Celui-ci commençait déjà : « Eh bien ! et Paludes ? » – je lui serrai la main plus fort et à voix basse « Chut ! fis-je ; pas maintenant ! tantôt tu me suivras ; nous causerons. »

Et sitôt les papiers signés, ayant pris congé de Richard, Hubert et moi nous nous acheminâmes. – Un cours d’accouchement pratique l’appelait précisément du côté du jardin des Plantes.

« Eh bien, commençai-je – voilà : Tu te souviens des macreuses ; – Tityre en tuait quatre, disais-je. Du tout ! – il ne peut pas : la chasse est défendue. Aussitôt de venir un prêtre : l’Église, dit-il à Tityre, eût avec bien de la tristesse vu Tityre manger des sarcelles ; c’est un gibier peccamineux ; on ne sait trop se mettre en garde ; le péché nous attend partout ; dans le doute autant l’abstinence ; – préférons la macération ; – l’Église en connaît d’excellentes et dont l’efficace est certaine. – Oserai-je conseiller un frère : – mangez, mangez des vers de vase.

« Sitôt le prêtre parti, c’est un médecin qui s’amène : Vous alliez manger des sarcelles ! mais ne saviez-vous pas que c’est très dangereux ! Dans ces marais la fièvre maligne est à craindre ; il faut adapter votre sang ; similia similibus, Tityre ! mangez des vers de vase (lumbriculi limosi) – l’essence des marais s’y concentre et c’est de plus un aliment fort nourrissant.

– Pouah ! fit Hubert.

– N’est-ce pas ? repartis-je ; et tout cela c’est affreusement faux ; tu penses bien qu’il n’y a là qu’une question de garde-chasse ! Mais le plus étonnant, – c’est que Tityre y goûte ; au bout de peu de jours il s’y fait ; il va les trouver excellents. – Dis ! est-il répugnant, Tityre ! ?

– C’est un bienheureux, dit Hubert.

– Alors, parlons d’autres choses », m’écriai-je – impatienté. Et me souvenant tout à coup que je devais m’inquiéter des rapports d’Hubert et d’Angèle, je tâchai de l’inciter à parler :

« Quelle monotonie ! recommençai-je – après un silence. Pas un événement ! – Il faudrait tâcher de remuer un peu notre existence. Mais on n’invente pas ses passions ! – D’ailleurs je ne connais qu’Angèle ; – elle et moi nous ne nous sommes jamais aimés d’une façon bien décisive : – Ce que je lui dirai ce soir, j’aurais aussi bien pu le lui dire la veille ; il n’y a pas d’acheminement… »

J’attendais entre chaque phrase. Il se taisait. Alors je continuai machinalement :

« Moi, cela m’est égal, parce que j’écris Paludes, – mais ce qui m’est insupportable c’est qu’elle ne comprenne pas cet état… C’est même ce qui m’a donné l’idée d’écrire Paludes. »

Hubert à la fin s’excita : « Pourquoi veux-tu donc la troubler, si elle est heureuse comme cela ?

– Mais elle n’est pas heureuse, mon cher ami ; elle croit l’être parce qu’elle ne se rend pas compte de son état ; tu penses bien que si à la médiocrité se joint la cécité, c’est encore plus triste.

– Et quand tu ouvrirais ses yeux ; quand tu aurais tant fait que de la rendre malheureuse ?

– Ce serait déjà bien plus intéressant ; au moins elle ne serait plus satisfaite – elle chercherait. » – Mais, je ne pus rien savoir de plus, car Hubert à ce moment haussa les épaules et se tut.

Il reprit au bout d’un instant : « Je ne savais pas que tu connusses Richard. »

C’était presque une question ; – j’aurais pu lui dire que Richard c’était Tityre, mais, comme je ne connaissais à Hubert aucun droit à mépriser Richard, je lui dis simplement : « C’est un garçon très estimable. » Et je me promis, par compensation, d’en parler le soir à Angèle.

« Allons, adieu, dit Hubert comprenant que nous ne parlerions pas ; je suis pressé – tu ne marches pas assez vite. – À propos, ce soir à six heures je ne pourrai pas venir te voir.

– Allons, tant mieux, répondis-je ; ça nous changera. »

Il partit. J’entrai seul au jardin ; je me dirigeai lentement vers les plantes. J’aime ces lieux ; j’y viens souvent ; tous les jardiniers me connaissent ; ils m’ouvrent les enclos réservés et me croient un homme de science parce que, près des bassins, je m’assieds. Grâce à des surveillances continuelles ces bassins ne sont pas soignés ; de l’eau coulant sans bruit les alimente. Il y pousse les plantes qu’on y laisse pousser ; il y nage beaucoup d’insectes. Je m’occupe à les regarder ; c’est même un peu cela qui m’a donné l’idée d’écrire Paludes ; le sentiment d’une inutile contemplation, l’émotion que j’ai devant les délicates choses grises. – Ce jour-là j’écrivis pour Tityre :

 

– Entre tous, les grands paysages plats m’attirent, – les landes monotones, – et j’aurais fait de longs voyages pour trouver des pays d’étangs, mais j’en trouve ici qui m’entourent. – Ne croyez pas à cela que je sois triste ; je ne suis même pas mélancolique ; je suis Tityre et solitaire et j’aime un paysage ainsi qu’un livre qui ne me distrait pas de ma pensée. Car elle est triste, ma pensée ; elle est sérieuse, et, même près des autres, morose ; je l’aime plus que tout, et c’est parce que je l’y promène que je cherche surtout les plaines, les étangs sans sourires, les landes. Je l’y promène doucement.

Pourquoi ma pensée est-elle triste ? – Si j’en avais souffert je me le serais plus souvent demandé. Si vous ne me l’aviez pas fait remarquer, je ne l’aurais peut-être pas su, car souvent elle s’amuse à beaucoup de choses qui ne vous intéressent pas du tout. Ainsi elle se plaît à relire ces lignes ; elle prend sa joie à de toutes petites besognes qu’il est inutile que je vous dise parce que vous ne les reconnaîtriez pas…

 

Un air presque tiède soufflait ; au-dessus de l’eau, de frêles gramens se penchaient que firent ployer des insectes. Une poussée germinative disjoignait les marges de pierres ; un peu d’eau s’enfuyait, humectait les racines. Des mousses, jusqu’au fond descendues, faisaient une profondeur avec l’ombre : des algues glauques retenaient des bulles d’air pour la respiration des larves. Un hydrophile vint à passer. Je ne pus retenir une pensée poétique et, sortant un nouveau feuillet de ma poche, j’écrivis :

 

Tityre sourit.

 

Après quoi j’eus faim et, réservant l’étude des potamogétons pour un autre jour, je cherchai sur le quai le restaurant dont m’avait parlé Pierre. Je pensais être seul. J’y rencontrai Léon, qui me parla d’Edgar. Après midi je visitai quelques littérateurs.