Quel est l'effet de cet effort héroïque ? De distraire de la douleur et de la tempérer. Nous voulons que cette femme tombe avec décence, avec mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien, au milieu de l'arène, aux applaudissements du cirque, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira notre attente ? Sera-ce l'athlète que la douleur subjugue et que la sensibilité décompose ? Ou l'athlète académisé qui se possède et pratique les leçons de la gymnastique en rendant le dernier soupir ? Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit, mais sont tenus de nous jouer une autre mort pour nous plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l'action dénuée de tout apprêt serait mesquine et contrasterait avec la poésie du reste.

Ce n'est pas que la pure nature n'ait ses moments sublimes ; mais je pense que s'il est quelqu'un sûr de saisir et de conserver leur sublimité, c'est celui qui les aura pressentis d'imagination ou de génie, et qui les rendra de sang-froid.

Cependant je ne nierais pas qu'il n'y eût une sorte de mobilité d'entrailles acquise ou factice; mais si vous m'en demandez mon avis, je la crois presque aussi dangereuse que la sensibilité naturelle. Elle doit conduire peu à peu l'acteur à la manière et à la monotonie. C'est un élément contraire à la diversité des fonctions d'un grand comédien; il est souvent obligé de s'en dépouiller, et cette abnégation de soi n'est possible qu'à une tête de fer. Encore vaudrait-il mieux, pour la facilité et le succès des études, l'universalité du talent et la perfection du jeu, n'avoir point à faire cette incompréhensible distraction de soi d'avec soi, dont l'extrême difficulté bornant chaque comédien à un seul rôle, condamne les troupes à être très nombreuses, ou presque toutes les pièces à être mal jouées, à moins que l'on ne renverse l'ordre des choses, et que les pièces ne se fassent pour les acteurs, qui, ce me semble, devraient tout au contraire être faits pour les pièces.

LE SECOND


Mais si une foule d'hommes attroupés dans la rue par quelque catastrophe viennent à déployer subitement, et chacun à sa manière, leur sensibilité naturelle, sans s'être concertés, ils créeront un spectacle merveilleux, mille modèles précieux pour la sculpture, la peinture, la musique et la poésie.

LE PREMIER


Il est vrai. Mais ce spectacle serait-il à comparer avec celui qui résulterait d'un accord bien entendu, de cette harmonie que l'artiste y introduira lorsqu'il le transportera du carrefour sur la scène ou sur la toile ? Si vous le prétendez, quelle est donc, vous répliquerai-je, cette magie de l'art si vantée, puisqu'elle se réduit à gâter ce que la brute nature et un arrangement fortuit avaient mieux fait qu'elle ? Niez-vous qu'on n'embellisse la nature ? N'avez-vous jamais loué une femme en disant qu'elle était belle comme une Vierge de Raphaël ? A la vue d'un beau paysage, ne vous êtes-vous pas écrié qu'il était romanesque ? D'ailleurs vous me parlez d'une chose réelle, et moi je vous parle d'une imitation ; vous me parlez d'un instant fugitif de la nature, et moi je vous parle d'un ouvrage de l'art, projeté, suivi, qui a ses progrès et sa durée. Prenez chacun de ces acteurs, faites varier la scène dans la rue comme au théâtre, et montrez-moi vos personnages successivement, isolés, deux à deux, trois à trois; abandonnez-les à leurs propres mouvements ; qu'ils soient maîtres absolus de leurs actions, et vous verrez l'étrange cacophonie qui en résultera. Pour obvier à ce défaut, les faites-vous répéter ensemble ? Adieu leur sensibilité naturelle, et tant mieux.

Il en est du spectacle comme d'une société bien ordonnée, où chacun sacrifie de ses droits primitifs pour le bien de l'ensemble et du tout. Qui est-ce qui appréciera le mieux la mesure de ce sacrifice ? Sera-ce l'enthousiaste ? Le fanatique ? Non, certes. Dans la société, ce sera l'homme juste; au théâtre, le comédien qui aura la tête froide. Votre scène des rues est à la scène dramatique comme une horde de sauvages à une assemblée d'hommes civilisés.

C'est ici le lieu de vous parler de l'influence perfide d'un médiocre partenaire sur un excellent comédien. Celui-ci a conçu grandement, mais il sera forcé de renoncer à son modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre diable avec qui il est en scène. Il se passe alors d'étude et de bon jugement : ce qui se fait d'instinct à la promenade ou au coin du feu, celui qui parle bas abaisse le ton de son interlocuteur. Ou si vous aimez mieux une autre comparaison, c'est comme au whist, où vous perdez une portion de votre habileté, si vous ne pouvez pas compter sur votre joueur. Il y a plus : la Clairon vous dira, quand vous voudrez, que Lekain, par méchanceté, la rendait mauvaise ou médiocre, à discrétion ; et que, de représailles, elle l'exposait quelquefois aux sifflets. Qu'est-ce donc que deux comédiens qui se soutiennent mutuellement ? Deux personnages dont les modèles ont, proportion gardée, ou l'égalité, ou la subordination qui convient aux circonstances où le poète les a placés, sans quoi l'un sera trop fort ou trop faible; et pour sauver cette dissonance, le fort élèvera rarement le faible à sa hauteur; mais, de réflexion, il descendra à sa petitesse. Et savez-vous l'objet de ces répétitions si multipliées ? C'est d'établir une balance entre les talents divers des acteurs, de manière qu'il en résulte une action générale qui soit une; et lorsque l'orgueil de l'un d'entre eux se refuse à cette balance, c'est toujours aux dépens de la perfection du tout, au détriment de votre plaisir; car il est rare que l'excellence d'un seul vous dédommage de la médiocrité des autres qu'elle fait ressortir. J'ai vu quelquefois la personnalité d'un grand acteur punie ; c'est lorsque le public prononçait sottement qu'il était outré, au lieu de sentir que son partenaire était faible.

À présent vous êtes poète : vous avez une pièce à faire jouer, et je vous laisse le choix ou d'acteurs à profond jugement et à tête froide, ou d'acteurs sensibles. Mais avant de vous décider, permettez que je vous fasse une question. À quel âge est-on grand comédien ? Est-ce à l'âge où l'on est plein de feu, où le sang bouillonne dans les veines, où le choc le plus léger porte le trouble au fond des entrailles, où l'esprit s'enflamme à la moindre étincelle ? Il me semble que non. Celui que la nature a signé comédien, n'excelle dans son art que quand la longue expérience est acquise, lorsque la fougue des passions est tombée, lorsque la tête est calme, et que l'âme se possède. Le vin de la meilleure qualité est âpre et bourru lorsqu'il fermente ; c'est par un long séjour dans la tonne qu'il devient généreux. Cicéron, Sénèque et Plutarque me représentent les trois âges de l'homme qui compose : Cicéron n'est souvent qu'un feu de paille qui réjouit mes yeux; Sénèque un feu de sarment qui les blesse ; au lieu que si je remue les cendres du vieux Plutarque, j'y découvre les gros charbons d'un brasier qui m'échauffent doucement.

Baron jouait, à soixante ans passés, le comte d'Essex, Xipharès, Britannicus, et les jouait bien. La Gaussin enchantait, dans L'Oracle et La Pupille6, à cinquante ans.

LE SECOND


Elle n'avait guère le visage de son rôle.

LE PREMIER


Il est vrai; et c'est là peut-être un des obstacles insurmontables à l'excellence d'un spectacle. Il faut s'être promené de longues années sur les planches, et le rôle exige quelquefois la première jeunesse. S'il s'est trouvé une actrice de dix-sept ans7, capable du rôle de Monime, de Didon, de Pulchérie, d'Hermione, c'est un prodige qu'on ne reverra plus. Cependant un vieux comédien n'est ridicule que quand les forces l'ont tout à fait abandonné, ou que la supériorité de son jeu ne sauve pas le contraste de sa vieillesse et de son rôle. Il en est au théâtre comme dans la société, où l'on ne reproche la galanterie à une femme que quand elle n'a ni assez de talents, ni assez d'autres vertus pour couvrir un vice.


De nos jours, la Clairon et Molé 8 ont, en débutant, joué à peu près comme des automates, ensuite ils se sont montrés de vrais comédiens. Comment cela s'est-il fait ? Est-ce que l'âme, la sensibilité, les entrailles leur sont venues à mesure qu'ils avançaient en âge ?

Il n'y a qu'un moment, après dix ans d'absence du théâtre, la Clairon voulut y reparaître ; si elle joua médiocrement, est-ce qu'elle avait perdu son âme, sa sensibilité, ses entrailles ? Aucunement ; mais bien la mémoire de ses rôles.