Vers cinq heures commença de tomber une petite averse ; je rentrai ; j’écrivis les définitions de vingt vocables de l’école et trouvai pour le mot blastoderme jusqu’à huit épithètes nouvelles.
J’étais un peu las vers le soir et, après mon dîner, je m’en fus coucher chez Angèle. Je dis chez et non avec elle, n’ayant jamais fait avec elle que de petits simulacres anodins.
Elle était seule. Comme j’entrai elle jouait avec exactitude une sonatine de Mozart sur un piano fraîchement accordé. Il était déjà tard, et l’on n’entendait pas d’autre bruit. Elle avait allumé toutes les bougies des candélabres et mis une robe à petits carreaux.
« Angèle, dis-je en entrant, nous devrions tâcher de varier un peu notre existence ! Allez-vous me demander encore ce que je viens de faire aujourd’hui ? »
Elle ne comprit sans doute pas bien l’amertume de ma phrase, car aussitôt elle me demanda :
« Eh bien, qu’avez-vous fait aujourd’hui ? »
Alors et malgré moi, je répondis :
« J’ai vu mon grand ami Hubert.
– Il sort d’ici, reprit Angèle.
– Mais ne pourrez-vous donc, chère Angèle, jamais nous recevoir ensemble ? m’écriai-je.
– Il n’y tient peut-être pas tant que ça, dit-elle. – Enfin, si vous, vous y tenez beaucoup, venez dîner chez moi vendredi soir, il y sera : vous nous lirez des vers… À propos, – demain soir ; vous ai-je invité ? je reçois quelques littérateurs ; vous en serez. – On se réunit à neuf heures.
– J’en ai vu plusieurs aujourd’hui, répondis-je, parlant des littérateurs. – J’aime ces existences tranquilles. Ils travaillent toujours et pourtant on ne les dérange jamais ; il semble, lorsqu’on va les voir, que ce n’était que pour vous qu’ils travaillent et qu’ils préfèrent vous parler. Leurs amabilités sont charmantes ; ils les composent à loisir. J’aime ces gens dont la vie est occupée sans cesse mais peut-être occupée avec nous. Et comme ils ne font rien qui vaille on n’a pas de remords de leur prendre leur temps. Mais à propos. J’ai vu Tityre.
– Le célibataire ?
– Oui – mais dans la réalité il est marié, – père de quatre enfants. Il s’appelle Richard… ne me dites pas qu’il sort d’ici, vous ne le connaissez pas. »
Angèle, un peu froissée, me dit alors : « Vous voyez bien qu’elle n’était pas vraie, votre histoire !
– Pourquoi, pas vraie ? – parce qu’ils sont six au lieu d’un ! –J’ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie ; c’est un procédé artistique ; vous ne voudriez pourtant pas que je les fasse pêcher tous les six à la ligne ?
– Je suis tellement sûre que dans la réalité ils ont des occupations différentes !
– Si je les décrivais, elles paraîtraient trop différentes ; les événements racontés ne conservent pas entre eux les valeurs qu’ils avaient dans la vie. Pour rester vrai on est obligé d’arranger. L’important c’est que j’indique l’émotion qu’ils me donnent.
– Mais si cette émotion est fausse ?
– L’émotion, chère amie, n’est jamais fausse ; n’avez-vous donc point lu parfois que l’erreur vient à partir du jugement ? Mais pourquoi raconter six fois ? mais puisque l’impression qu’ils donnent est la même – précisément, six fois… Voulez-vous savoir ce qu’ils font – dans la réalité ?
– Parlez, dit Angèle ; vous avez l’air exaspéré.
– Du tout, criai-je… Le père fait des écritures ; la mère tient la maison ; un grand garçon donne des leçons chez les autres ; un autre en reçoit ; la première fille boite ; la dernière, trop petite, ne fait rien. – Il y a aussi la cuisinière… La femme s’appelle Ursule… Et remarquez que tous, ils font la même chose exactement tous les jours ! ! !
– Peut-être qu’ils sont pauvres, dit Angèle.
– Nécessairement ! Mais comprenez-vous Paludes ? – Richard, sitôt sorti des bancs, a perdu son père, – un veuf. Il a dû travailler ; il n’avait que peu de fortune, qu’un frère plus âgé lui a prise ; mais travailler à des besognes ridicules, songez donc ! celles qui ne rapportent que de l’argent ! dans les bureaux, de la copie à tant la page ! au lieu de voyager ! Il n’a rien vu ; sa conversation est devenue insipide ; il lit les journaux afin de pouvoir causer – quand il a le temps – toutes ses heures sont prises. – Il n’est pas dit qu’il pourra jamais rien faire d’autre avant de mourir. – Il a épousé une femme plus pauvre que lui, par dignité, sans amour. Elle s’appelle Ursule. – Ah ! je vous l’avais dit. – Ils ont fait du mariage un lent apprentissage de l’amour ; ils sont arrivés à s’aimer beaucoup, et à me le dire. Ils aiment beaucoup leurs enfants, les enfants les aiment beaucoup… il y a aussi la cuisinière. – Le dimanche soir tout le monde joue au loto… J’allais oublier la grand-mère ; – elle joue aussi, mais comme elle ne voit plus les jetons, on dit tout bas qu’elle compte pour du beurre. Ah ! Angèle ! Richard ! tout dans sa vie a été inventé pour boucher des trous, pour combler des lacunes trop creuses, – tout ! sa famille aussi. – Il est né veuf ; – ce sont chaque jour les mêmes pis-aller lamentables, les substituts de toutes les choses meilleures. – Et maintenant n’en pensez pas de mal, – il est extrêmement vertueux. D’ailleurs il se trouve heureux.
– Mais quoi ! vous sanglotez ? dit Angèle.
– Ne faites pas attention – c’est nerveux.
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