Vous avez, dites-vous, senti et très vivement senti. J'en conviens ; mais vous y êtes-vous préparé ? Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet. Il est vrai. Mais portez au théâtre votre ton familier, votre expression simple, votre maintien domestique, votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et faible. Vous aurez beau verser des pleurs, vous serez ridicule, on rira. Ce ne sera pas une tragédie ; ce sera une parade tragique que vous jouerez. Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare,
puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ? Pas plus que l'histoire du coin de votre âtre avec l'emphase et l'ouverture de bouche du théâtre.
LE SECOND
C'est que peut-être Racine et Corneille, tout grands hommes qu'ils étaient, n'ont rien fait qui vaille.
LE PREMIER
Quel blasphème ! Qui est-ce qui oserait le proférer ? Qui est-ce qui oserait y applaudir ? Les choses familières de Corneille ne peuvent pas même se dire d'un ton familier.
Mais une expérience que vous aurez cent fois répétée, c'est qu'à la fin de votre récit, au milieu du trouble et de l'émotion que vous avez jetés dans votre petit auditoire de salon, il survient un nouveau personnage dont il faut satisfaire la curiosité. Vous ne le pouvez plus, votre âme est épuisée, il ne vous reste ni sensibilité, ni chaleur, ni larmes. Pourquoi l'acteur n'éprouve-t-il pas le même affaissement ? C'est qu'il y a bien de la différence de l'intérêt qu'il prend à un conte fait à plaisir et de l'intérêt que vous inspire le malheur de votre voisin. Êtes-vous Cinna ? Avez-vous jamais été Cléopâtre, Mérope, Agrippine ? Que vous importent ces gens-là ? La Cléopâtre, la Mérope, l'Agrippine, le Cinna du théâtre, sont-ils même des personnages historiques ? Non. Ce sont les fantômes imaginaires de la poésie; je dis trop : ce sont des spectres de la façon particulière de tel ou tel poète. Laissez ces espèces d'hippogriffes sur la scène
avec leurs mouvements, leur allure et leurs cris ; ils figureraient mal dans l'histoire : ils feraient éclater de rire dans un cercle ou une autre assemblée de la société. On se demanderait à l'oreille : Est-ce qu'il est en délire ? D'où vient ce Don Quichotte-là ? Où fait-on de ces contes-là ! Quelle est la planète où l'on parle ainsi ?
LE SECOND
Mais pourquoi ne révoltent-ils pas au théâtre ?
LE PREMIER
C'est qu'ils y sont de convention. C'est une formule donnée par le vieil Eschyle; c'est un protocole de trois mille ans.
LE SECOND
Et ce protocole a-t-il encore longtemps à durer ?
LE PREMIER
Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'on s'en écarte à mesure qu'on s'approche de son siècle et de son pays.
Connaissez-vous une situation plus semblable à celle d'Agamemnon dans la première scène d'Iphigénie, que la situation de Henri IV, lorsque, obsédé de terreurs qui n'étaient que trop fondées, il disait à ses familiers : « Ils me tueront, rien n'est plus certain ; ils me tueront... » Supposez que cet excellent homme, ce grand et malheureux monarque, tourmenté la nuit de ce pressentiment funeste, se lève et s'en aille frapper à la porte de Sully, son ministre et son ami ; croyez-vous qu'il y eût un poète assez absurde pour faire dire à Henri :
« Oui, c'est Henri, c'est ton roi qui t'éveille,
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille... » et faire répondre à Sully :
« C'est vous-même, seigneur ! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin ?
À peine un faible jour vous éclaire et me guide.
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts !... »
LE SECOND
C'était peut-être là le vrai langage d'Agamemnon.
LE PREMIER
Pas plus que celui de Henri IV. C'est celui d'Homère, c'est celui de Racine, c'est celui de la poésie ; et ce langage pompeux ne peut être employé que par des êtres inconnus et parlé par des bouches poétiques avec un ton poétique.
Réfléchissez un moment sur ce qu'on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu'est-ce donc que le vrai de la scène ? C'est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. Voilà le merveilleux. Ce modèle n'influe pas seulement sur le ton; il modifie jusqu'à la démarche, jusqu'au maintien. De là vient que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents, qu'on a peine à les reconnaître. La première fois que je vis Mlle Clairon chez elle, je m'écriai tout naturellement : « Ah! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête plus grande. »
Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse, pleure et ne vous touche point : il y a pis, c'est qu'un trait léger qui la défigure vous fait rire; c'est qu'un accent qui lui est propre dissone à votre oreille et vous blesse ; c'est qu'un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur ignoble et maussade ; c'est que les passions outrées sont presque toutes sujettes à des grimaces que l'artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu'au plus fort des tourments l'homme garde le caractère d'homme, la dignité de son espèce.
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