J’ai peur à les voir sur la table

Préméditer là, sous mes yeux,

Quelque chose de redoutable,

D’inflexible et de furieux.

La main droite est bien à ma droite,

L’autre à ma gauche, je suis seul.

Les linges dans la chambre étroite

Prennent des aspects de linceul,

Dehors le vent hurle sans trêve,

Le soir descend insidieux…

Ah ! si ce sont des mains de rêve,

Tant mieux, — ou tant pis, — ou tant mieux !

LES MORTS QUE…

Les morts que l’on fait saigner dans leur tombe

  Se vengent toujours.

Ils ont leur manière, et plaignez qui tombe

  Sous leurs grands coups sourds.

Mieux vaut n’avoir jamais connu la vie,

Mieux vaut la mort lente d’autres suivie,

Tant le temps est long, tant les coups sont lourds.

Les vivants qu’on fait pleurer comme on saigne

  Se vengent parfois.

Ceux-là qu’ils ont pris, qu’un chacun les plaigne,

  Pris entre leurs doigts.

Mieux vaut un ours et les jeux de sa patte,

Mieux vaut cent fois le chanvre et sa cravate,

Mieux vaut l’édredon d’Othello cent fois.

O toi, persécuteur, crains le vampire

  Et crains l’étrangleur :

Leur jour de colère apparaîtra pire

  Que toute douleur.

Tiens ton âme prête à ce jour ultime

Qui surprendra l’assassin comme un crime

Et fondra sur le sol comme un voleur.

NOUVELLES VARIATIONS SUR LE POINT DU JOUR

Le Point du Jour, le Point blanc de Paris,

Le seul point blanc, grâce à tant de bâtisse

Et neuve et laide et que je t’en ratisse,

Le Point du Jour, aurore des paris !

Le bonneteau fleurit « dessur » la berge,

La bonne tôt s’y déprave, tant pis

Pour elle et tant mieux pour le birbe gris

Qui lui du moins la croit encore vierge.

Il a raison, le vieux, car voyez donc

Comme il est joli toujours le paysage :

Paris au loin, triste et gai, fol et sage,

Et le Trocadéro, ce cas, au fond.

Puis la verdure et le ciel et les types

Et la rivière obscène et molle, avec

Des gens trop beaux, leur cigare à leur bec :

Épatants ces metteurs-au-vent de tripes !

PIERROT GAMIN

Ce n’est pas Pierrot en herbe

Non plus que Pierrot en gerbe.

C’est Pierrot, Pierrot, Pierrot.

Pierrot gamin, Pierrot gosse,

Le cerneau hors de la cosse,

C’est Pierrot, Pierrot, Pierrot.

Bien qu’un rien plus haut qu’un mètre,

Le mignon drôle sait mettre

Dans ses yeux l’éclair d’acier

Qui sied au subtil génie

De sa malice finie

De poète-grimacier.

Lèvres rouge-de-blessure

Où sommeille la luxure,

Face pâle aux rictus fins,

Longue, très accentuée

Qu’on dirait habituée

A contempler toutes fins,

Corps fluet et non pas maigre,

Voix de fille et non pas aigre,

Corps d’éphèbe en tout petit,

Voix de tête, corps en fête,

Créature toujours prête

A soûler chaque appétit.

Va, frère, va, camarade,

Fais le diable, bats l’estrade

Dans ton rêve et sur Paris

Et par le monde, et sois l’âme

Vile, haute, noble, infâme

De nos innocents esprits !

Grandis, car c’est la coutume,

Cube ta riche amertume,

Exagère ta gaieté

Caricature, auréole,

La grimace et le symbole

De notre simplicité !

CES PASSIONS…

Ces passions qu’eux seuls nomment encore amours

Sont des amours aussi, tendres et furieuses,

Avec des particularités curieuses

Que n’ont pas les amours certes de tous les jours.

Même plus qu’elles et mieux qu’elles héroïques,

Elles se parent de splendeurs d’âme et de sang

Telles qu’au prix d’elles les amours dans le rang

Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques,

Que vains proverbes, que riens d’enfants trop gâtés,

— « Ah ! les pauvres amours banales, animales,

Normales ! Gros goûts lourds ou frugales fringales,

Sans compter la sottise et des fécondités ! »

— Peuvent dire ceux-là que sacre le haut Rite,

Ayant conquis la plénitude du plaisir,

Et l’insatiabilité de leur désir

Bénissant la fidélité de leur mérite.

La plénitude ! Ils l’ont superlativement :

Baisers repus, gorgés, mains privilégiées

Dans la richesse des caresses repayées,

Et ce divin final anéantissement !

Comme ce sont les forts et les forts, l’habitude

De la force les rend invaincus au déduit.

Plantureux, savoureux, débordant, le déduit !

Je le crois bien qu’ils l’ont la pleine plénitude !

Et pour combler leur vœux, chacun d’eux tour à tour

Fait l’action suprême, a la parfaite extase,

— Tantôt la coupe ou la bouche et tantôt le vase, —

Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour.

Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces crises :

Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d’heureux

Bras las autour du cou, pour de moins langoureux

Qu’étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises.

Dormez, les amoureux ! Tandis qu’autour de vous

Le monde inattentif aux choses délicates,

Bruit ou gît en somnolences scélérates,

Sans même, il est si bête ! être de vous jaloux.

Et ces réveils francs, clairs, riants, vers l’aventure

De fiers damnés d’un plus magnifique sabbat ?

Et salut, témoins purs de l’âme en ce combat

Pour l’affranchissement de la lourde nature !

LŒTI ET ERRABUNDI

Les courses furent intrépides

(Comme aujourd’hui le repos pèse !)

Par les steamers et les rapides.

(Que me veut cet at home obèse ?)

Nous allions, — vous en souvient-il,

Voyageur où ça disparu ? —

Filant légers dans l’air subtil,

Deux spectres joyeux, on eût cru !

Car les passions satisfaites

Insolemment outre mesure

Mettaient dans nos têtes des fêtes

Et dans nos sens, que tout rassure,

Tout, la jeunesse, l’amitié,

Et nos cœurs, ah ! que dégagés

Des femmes prises en pitié

Et du dernier des préjugés,

Laissant la crainte de l’origine

Et le scrupule au bon ermite,

Puisque quand la borne est franchie

Ponsard ne veut plus de limite.

Entre autres blâmables excès,

Je crois que nous bûmes de tout,

Depuis les plus grands vins français

Jusqu’à ce faro, jusqu’au stout.

En passant par les eaux-de-vie

Qu’on cite comme redoutables,

L’âme au septième ciel ravie,

Le corps, plus humble, sous les tables.

Des paysages, des cités

Posaient pour nos yeux jamais las ;

Nos belles curiosités

Eussent mangé tous les atlas.

Fleuves et monts, bronzes et marbres,

Les couchants d’or, l’aube magique,

L’Angleterre, mère des arbres,

Fille des Beffrois, la Belgique,

La mer, terrible et douce au point, —

Brochaient sur le roman très cher

Que ne discontinuait point

Notre âme, — et quid de notre chair ?… —

Le roman de vivre à deux hommes

Mieux que non pas d’époux modèles,

Chacun au tas versant des sommes

De sentiments forts et fidèles.

L’envie aux yeux de basilic

Censurait ce mode d’écot ;

Nous dînions du blâme public

Et soupions du même fricot.

La misère aussi faisait rage

Par des fois dans le phalanstère :

On ripostait par le courage,

La joie et les pommes de terre.

Scandaleux sans savoir pourquoi

(Peut-être que c’était trop beau),

Mais notre couple restait coi

Comme deux bon porte-drapeau,

Cois dans l’orgueil d’être plus libres

Que les plus libres de ce monde,

Sourd aux gros mots de tous calibres,

Inaccessible au rire immonde.

Nous avions laissé sans émoi

Tous impédiments dans Paris,

Lui quelques sots bernés, et moi

Certaine princesse Souris,

Une sotte qui tourna pire…

Puis soudain tomba notre gloire,

Tels, nous, des maréchaux d’empire

Déchus en brigands de la Loire.

Mais déchus volontairement !

C’était une permission,

Pour parler militairement,

Que notre séparation,

Permission sous nos semelles,

Et depuis combien de campagnes !

Pardonnâtes-vous aux femelles ?

Moi j’ai peu revu ces campagnes,

Assez toutefois pour souffrir.

Ah ! quel cœur faible que mon cœur !

Mais mieux vaut souffrir que mourir,

Et surtout mourir de langueur.

On vous dit mort, vous. Que le diable

Emporte avec qui la colporte

La nouvelle irrémédiable

Qui vient ainsi battre ma porte !

Je n’y veux rien croire. Mort, vous,

Toi, dieu parmi les demi-dieux !

Ceux qui le disent sont des fous.

Mort, mon grand péché radieux,

Tout ce passé brûlant encore

Dans mes veines et ma cervelle

Et qui rayonne et qui fulgore

Sur ma ferveur toujours nouvelle !

Mort tout ce triomphe inouï

Retentissant sans frein ni fin

Sur l’air jamais évanoui

Que bat mon cœur qui fut divin !

Quoi, le miraculeux poème

Et la toute-philosophie,

Et ma patrie et ma bohème

Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie !

BALLADE DE LA MAUVAISE RÉPUTATION

Il eut des temps quelques argents

Et régala ses camarades

D’un sexe ou deux, intelligents

Ou charmants, ou bien les deux grades,

Si que dans les esprits malades

Sa bonne réputation

Subit que de dégringolades !

Lucullus ? Non, Trimalcion.

Sous ses lambris, c’étaient des chants

Et des paroles point trop fades.

Eros et Bacchos indulgents

Présidaient à ces sérénades

Qu’accompagnaient des embrassades.

Puis chœurs et conversation

Cessaient pour des fins peu maussades.

Lucullus ? Non. Trimalcion.