Le chapitre premier du livre I de celle-ci, Sur l’essence de l’âme[107], donne très brièvement l’enseignement fondamental de toute sa philosophie, celle d’une âme <ψυχή> originellement une qui ne devient multiple que par le monde corporel. D’un intérêt particulier est le livre VIII de cette Ennéade qui montre comment, suite à une ambition impie, cette âme est tombée en état de multiplicité. En conséquence elle est chargée d’une double culpabilité : la première liée à sa chute en ce monde, la seconde à son activité impie en ce même monde. Elle expie la première par l’existence temporelle, la seconde, moins importante, par la transmigration des âmes (chapitre 5). C’est évidemment la même idée que celle du péché originel et du péché particulier chrétiens. Mais le plus lisible de tous, c’est le chapitre 3 du livre IX, Que toutes les âmes sont une, où par l’unité de cette âme-monde sont expliquées, entre autres choses, les merveilles du magnétisme animal, et particulièrement le phénomène d’après lequel un somnambule perçoit à grande distance un mot dit à voix basse, ce qui, il est vrai, exige une chaîne de personnes en contact avec lui. Chez Plotin apparaît même l’idéalisme – probablement pour la première fois dans la philosophie occidentale, mais à cette époque courant depuis longtemps en Orient – puisque les Ennéades enseignent (III, VII, 10) que l’âme a fait le monde en entrant de l’éternité dans le temps, avec cette explication : « car l’univers sensible n’a pas un autre lieu que l’âme[108] », tandis que l’idéalité du temps est exprimée par ces mots : « Nous n’allons pas prendre le temps hors de l’âme, pas plus que l’éternité en dehors de l’être. [109] » L’au-delà <έκεΐ> s’y oppose à l’en deçà <ενθαδε>, concept qui lui est très familier et qu’il explique plus pleinement par le monde des idées et le monde des sens <mundus intelligibilis et sensibilis>, l’en haut et l’en bas <τα ενω καί τα κάτα>. L’idéalité du temps est aussi l’objet, aux chapitres 11 et 12, de très bonnes démonstrations. S’ensuit une belle explication selon laquelle dans notre condition temporelle nous ne sommes pas ce que nous aurions dû et pourrions être. Voilà pourquoi nous attendons toujours mieux de l’avenir et espérons la satisfaction de nos manques, désir donnant naissance au futur et à sa condition, c’est-à-dire au temps (chapitres 2 et 3). Une autre confirmation de l’origine hindoue est donnée par Jamblique (De Mysteriis, section IV, chapitres 4 et 5) dans son exposé de la doctrine de la métempsycose, où l’on trouve aussi (section V, chapitre 6) la doctrine de la libération ultime des liens de la naissance et de la mort et de la rédemption finale : « La purification, la perfection de l’âme et la délivrance de devoir être… » (chapitre 12), et « le feu du sacrifice nous délivre des chaînes du devoir être » – en d’autres termes : la promesse contenue dans tous les livres religieux de l’Inde, désignée en anglais par final emancipation ou rédemption.

Enfin mention est faite (section VII, chapitre 2) d’un symbole égyptien représentant un dieu créateur assis sur un lotus : il s’agit évidemment de Brahma, créateur du monde, assis sur la fleur de lotus issue du nombril de Vishnou, tel qu’on le représente fréquemment, par exemple dans [Louis-Mathieu] Langlès, Monuments de l’Hindoustan, vol. I, p. 175[110], et [Charles] Coleman, Mythology of the Hindus, table V, etc. Ce symbole est extrêmement important comme preuve certaine de l’origine hindoue de la religion égyptienne, de même que le fait indiqué par Porphyre (De Abstinentia, livre II) d’après lequel en Egypte la vache était sacrée, personne n’étant autorisé à la tuer. Il est rapporté par Porphyre dans sa Vie de Plotin que celui-ci, après avoir été pendant plusieurs années l’élève d’Ammonius Saccas, eut l’intention de se rendre en Perse et en Inde avec l’armée de Gordien, mais ne le put suite à la défaite et à la mort de ce dernier. Cette circonstance indique que la doctrine d’Ammonius était d’origine hindoue, et que Plotin se proposait de l’acquérir plus purement à sa source. Ce même Porphyre fournit également une théorie détaillée de la métempsycose entièrement conçue dans l’esprit hindou, quoique enjolivée de psychologie platonicienne. Elle se trouve dans les Églogues de Stobée (livre I, chapitre 52, §. 54).

 

§. 8.

Les Gnostiques

Chez les Juifs et les chrétiens, le monothéisme s’affirme immédiatement à travers la création des philosophies CABALISTIQUE et GNOSTIQUE, tentatives pour supprimer la flagrante contradiction entre la production de ce monde par un être tout-puissant, infiniment bon, infiniment sage, et le caractère misérable et défectueux de ce monde même. Par suite, elles introduisent entre le monde et ce monde-cause une série d’êtres intermédiaires dont la faute a amené un déclin donnant lui-même première naissance au monde. En quelque sorte, ils détournent la faute des épaules du souverain sur celles de ses ministres. Ce procédé était d’ailleurs déjà indiqué par le mythe de la chute originelle, point culminant du judaïsme. Chez les gnostiques, ces êtres sont les πλήρωμα, les éons, les ΰλη, les démiurges, etc. La série est allongée à loisir par chaque gnostique. Le procédé est globalement analogue à celui par lequel les philosophes physiologistes ont cherché à interposer des essences intermédiaires – telles que le fluide nerveux, l’éther nerveux, les esprits vitaux et ainsi de suite – afin d’atténuer la contradiction entraînée chez l’homme par la relation entre une substance matérielle et une substance immatérielle, et leur action réciproque. Les deux dissimulent ce qu’ils sont incapables d’abolir.

 

§. 9.

Scot Érigène

Cet homme admirable offre l’intéressant spectacle de la lutte entre une vérité qu’il a reconnue et découverte personnellement, et les dogmes locaux fixés par implantation précoce développés en dehors de tout doute, ou du moins de toute attaque directe – accompagnée de l’effort procédant d’une noble nature pour en quelque manière ramener à l’harmonie la dissonance qui en résulte. Cela ne peut s’effectuer qu’en contournant, en tordant, et si nécessaire en déformant ces dogmes jusqu’à ce qu’ils se conforment, qu’ils le veuillent ou non <nolentes volentes>, à la vérité qu’il a lui-même reconnue, qui demeure le principe dominant mais reste contrainte de revêtir un habit étrange et même pénible.