Oui, jettatore, oui, le dernier

Et le premier des gueux en deuil

De l’ombre même d’un denier

Qu’ils poursuivront jusqu’au cercueil.

Son regard mûrit les enfants.

Il a des refus triomphants.

Même il est bête à sa façon.

Beautés passant, au lieu de sous,

Faites à ce mauvais garçon

L’aumône seulement… de vous.

L’IMPÉNITENT

Rôdeur vanné, ton œil fané

Tout plein d’un désir satané

Mais qui n’est pas l’œil d’un bélître.

Quand passe quelqu’un de gentil

Lance un éclair comme une vitre.

Ton blaire flaire, âpre et subtil,

Et l’étamine et le pistil,

Toute fleur, tout fruit, toute viande,

Et la langue d’homme entendu

Pourlèche ta lèvre friande.

Vieux faune en l’air guettant ton dû,

As-tu vraiment bandé, tendu

L’arme assez de tes paillardises ?

L’as-tu, drôle, braquée assez ?

Ce n’est rien que tu nous le dises.

Quoi, malgré ces reins fricassés,

Ce cœur éreinté, tu ne sais

Que dévouer à la luxure

Ton cœur, tes reins, ta poche à fiel,

Ta rate et toute ta fressure !

Sucrés et doux comme le miel,

Damnants comme le feu du ciel,

Bleus comme fleur, noirs comme poudre,

Tu raffoles beaucoup des yeux

De tout genre en dépit du Foudre.

Les nez te plaisent, gracieux

Ou simplement malicieux

Étant la force des visages,

Étant aussi, suivant des gens,

Des indices et des présages.

Longs baisers plus clairs que des chants,

Tout petits baisers astringents

Qu’on dirait qui vous sucent l’âme,

Bons gros baisers d’enfants, légers

Baisers danseurs, telle une flamme.

Baisers mangeurs, baisers mangés,

Baisers buveurs, bus, enragés,

Baisers languides et farouches,

Ce que t’aimes bien, c’est surtout,

N’est-ce pas ? les belles boubouches.

Les corps enfin sont de ton goût,

Mieux pourtant couchés que debout,

Se mouvant sur place qu’en marche,

Mais de n’importe quel climat,

Pont-Saint-Esprit ou Pont-de-l’Arche.

Pour que ce goût les acclamât

Minces, grands d’aspect plutôt mat,

Faudrait pourtant du jeune en somme.

Pieds fins et forts, tout légers bras

Musculeux et des cheveux comme

Ça tombe, longs, bouclés ou ras, —

Sinon pervers et scélérats

Tout à fait, un peu d’innocence

En moins, pour toi sauver, du moins,

Quelque ombre encore de décence ?

Nenni dà ! Vous, soyez témoins,

Dieux la connaissant dans les coins,

Que ces manières de parts telles,

Sont pour s’amuser mieux au fond

Sans trop musser aux bagatelles.

C’est ainsi que les choses vont

Et que les raillards fieffés font.

Mais tu te ris de ces morales, —

Tel un quelqu’un plus que pressé

Passe outre aux défenses murales !

Et tu réponds, un peu lassé

De te voir ainsi relancé,

De ta voix que la soif dégrade

Mais qui n’est pas d’un marmiteux :

« Qu’y peux-tu faire, camarade,

Si nous sommes cet amiteux ? »

SUR UNE STATUE DE GANYMÈDE

Eh quoi ! Dans cette ville d’eaux,

Trêve, repos, paix, intermède,

Encor toi de face et de dos,

Beau petit ami Ganymède,

L’aigle t’emporte, on dirait comme

Amoureux de parmi les fleurs.

Son aile, d’élans économe,

Semble te vouloir par ailleurs

Que chez ce Jupin tyrannique,

Comme qui dirait au Revard 1,

Et son œil qui nous fait la nique

Te coule un drôle de regard.

Bah ! reste avec nous, bon garçon,

Notre ennui, viens donc le distraire

Un peu de la bonne façon.

N’es-tu pas notre petit frère ?

PROLOGUE SUPPRIMÉ A UN LIVRE « D’INVECTIVES »

Mes femmes, toutes ! et ce n’est pas effrayant !

A peu près, en trente ans ! neuf, ainsi que les Muses

Je vous évoque et vous invoque, chœur riant,

Au seuil de ce recueil où, mon fiel, tu t’amuses.

Neuf environ ! Sans m’occuper du casuel,

Des amours de raccroc, des baisers de rencontre,

Neuf que j’aimais et qui m’aimaient, ceci c’est réel,

Ou que non pas, qu’importe à ce Fiel qui se montre ?

Je vous évoque, corps si choyés, chères chairs,

Seins adorés, regards où les miens vinrent vivre

Et mourir, et tous les trésors encor plus chers,

Je vous invoque au seuil, mesdames, de mon livre :

Toi qui fus blondinette et mignarde aux yeux bleus ;

Vous mes deux brunes, l’une grasse et grande, et l’autre

Imperceptible avec, toutes deux, de doux yeux

De velours sombre, d’où coulait cette âme vôtre ;

Et ô rouquine en fleur qui mis ton rose et blanc

Incendie ès mon cœur, plutôt noir, qui s’embrase

A ton étreinte, bras très frais, souple et dur flanc,

Et l’or mystérieux du vase pour l’extase.

Et vous autres, Parisiennes à l’excès,

Toutes de musc abandonné sur ma prière

(Car je déteste les parfums et je ne sais

Rien de meilleur à respirer que l’odeur fière

Et saine de la femme seule que l’on eut

Pour le moment sur le moment), et vous, le reste

Qu’on, sinon très gentil, très moralement, eut

D’un geste franc, bon, et leste, sinon céleste.

Je vous atteste, sœurs aimables de mon corps,

Qu’on fut injuste à mon endroit, et que je souffre

A cause de cette faiblesse, fleur du corps,

Perte de l’âme, qui, paraît-il, mène au gouffre ;

Au gouffre où les malins, les matois, les « peinards »

Comme autant de démons d’enfer, un enfer bête

Et d’autant plus méchant dans ses ennuis traînards,

Accueillent d’escroquerie âpre le poète…

O mes chères, soyez mes muses, en ce nid

Encore bienséant d’un pamphlet qui s’essore.

Soyez à ce pauvret que la haine bénit

Le rire du soleil et les pleurs de l’aurore.

Donnez force et virilité, par le bonheur

Que vous donniez jadis à ma longue jeunesse,

Pour que je parle bien, et comme à votre honneur

Et comme en votre honneur, et pour que je renaisse.

En quelque sorte à la Vigueur, non celle-là

Que nous déployions en des ères plus propices,

Mais à celle qu’il faut, au temps où nous voilà,

Contre les scélérats, les sots et les complices.

O mes femmes, soyez mes muses, voulez-vous ?

Soyez même un petit comme un lot d’Erynnies

Pour rendre plus méchants mes vers encor trop doux

A l’adresse de ce vil tas d’ignominies :

Telle contemporaine et tel contemporain

Dont j’ai trop éprouvé la haine et la rancune,

Martial et non Juvénal, et non d’airain,

Mais de poivre et de sel, la mienne de rancune.

Mes vers seront méchants, du moins je m’en prévaux,

Comme la gale et comme un hallier de vermine.

Et comme tout… Et sus aux griefs vrais ou faux

Qui m’agacent… Muses, or, sus à la vermine !

24 septembre 91.

LE SONNET DE L’HOMME AU SABLE

Aussi la créature était par trop toujours la même

Qui donnait ses baisers comme un enfant donne des noix.

Indifférente à tout, hormis au prestige suprême

De la cire à moustache et de l’empois des faux-cols droits.

Et j’ai ri, car je tiens la solution du problème :

Ce pouf était dans l’air dès le principe, je le vois ;

Quand la chair et le sang, exaspérés d’un long carême,

Réclamèrent leur dû, — la créature était en bois.

C’est le comte d’Hoffmann avec la bêtise en marge,

Amis qui m’écoutez, faites votre entendement large,

Car c’est la vérité que ma morale, et la voici :

Si, par malheur, puisse d’ailleurs l’augure aller au diable !

Quelqu’un de vous devait s’emberlificoter aussi,

Qu’il réclame un conseil de révision préalable.

GUITARE (GUIT RE)

Le pauvre du chemin creux chante et parle.

Il dit : « Mon nom est Pierre et non Charle,

Et je m’appelle aussi Duchatelet 2.

Une fois je vis, moi qu’on croit très laid,

Passer vraiment une femme très belle.

(Si je la voyais telle, elle était telle.)

Nous nous mariâmes au vieux curé.

On eut tout ce qu’on avait espéré,

Jusqu’à l’enfant qu’on m’a dit vivre encore

Mais elle devint la pire pécore

Même digne de cette chanson,

Et certain beau soir quitta la maison

En emportant tout l’argent du ménage

Dont les trois quarts étaient mon apanage,

C’était une voleuse, une sans-cœur,

Et puis, par des fois, je lui faisais peur.

Elle n’avait pas l’ombre d’une excuse,

Pas un amant ou par rage ou par ruse.

Il paraît qu’elle couche depuis peu

Avec un individu qui tient lieu

D’époux à cette femme de querelle.

Faut-il la tuer ou prier pour elle ? »

Et le pauvre sait très bien qu’il priera,

Mais le diable parierait qu’il tuera.

BALLADE DE LA VIE EN ROUGE

L’un toujours vit la vie en rose,

Jeunesse qui n’en finit plus,

Seconde enfance moins morose,

Ni vœux, ni regrets superflus.

Ignorant tout flux et reflux,

Ce sage pour qui rien ne bouge

Règne instinctif : tel un phallus.

Mais moi je vois la vie en rouge.

L’autre ratiocine et glose

Sur des modes irrésolus,

Soupesant, pesant chaque chose

De mains gourdes aux lourds calus.

Lui faudrait du temps tant et plus

Pour se risquer hors de son bouge.

Le monde est gris à ce reclus.

Mais moi je vois la vie en rouge.

Lui, cet autre alentour il ose

Jeter des regards bien voulus,

Mais, sur quoi que son œil se pose,

Il s’exaspère où tu te plus,

Œil des philanthropes joufflus ;

Tout lui semble noir, vierge ou gouge,

Les hommes, vins bus, livres lus,

Mais moi je vois la vie en rouge.

ENVOI

Prince et princesse, allez, élus,

En triomphe par la route où je

Trime d’ornières en talus.

Mais moi je vois la vie en rouge.

MAINS

Ce ne sont pas des mains d’altesse,

De beau prélat quelque peu saint.

Pourtant une délicatesse

Y laisse son galbe succinct.

Ce ne sont pas des mains d’artiste,

De poète proprement dit,

Mais quelque chose comme triste

En fait comme un groupe en petit ;

Car les mains ont leur caractère,

C’est tout un monde en mouvement

Où le pouce et l’auriculaire

Donnent les pôles de l’aimant.

Les météores de la tête

Comme les tempêtes du cœur,

Tout s’y répète et s’y reflète

Par un don logique et vainqueur.

Ce ne sont pas non plus les palmes

D’un rural ou d’un faubourien ;

Encor leurs grandes lignes calmes

Disent : « Travail qui ne doit rien. »

Elles sont maigres, longues, grises,

Phalange large, ongle carré.

Tels en ont aux vitraux d’églises

Les saints sous le rinceau doré,

Ou tels quelques vieux militaires

Déshabitués des combats.

Se rappellent leurs longues guerres

Qu’ils narrent entre haut et bas.

Ce soir elles ont, ces mains sèches,

Sous leurs rares poils hérissés,

Des airs spécialement rêches,

Comme en proie à d’âpres pensers.

Le noir souci qui les agace,

Leur quasi-songe aigre les font

Faire une sinistre grimace

A leur façon, mains qu’elles sont.