s’en croit loin parce qu’il s’agite ; – je me serai mal expliqué. Tout va pour le mieux, pense-t-il, puisque Tityre est content ; mais c’est parce que Tityre est content que moi je veux cesser de l’être. Il faut qu’on s’indigne au contraire. Je vais rendre Tityre méprisable à force de résignation… – j’allais recommencer de penser à l’individualité de Richard quand j’entendis sonner et lui-même, faisant passer sa carte, entra. J’étais légèrement ennuyé, ne pouvant pas bien penser aux gens en leur présence.

« Ah ! cher ami ! criai-je en l’embrassant, précisément quelle coïncidence ! J’allais penser à vous ce matin.

– Je viens, dit-il, vous demander un service – oh ! presque rien ; mais comme vous, vous n’avez rien à faire, j’ai pensé que vous pourriez me céder quelques instants ; – une simple signature à donner ; une présentation ; il me faut un parrain ; vous répondrez de moi ; – je vous expliquerai tout en route ; hâtons-nous : je dois être aux bureaux à dix heures. »

J’ai horreur de paraître désœuvré ; je répondis :

« Heureusement il n’est pas neuf heures ; nous avons le temps ; mais sitôt après, j’ai moi-même affaire au Jardin des Plantes.

– Ah ! Ah ! commença-t-il, vous allez voir les nouveaux…

– Non, cher Richard, interrompis-je avec une apparente aisance – je ne vais pas voir les gorilles ; il faut que j’aille étudier là-bas quelques variétés de petits potamogétons pour Paludes. »

Puis aussitôt j’en voulus à Richard de ma stupide réponse. Lui se tut, craignant notre ignorance. Je pensai : il devrait éclater de rire. Il n’ose pas. Sa pitié m’est insupportable. Évidemment il me trouve absurde. Il me cache ses sentiments pour m’empêcher d’en manifester à son égard de semblables. Mais nous savons que nous les avons. Nos réciproques estimes se maintiennent en respect, l’une contre l’autre accotée ; il n’ose pas m’enlever la sienne, craignant qu’aussitôt la mienne ne retombe. Il a pour moi des affabilités protectrices… Ah ! tant pis ; je raconte Paludes – et je commençai doucement :

« Comment va votre femme ? »

Richard aussitôt racontant tout seul continua :

« Ursule ? Ah ! la pauvre amie ! Ce sont ses yeux à présent qui sont fatigués – par sa faute ; – vous raconterai-je, cher ami, ce que je n’aurais dit à personne ? – Mais je connais votre discrète amitié. – Voici l’histoire tout entière. Édouard, mon beau-frère, avait un grand besoin d’argent ; il fallait en trouver. Ursule savait tout, car Jeanne sa belle-sœur était venue la trouver le même jour. Donc mes tiroirs restaient à peu près vides, et pour payer la cuisinière il fallait priver Albert de ses leçons de violon. J’en étais désolé, car ce sont les seules distractions de sa longue convalescence. Je ne sais comment, la cuisinière eut vent de la chose ; cette pauvre fille nous est très attachée ; – vous la connaissez bien, c’est Louise. Elle vint nous trouver en pleurant, disant qu’elle se priverait de manger plutôt que de peiner Albert. Il n’y avait qu’à accepter, pour ne pas froisser cette brave fille ; mais je pris la résolution de me relever deux heures chaque nuit, lorsque ma femme me croit endormi, et de ramasser, à l’aide de quelques traductions d’articles anglais que je sais où placer, l’argent dont nous privions la bonne Louise.

« La première nuit tout alla bien ; Ursule dormait profondément. La seconde nuit, à peine étais-je installé, qui vois-je arriver ?… Ursule ! – Elle avait eu la même idée : pour payer Louise, elle préparait de petits écrans, qu’elle sait où placer ; – vous savez qu’elle possède un certain talent pour l’aquarelle… des choses charmantes, mon ami… Nous étions tous deux très émus, nous nous sommes embrassés en pleurant. J’ai vainement tâché de la persuader de se coucher, – elle qui est si vite fatiguée pourtant – elle n’a jamais voulu ; – elle m’a supplié, comme une preuve de l’amitié la plus grande, de la laisser travailler près de moi ; – j’ai dû consentir, – mais elle se fatigue. Nous faisons ainsi tous les soirs. Cela nous fait des veillées un peu longues – seulement nous avons trouvé inutile de nous coucher d’abord, puisque nous ne nous cachions plus l’un de l’autre.

– Mais c’est excessivement touchant, ce que vous me racontez là », m’écriai-je, – et je pensai : non, jamais je ne pourrai lui parler de Paludes ; au contraire – et je murmurai : « Cher Richard ! croyez que je comprends très bien vos tristesses – vous êtes vraiment bien malheureux.

– Non, mon ami, me dit-il, je ne suis pas malheureux. Peu de choses me sont accordées, mais j’ai fait mon bonheur de peu de choses ; croyez-vous que je vous aie raconté pour vous apitoyer, mon histoire ? – Autour de soi l’amour et l’estime, le travail près d’Ursule le soir… je ne changerais pas ces joies… »

Il y eut un assez long silence, je demandai : « Et les enfants ?

– Pauvres enfants ! dit-il, voilà pourtant bien qui m’attriste : ce qu’il leur faudrait, c’est le grand air, les jeux au soleil ; on s’étiole dans ces pièces trop étroites. Moi, cela m’est égal ; je suis vieux ; j’ai pris mon parti de ces choses – mais mes enfants ne sont pas joyeux et j’en souffre.

– Il est vrai, repartis-je, que chez vous cela sent un peu le renfermé ; – mais quand on ouvre trop la fenêtre les odeurs de la rue montent toutes… Enfin, il y a le Luxembourg… C’est même le sujet de… » Mais aussitôt je pensai : Non, décidément je ne peux pas lui parler de Paludes, – et, j’eus l’air, en fin d’aparté, de tomber dans une méditation profonde.

Au bout d’un peu de temps, j’allais éperdument demander des nouvelles de la grand-mère, quand Richard me fit signe que nous étions arrivés.

« Hubert est déjà là, dit-il. – Au fait je ne vous ai rien expliqué… il me fallait deux garants, – tant pis, – vous comprendrez – on lira les papiers.

– Je crois que vous vous connaissez – ajouta Richard, comme je serrais la main de mon grand ami.