Le RÉALISME est donc dans le vrai.
Le nominalisme mène en réalité au matérialisme, car après la suppression de toutes les qualités, en dernière analyse seule demeure la matière. Si les concepts sont de simples mots mais que les choses particulières constituent le réel, leurs qualités étant transitoires en chacune d’elles, la matière seule reste comme ce qui continue à exister, et par conséquent comme étant le réel. Toutefois, à strictement parler, la justification du réalisme ainsi établie ne se rapporte pas vraiment à lui, mais à la doctrine platonicienne des Idées, dont il est l’extension. Les formes et les qualités éternelles des choses naturelles, είδη, subsistent en dépit de tout changement. Il convient donc de leur attribuer une réalité d’un degré plus élevé qu’aux choses particulières en lesquelles elles se manifestent. Au contraire, cela ne peut être accordé aux pures abstractions, qui ne relèvent pas de la perception intuitive. Par exemple, qu’y a-t-il de réel dans des notions telles que rapport, différence, séparation, inconvénient, indétermination, etc. ?
Une certaine affinité, ou du moins un parallélisme des contrastes, est évidente si l’on rapproche Platon d’Aristote, St. Augustin de Pélage, les réalistes des nominalistes. On pourrait dire que se manifeste là jusqu’à un certain point une divergence polaire dans la façon de penser humaine – laquelle, par une extraordinaire coïncidence, s’est manifestée pour la première fois et d’une façon décisive chez deux très grands hommes vivant à la même époque, et près l’un de l’autre.
§. 11.
Bacon de Verulam
Dans un autre sens plus spécifiquement défini, l’opposé véritable et délibéré à Aristote est BACON DE VERULAM. Aristote, dans l’Organon, fut le premier à exposer de façon complète la méthode correcte permettant de parvenir à des vérités particulières à partir de vérités universelles, c’est-à-dire la voie descendante, le raisonnement syllogistique. Bacon, au contraire, indique la voie ascendante en exposant la méthode consistant à atteindre aux vérités universelles à partir de vérités particulières, c’est-à-dire l’induction, distincte en cela de la déduction, dans le Novum Organum, titre choisi en opposition à Aristote, qui signifie manière nouvelle d’attaquer le sujet. L’erreur d’Aristote, ou plutôt des aristotéliciens, réside dans l’affirmation selon laquelle ils détiennent réellement la vérité toute entière, que celle-ci est contenue dans leurs axiomes, c’est-à-dire dans certaines propositions a priori, ou prétendues telles, et que pour obtenir des vérités particulières il suffit de les déduire de ces propositions. Un exemple de ce genre est donné par Aristote dans son livre Du Ciel. [114] Bacon, au contraire, montre, à juste titre, que ces axiomes n’ont pas du tout le contenu indiqué, que la vérité ne se trouve encore nulle part dans le système de la connaissance humaine de cette époque, mais plutôt en dehors de lui. La vérité ne peut être issue de ce système mais doit y être introduite, et que par conséquent les propositions universelles et vraies, au contenu important et riche, doivent être acquises en premier lieu à travers L’INDUCTION.
Les scolastiques, guidés par Aristote, pensent : « Nous voulons établir d’abord l’universel ; le particulier en découlera, ou par la suite devra y trouver la place qu’il pourra. Nous devons donc régler avant tout ce qui concerne le ENS, la CHOSE EN GÉNÉRAL. Ce qui est spécifique aux choses particulières pourra successivement être ajouté ensuite, éventuellement à travers l’expérience : cela n’altèrera en rien l’universel. » Bacon dit, au contraire : « Nous allons avant tout connaître aussi complètement que possible les choses particulières ; au bout du compte nous saurons alors ce qu’est la chose en général. » Quoi qu’il en soit, Bacon est inférieur à Aristote en ce que sa méthode ascendante n’est nullement aussi correcte, sûre et infaillible, que la méthode descendante d’Aristote. Dans ses recherches physiques, il a lui-même écarté les règles de méthode telles qu’il les a consignées dans le Novum Organum.
La grande préoccupation de Bacon est la physique. Ce qu’il a fait pour elle, c’est-à-dire commencer par le commencement, Descartes l’a accompli immédiatement après pour la métaphysique.
§. 12.
La Philosophie des Modernes
Dans les livres d’arithmétique, l’exactitude de la solution d’un problème se démontre par sa balance, c’est-à-dire par le fait qu’il ne reste rien. Il en est de même avec la solution de l’énigme du monde. Tous les systèmes sont des sommes qui ne s’équilibrent pas : ils laissent un reste, un dépôt insoluble si l’on préfère une comparaison chimique. Celui-ci consiste en ceci que si l’on tire une conclusion logique de leurs prémisses, les résultats ne s’accordent pas, ne s’harmonisent pas avec le monde réel posé là devant nous, et de nombreux aspects demeurent inexplicables. Ainsi par exemple avec les systèmes matérialistes – d’après lesquels le monde émane d’une matière douée de propriétés simplement mécaniques en accord avec les lois de cette matière – ni l’universelle et merveilleuse adaptation des fins aux moyens dans la Nature, ni l’existence de la connaissance dont cette matière se voit dotée d’emblée ne s’expliquent : cela constitue leur reste. Avec les systèmes théistes et également avec les systèmes panthéistes, les redoutables maux physiques et la dépravation morale du monde ne peuvent s’harmoniser. Ils demeurent à l’état de reste, de dépôt insoluble. Il est vrai que dans ces cas-là, les sophismes et même les simples mots et phrases ne font pas défaut pour couvrir ces restes ; mais à long terme ils sont inutiles. La somme ne se balançant point, on cherche alors des erreurs particulières dans le calcul, jusqu’à ce que l’on soit forcé d’admettre que le point de départ même était faux. Si au contraire la cohérence et l’harmonie accomplies de toutes les propositions d’un système sont accompagnées à chaque étape d’un accord universel avec le monde de l’expérience, sans qu’une seule note fausse se fasse entendre entre les deux – alors c’est le critérium de sa vérité, la balance requise de la somme arithmétique. De même, si l’affirmation de départ est fausse, ce qui revient à dire que la chose n’a pas été prise par le bon bout, cela conduit ensuite d’erreur en erreur. Car il en est de la philosophie comme de beaucoup d’autres choses : il faut l’attraper par le bon bout. Le phénomène du monde qu’il faut expliquer, présente d’innombrables approches dont une seule peut être vraie.
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