Le contenu des deux ouvrages est dans l’ensemble le même, hormis cette différence que le Manuel fait très peu preuve du théisme que l’on trouve dans les Dissertations. Peut-être le Manuel était-il le compendium personnel d’Épictète, qu’il dictait à ses auditeurs, tandis que les Dissertations représentent les notes prises par Arrien à partir des libres discours qui leur servaient de commentaire.
§. 7.
Les Néo-platoniciens
La lecture des NÉO-PLATONICIENS réclame beaucoup de patience car ils manquent tous à la fois de forme et de style. PORPHYRE est largement le meilleur de tous : il est le seul à écrire clairement, de façon cohérente, de sorte qu’on le lit sans répugnance. Le pire, en revanche, est JAMBLIQUE, dans son livre De Mysteriis Aegyptiorum : il est rempli de grossière superstition, de démonologie vulgaire ; lui-même est buté et têtu. Il possède, il est vrai, une vision différente, en quelque sorte ésotérique, de la magie et de la théurgie, mais ses explications sont creuses, insignifiantes. En somme c’est un scribouillard médiocre, sinistre, borné, biscornu, grossièrement superstitieux, confus et obscur. On voit clairement que ce qu’il enseigne ne provient en rien de sa propre réflexion mais de dogmes d’autres penseurs, souvent compris seulement à demi mais affirmés avec d’autant plus d’entêtement ; aussi est-il rempli de contradictions. Ce livre en question est aujourd’hui réputé n’être pas de Jamblique, et je me rangerai volontiers à cet avis en lisant les longs extraits de ses œuvres préservés par Stobée, incomparablement supérieurs à ce livre De Mysteriis, et présentant en effet une idée valable de l’école néo-platonicienne.
PROCLUS est lui aussi un bavard creux, confus et insipide. Son commentaire sur l’Alcibiade de Platon – un des plus mauvais dialogues platoniciens, et peut-être inauthentique – présente le verbiage le plus confus, le plus prolixe du monde. On y trouve un bavardage interminable sur chaque mot de Platon, où il cherche un sens profond, même au plus insignifiant. Ce que Platon dit au sens mythique et allégorique, il le prend au sens littéral, de façon strictement dogmatique ; tout y est tordu vers le superstitieux et le théosophique. On ne peut cependant nier que dans la première moitié de ce commentaire on y trouve quelques très bonnes idées, appartenant sans doute beaucoup plus à l’École qu’à Proclus lui-même. Un principe d’une haute importance clôt le Fasciculum primum partis primae : « Les désirs des âmes (antérieurement à leur naissance) contribuent à donner forme au parcours de la vie, et nous ne semblons pas avoir été formé sans eux, car c’est du sein de nous-mêmes que nous découvrons les décisions électives d’après lesquelles nous vivons[104] » Ce principe a évidemment sa racine dans Platon, mais il se rapproche aussi de la doctrine de Kant sur le caractère intelligible. Il se tient bien au-dessus des doctrines creuses et étroites sur la liberté de la volonté individuelle, qui peut toujours faire une chose ou bien une autre, d’après lesquelles travaillent aujourd’hui nos professeurs de philosophie, ayant toujours le catéchisme sous les yeux. De leur côté, St. Augustin et Luther avaient réglé le problème [de la prédestination] en faisant appel à la grâce. C’était bon pour leur époque dévote où, s’il plaisait à Dieu, on était prêt à aller au diable au nom de Dieu.
À notre époque on ne peut trouver refuge que dans l’aséité[105] de la volonté, et il faut reconnaître, comme l’a fait Proclus, que « c’est du sein de nous-mêmes que nous découvrons les décisions électives d’après lesquelles nous vivons ».
PLOTIN, enfin, le plus important de tous, est très inégal, inconsistant, ses Ennéades étant d’une valeur et d’un contenu extrêmement variables ; la quatrième est excellente. Son mode d’exposer, son style sont cependant le plus souvent mauvais, ses idées ni ordonnées ni étudiées à l’avance, mais écrites en désordre au fur et à mesure qu’elles lui viennent. Porphyre nous renseigne sur sa façon négligente et négligée de travailler dans sa biographie [de Plotin]. Sa prolixité verbeuse, ennuyeuse, sa confusion, font perdre toute patience, et l’on s’étonne qu’un tel fatras ait pu parvenir à la postérité. Il a habituellement le style d’un prédicateur, et comme lui il prêche l’Évangile, mettant en avant la doctrine platonicienne. Par ailleurs, ce que Platon dit en termes mystiques ou à demi métaphoriques est rabaissé en un sérieux prosaïque, positif, et il mâche pendant des heures la même idée sans rien y ajouter qui vienne de lui-même. Il procède comme quelqu’un qui révèle au lieu de démontrer, parlant comme une Pythie <ex tripode>[106], racontant les choses telles qu’il se les imagine, sans prendre la peine de les fonder. Et cependant on trouve chez lui de grandes vérités, importantes, profondes, qu’il a certainement comprises. Il n’est nullement dépourvu d’intelligence. Aussi il mérite sans conteste d’être lu, et récompense amplement la patience exigée pour cela.
L’explication de ces qualités contradictoires de Plotin, je la trouve dans le fait que ni lui ni les néo-platoniciens en général ne sont au sens propre des philosophes, c’est-à-dire des penseurs personnels. Au contraire, ce qu’ils exposent, ce sont les leçons des autres, qu’ils ont dans la plupart des cas bien comprises et bien digérées : c’est la sagesse indo-égyptienne. Ils tentèrent de l’incorporer à la philosophie grecque, utilisant à cet effet, comme chaînon de raccord, comme mode de transition ou menstruum, la philosophie platonicienne, en particulier la partie touchant au mystique. De cette origine hindoue des dogmes néo-platoniciens transmis par l’Egypte, la doctrine plotinienne de l’Un en témoigne d’emblée incontestablement, cela étant admirablement présenté dans la quatrième Ennéade.
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