Recherche d’un menu type.
1° Potage (selon Monsieur Huysmans) ;
2° Beefsteck (selon Monsieur Barrès) ;
3° Choix de légumes (selon Monsieur Gabriel Trarieux) ;
4° Bonbonne d’eau d’Évian (selon Monsieur Mallarmé) ;
5° Chartreuse vert doré (selon Monsieur Oscar Wilde).
Sur ma feuille on lisait simplement ma poétique pensée du Jardin des Plantes :
Tityre sourit.
Martin dit : « Qui c’est, Tityre ? »
Je répondis : – « C’est moi.
– Donc tu souris parfois ! reprit-il.
– Mais, cher ami, attends un peu que je t’explique – (pour une fois qu’on se laisse aller !…) Tityre, c’est moi et ce n’est pas moi ; – Tityre, c’est l’imbécile ; c’est moi, c’est toi – c’est nous tous… Et ne rigole donc pas comme ça – tu m’agaces ; – je prends imbécile dans le sens d’impotent ; il ne se souvient pas toujours de sa misère ; c’est ce que je te disais tout à l’heure. On a ses moments d’oubli ; mais comprends donc que ce n’est là rien qu’une pensée poétique… »
Alexandre lisait les papiers. Alexandre est un philosophe ; de ce qu’il dit je me méfie toujours ; à ce qu’il dit je ne réponds jamais. – Il sourit et, se tournant vers moi, commença :
« Il me semble, Monsieur, que ce que vous appelez acte libre, ce serait, d’après vous, un acte ne dépendant de rien ; suivez-moi : détachable – remarquez ma progression : supprimable, – et ma conclusion : sans valeur. Rattachez-vous à tout, Monsieur, et ne demandez pas la contingence ; d’abord vous ne l’obtiendriez pas – et puis : à quoi ça vous servirait-il ? »
Je ne dis rien, par habitude ; quand un philosophe vous répond, on ne comprend plus du tout ce qu’on lui avait demandé.
– On entendait monter ; c’était Clément, Prosper et Casimir. – « Alors, dirent-ils en voyant Alexandre avec nous installé – vous devenez stoïciens ? – Entrez donc, Messieurs du Portique. »
Leur plaisanterie me parut prétentieuse, de sorte que je crus devoir n’entrer qu’après eux.
Le salon d’Angèle était déjà plein de monde ; au milieu de tous Angèle circulait, souriait, offrait du café, des brioches. Sitôt qu’elle m’aperçut elle accourut :
« Ah ! vous voilà, dit-elle à voix basse ; – j’ai un peu peur qu’on ne s’ennuie ; vous nous réciterez des vers.
– Mais, répondis-je, on s’ennuiera tout autant, – et puis vous savez que je n’en sais pas.
– Mais si, mais si, vous venez toujours d’écrire quelque chose… »
À ce moment Hildebrant s’approcha :
« Ah ! Monsieur, dit-il en me prenant la main – enchanté de vous voir. Je n’ai pas eu le plaisir de lire votre dernier ouvrage, mais mon ami Hubert m’en a dit le plus grand bien… Et il paraît que vous nous ferez ce soir la faveur de nous lire des vers… »
Angèle s’était éclipsée.
Ildevert s’amena :
« Alors, Monsieur, dit-il, vous écrivez Paludes ?
– Comment savez-vous ? m’écriai-je.
– Mais, reprit-il (exagérant) – il n’est plus question que de cela ; – il paraît même que ça ne ressemblera pas à votre dernier ouvrage – que je n’ai pas eu le plaisir de lire, mais dont mon ami Hubert m’a beaucoup parlé. – Vous nous lirez des vers, n’est-ce pas ?
– Pas des vers de vase, dit Isidore bêtement – il paraît que c’en est plein dans Paludes, – à ce que raconte Hubert. Ah ! çà, cher ami, – Paludes, qu’est-ce que c’est ? »
Valentin s’approcha, et, comme plusieurs écoutaient à la fois, je m’embrouillai.
« Paludes – commençai-je – c’est l’histoire du terrain neutre, celui qui est à tout le monde… – mieux : de l’homme normal, celui sur qui commence chacun ; – l’histoire de la troisième personne, celle dont on parle – qui vit en chacun, et qui ne meurt pas avec nous. – Dans Virgile il s’appelle Tityre – et il nous est dit expressément qu’il est couché – “Tityre recubans”. – Paludes, c’est l’histoire de l’homme couché.
– Tiens, dit Patras – je croyais que c’était l’histoire d’un marais.
– Monsieur, dis-je, les avis diffèrent – le fond permane. – Mais comprenez, je vous prie, que la seule façon de raconter la même chose à chacun, – la même chose, entendez-moi bien, c’est d’en changer la forme selon chaque nouvel esprit. – En ce moment, Paludes c’est l’histoire du salon d’Angèle.
– Enfin, je vois que vous n’êtes pas encore bien fixé », dit Anatole.
Philoxène s’approcha :
« Monsieur, dit-il, tout le monde attend vos vers.
– Chut ! chut ! fit Angèle ; – il va réciter. »
Tout le monde se tut.
« Mais, Messieurs, criai-je exaspéré, je vous assure que je n’ai rien qui vaille. Pour ne pas me faire prier, je vais être forcé de vous lire une toute petite pièce sans…
– Lisez ! Lisez ! dirent plusieurs.
– Enfin, Messieurs, si vous y tenez… » Je sortis un feuillet de ma poche, et sans posture, j’y lus d’une manière atone :
PROMENADE
Nous nous sommes promenés dans la lande
Ah ! que Dieu enfin nous entende !
Nous avons erré sur la lande
Et quand est descendu le soir
Nous avons voulu nous asseoir
Tant notre fatigue était grande.
.. Tout le monde continuait de se taire ; évidemment on ne comprenait pas que c’était fini ; on attendait.
« C’est fini », dis-je.
Alors, au milieu du silence, on entendit la voix d’Angèle :
« Ah ! Charmant ! – Vous devriez mettre cela dans Paludes. Et comme on se taisait toujours : – N’est-ce pas, Messieurs, qu’il devrait mettre cela dans Paludes ? »
Alors, pendant un instant il se fit une espèce de tumulte, car les uns demandaient : « Paludes ? Paludes ? – qu’est-ce que c’est ? » et les autres expliquaient ce que c’était que Paludes – mais ce que c’était d’une manière encore peu sûre.
Je ne pouvais rien dire, mais à ce moment le savant physiologiste Carolus, par manie de remonter aux sources, s’approcha de moi, interrogatif.
« Paludes ? commençai-je aussitôt – Monsieur, c’est l’histoire des animaux vivant dans les cavernes ténébreuses, et qui perdent la vue à force de ne pas s’en servir. – Et puis laissez-moi, j’ai horriblement chaud. »
Cependant Évariste, le fin critique, argua :
« J’ai peur que ce ne soit un peu spécial comme sujet.
– Mais, Monsieur, dus-je dire, il n’y a pas de sujet trop particulier. Et tibi magna satis, écrit Virgile, et c’est même précisément là mon sujet – je le déplore.
– L’art est de peindre un sujet particulier avec assez de puissance pour que la généralité dont il dépendait s’y comprenne. En termes abstraits cela se dit très mal parce que c’est déjà une pensée abstraite ; – mais vous me comprendrez assurément en songeant à tout l’énorme paysage qui passe à travers le trou d’une serrure dès que l’œil se rapproche suffisamment de la porte. Tel, qui ne voit ici qu’une serrure, verrait le monde entier au travers s’il savait seulement se pencher. Il suffit qu’il y ait possibilité de généralisation ; la généralisation, c’est au lecteur, au critique de la faire.
– Monsieur, dit-il, vous facilitez singulièrement votre tâche.
– Et sinon je supprime la vôtre », répondis-je, étouffant. Il s’éloigna. « Ah ! pensais-je, je vais respirer ! »
Précisément alors Angèle me prit par la manche : « Venez, me dit-elle, que je vous montre. »
Et m’attirant près du rideau, elle le souleva discrètement afin de me laisser voir sur la vitre une grosse tache noire qui faisait du bruit.
« Pour que vous ne vous plaigniez pas qu’il fasse trop chaud, j’ai fait mettre un ventilateur, dit-elle.
– Ah ! chère Angèle.
– Seulement, continua-t-elle, comme il faisait du bruit j’ai dû ramener le rideau par-dessus.
– Ah ! c’est donc ça ! Mais, chère amie, c’est beaucoup trop petit !
– Le marchand m’a dit que c’était le format pour littérateurs. La taille au-dessus c’était pour réunions politiques ; mais on ne se serait plus entendu. »
À ce moment Barnabé le moraliste vint me tirer par la manche et dit :
« Divers de vos amis m’ont parlé de Paludes suffisamment pour que je voie assez clairement ce que vous voulez faire ; je viens vous avertir que cela me paraît inutile et fâcheux. – Vous voulez forcer les gens à agir parce que vous avez horreur du stagnant – les forcer à agir sans considérer que plus vous intervenez, avant leurs actes, moins ces actes dépendent d’eux. Votre responsabilité s’en augmente ; la leur en est d’autant diminuée. Or la responsabilité seule des actes fait pour chacun leur importance – et leur apparence n’est rien. Vous n’apprendrez pas à vouloir : velle non discitur ; simplement vous influencez ; la belle avance alors si vous pouvez à la fin procréer quelques actions sans valeur ! »
Je lui dis :
« Vous voulez donc, Monsieur, que l’on se désintéresse des autres puisque vous niez que l’on puisse s’occuper d’eux.
– Au moins, s’en occuper est-il très difficile, et notre rôle à nous qui nous en occupons n’est pas d’engendrer plus ou moins médiatement de grands actes, mais bien de faire la responsabilité des petits actes de plus en plus grande.
– Pour augmenter les craintes d’agir n’est-ce pas ? – Ce n’est pas les responsabilités que vous faites grandir, ce sont les scrupules. Ainsi vous réduisez encore la liberté.
1 comment