PARIS ET LONDRES EN 1793 - LE MARQUIS DE SAINT-ÉVREMONT
Charles Dickens
PARIS ET LONDRES
EN 1793
LE MARQUIS DE SAINT-ÉVREMONT
Première publication 1859
Édition reproduite, Paris, Hachette, 1881
Traduction par Mme Loreau
LIVRE I. – RÉSURRECTION.
CHAPITRE I. – En 1775.
C’était le meilleur et le pire de tous les temps, le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer.
Bref, c’était un siècle si différent du nôtre, que, suivant l’opinion des autorités les plus marquantes, on ne peut en parler qu’au superlatif, soit en bien, soit en mal.
En ce temps-là, un roi pourvu d’une forte mâchoire, et une reine ayant un laid visage, régnaient en Angleterre, pendant qu’un roi pourvu d’une mâchoire non moins forte, et une reine ayant un beau visage, occupaient le trône de France.
Dans l’un et dans l’autre pays, il était plus clair que le cristal, pour tous les grands de l’État, que le miracle de la multiplication des pains se renouvelait tous les jours, et que l’ordre des choses établi ne devait jamais changer.
À cette époque favorisée du ciel, des révélations de l’autre monde étaient, comme aujourd’hui, concédées à la Grande-Bretagne.
Un prophète, simple garde du corps, avait annoncé que le jour où mistress Southcott accomplirait sa vingt-cinquième année, un gouffre, déjà prêt à s’ouvrir, engloutirait Londres et Westminster ; et c’est tout au plus s’il y avait douze ans que l’esprit de Cock-Lane avait frappé ses messages, absolument comme les esprits de l’année dernière (entièrement dépourvus d’originalité) nous ont frappé les leurs.
De simples nouvelles, d’un ordre beaucoup plus terrestre, étaient parvenues depuis peu en Angleterre, relativement à un congrès formé en Amérique par des sujets de la Grande-Bretagne ; nouvelles qui, chose étrange, acquirent plus d’importance pour les humains que toutes les communications transmises par la race des médiums.
La France, moins favorisée en matière de spiritisme, roulait avec quiétude sur une pente d’une douceur infinie. Elle faisait du papier monnaie qu’elle se hâtait de dépenser ; et, sous la conduite de ses pasteurs chrétiens, se divertissait à des actes remplis d’humanité, par exemple, à brûler vif un jeune homme, après lui avoir coupé les mains et arraché la langue, pour ne pas s’être agenouillé, sous la pluie, en l’honneur d’une procession de moines crasseux, qui passait à cinquante mètres de l’endroit où il se trouvait.
Le jour de ce martyre, il poussait dans les grands bois de France et de Norvège des arbres que le Destin, puissant bûcheron, avait déjà marqués pour être abattus, afin que de leurs madriers on pût construire un échafaudage mobile, pourvu d’un couteau et d’un sac, et dont l’histoire devait garder un terrible souvenir.
Ce jour-là, sous les hangars de quelques-uns des laboureurs qui cultivaient les terres des environs de Paris, s’abritaient de grossières charrettes couvertes de boue, flairées par les cochons et servant de perchoir aux volailles, que la Mort, fermière universelle, avait déjà choisies pour en faire les pourvoyeuses de la hache révolutionnaire.
Mais, bien qu’ils agissent sans cesse, le Destin et la Mort ne travaillent qu’en silence, et personne n’entendait le bruit étouffé de leurs pas, d’autant plus qu’il suffisait de soupçonner leur éveil, pour se faire accuser de traîtrise et d’athéisme.
En Angleterre, c’est à peine s’il y avait assez d’ordre, et si la vie et les biens des habitants étaient suffisamment protégés pour justifier la jactance nationale. Des vols à main armée, d’audacieuses effractions, avaient lieu chaque nuit au sein même de la capitale. Les familles étaient publiquement averties de ne pas quitter la ville sans avoir déposé leurs meubles chez le tapissier, afin d’être plus sûres de les retrouver à leur retour. Le brigand nocturne se transformait, à la clarté du soleil, en marchand de la Cité ; reconnu et défié par son confrère, il l’arrêtait en vertu de son titre de capitaine, lui cassait galamment la tête, et s’enfuyait à cheval.
Le courrier tombait dans une embuscade où l’attendaient sept voleurs ; trois de ceux-ci étaient tués par le garde qui accompagnait les dépêches, et qui, manquant de munitions, était tué à son tour par le quatrième bandit ; après quoi la malle était pillée à loisir.
Le lord-maire de Londres, ce puissant potentat, se voyait contraint d’obéir à un détrousseur qui lui demandait la bourse ou la vie, et qui dépouillait l’illustre personnage, en présence de ses nombreux laquais.
Les prisonniers se battaient avec la geôle, et la loi, dans sa majesté, déchargeait à bout portant ses espingoles sur les mutins.
Des filous enlevaient les croix de diamant sur la poitrine des nobles lords, jusque dans les salons de la cour. Des mousquetaires allaient au quartier Saint-Gilles pour y saisir des marchandises de contrebande ; la canaille tirait sur les mousquetaires, les mousquetaires sur la canaille, et personne ne s’inquiétait d’un fait qui s’éloignait peu de la voie commune.
Au milieu de tout cela le bourreau, fort occupé, était mis sans cesse en réquisition. Tantôt il pendait en longues rangées des criminels de toute espèce ; tantôt il étranglait le samedi un briseur de volets arrêté le mardi précédent ; le matin il marquait à Newgate les gens à la douzaine, et le soir il brûlait des pamphlets à la porte de Westminster. Aujourd’hui, c’était la vie d’un horrible assassin qu’il allait prendre ; demain, celle d’un misérable qui avait volé douze sous à l’enfant d’un fermier.
Tout cela se passait en France et en Angleterre en l’an de grâce 1775 ; et dans ce milieu, tandis que le Destin et la Mort travaillaient inaperçus, les deux rois à la forte mâchoire, et les deux reines, l’une belle, l’autre laide, marchaient avec fracas portant leur droit divin d’une main haute et ferme. Ainsi, disons-nous, cette bonne vieille année 1775 conduisait leurs grandeurs, et des myriades d’infimes créatures, sur les divers chemins qu’elles avaient à parcourir.
CHAPITRE II. – La malle-poste.
C’était la route de Douvres qui, un vendredi soir de la fin de novembre, se déployait devant le premier personnage à qui notre histoire ait affaire.
Entre cet individu et l’horizon était la malle-poste, qui gravissait péniblement la côte escarpée de Shooter.
Notre homme barbotait dans la boue, ainsi que les autres voyageurs ; non pas qu’en pareille circonstance la marche leur fût agréable ; mais parce que les harnais étaient si pesants, la montée si rapide, la malle si lourde et la boue si épaisse, que les chevaux s’étaient arrêtés déjà trois fois, avec la pensée subversive de retourner à leur écurie. Néanmoins, l’action combinée des rênes, du fouet, du garde et du conducteur, s’étant opposée, en vertu des lois de la guerre, à ce dessein, qui prouvait que les animaux sont doués de raison, l’attelage, forcé de capituler, était rentré dans le devoir.
La tête baissée, la queue frémissante, les quatre chevaux enfonçaient dans la boue, se débattaient, glissaient, tombaient lourdement, et menaçaient de se mettre en pièces.
Toutes les fois qu’après une halte prudente le conducteur les forçait à repartir, le cheval de devant, qui se trouvait à côté du fouet, secouait violemment la tête et semblait nier que la voiture pût jamais parvenir au sommet de la montagne.
Chacune de ces bruyantes dénégations faisait tressaillir notre voyageur, et lui troublait l’esprit. Un brouillard fumeux emplissait tous les bas-fonds, et rampait sur la colline, ainsi qu’une âme en peine qui cherche à se reposer ; brouillard froid et gluant, qui s’élevait avec lenteur et poussait péniblement dans l’air ses vagues épaisses et fétides.
La lumière projetée par les lanternes de la voiture, enfermée dans un cercle de brume, éclairait à peine quelques mètres de la route, et la vapeur qui s’élevait des chevaux en nage se confondait avec le brouillard dont ils étaient environnés.
Deux autres voyageurs marchaient à côté de la voiture. Enveloppés jusqu’aux sourcils, et portant des bottes fortes, aucun de ces trois hommes, d’après ce qu’il en voyait, n’aurait pu soupçonner la figure de son voisin ; et ce qu’il pensait n’était pas moins caché à l’esprit des deux autres, que sa personne aux yeux de ses compagnons.
À cette époque, on ne savait pas trop se défier des gens qu’on rencontrait en route ; chacun d’eux pouvait être un bandit, ou tout au moins affilié à des voleurs. Rien n’était plus ordinaire que de trouver dans chaque maison située au bord des chemins, auberge ou cabaret, depuis le maître de poste jusqu’au garçon d’écurie, quelque sacripant soldé par un Mandarin quelconque.
C’est à cela que pensait le garde qui accompagnait la malle de Douvres, ce vendredi soir du mois de novembre 1775, tandis que, perché derrière la voiture, il battait des pieds la paille qui lui servait de tapis, et avait l’œil et la main sur un coffre où un tromblon chargé jusqu’à la gueule reposait sur huit pistolets de fontes, également chargés à balle et couchés sur un lit d’armes blanches.
Comme il arrivait chaque soir, le garde suspectait les voyageurs, qui se soupçonnaient mutuellement, ainsi que le garde et le cocher, qui à son tour ne répondait que de ses chevaux et aurait juré en conscience, sur les deux Testaments, que les pauvres bêtes n’étaient pas de force à faire une pareille corvée.
« Allons ! hue ! s’écria le conducteur ; un dernier coup de collier, et vous serez au bout de vos peines, damnées rosses que vous êtes ! j’aurai eu assez de mal à vous faire arriver… Joé ! quelle heure est-il ?
– Onze heures dix minutes, répondit le garde.
– Miséricorde ! s’écria le cocher avec impatience. Onze heures dix ! et pas en haut de la montagne. Psitt ! hue ! vieilles rosses ! »
Le cheval de tête, arrêté par un violent coup de fouet au milieu de ses plus vives dénégations, fit un nouvel effort, entraîna le reste de l’attelage, et la malle-poste de Douvres se remit en marche, escortée des trois voyageurs qui barbotaient dans la boue.
Ils s’étaient arrêtés chaque fois que s’arrêtait la voiture, et ils s’en écartaient le moins possible. Celui d’entre eux qui aurait eu l’audace de proposer à son voisin d’aller un peu en avant, au milieu du brouillard et des ténèbres, se serait fait prendre pour un voleur et mis en position de recevoir une balle dans le corps.
On était enfin au sommet de la montagne ; les chevaux reprenaient haleine, le garde avait quitté son siège afin d’enrayer pour la descente, et d’ouvrir la portière aux voyageurs qui allaient remonter en voiture.
« Psitt ! Joé ! » cria le cocher en regardant au bas de son siège.
Et tous les deux écoutèrent.
« Un cheval monte la côte au galop, Joé.
– Au grand galop, Tom, reprit le garde en sautant sur son siège. Gentlemen, ajouta-t-il, après avoir armé son tromblon, au nom du roi, je réclame votre assistance. »
Le voyageur qui fait partie de notre histoire allait entrer dans la voiture, où les deux autres se disposaient à le suivre ; il resta sur le marchepied, et ses deux compagnons, derrière lui, sur la route.
Tous les trois regardaient tour à tour le garde et le conducteur. Ceux-ci tournaient la tête en arrière, et le cheval aux vives dénégations dressait les oreilles en regardant derrière lui sans qu’on l’en empêchât.
L’immobilité qui succédait tout à coup au roulement pénible de la malle-poste ajoutait au silence de la nuit, dont elle augmentait le calme funèbre. Le souffle haletant des chevaux communiquait une sorte de frisson à la voiture, et peut-être le cœur des trois compagnons de voyage battait-il assez fort pour qu’on pût en compter les battements. Dans tous les cas, c’était le silence d’individus hors d’haleine, qui n’osent pas respirer, et dont le pouls est précipité par l’attente.
Un cheval franchissait la montagne d’un galop rapide, et approchait de plus en plus.
« Holà ! cria le garde de toute la puissance de ses poumons, arrêtez ou je fais feu ! »
Il fut immédiatement obéi, et du fond du brouillard une voix enrouée s’écria :
« Est-ce la malle-poste de Douvres ?
– Peu vous importe ! répondit le garde.
– Est-ce la malle-poste de Douvres ?
– Qu’avez-vous besoin de le savoir ?
– J’ai affaire à un voyageur.
– De qui voulez-vous parler ?
– De M. Jarvis Lorry. »
L’individu qui était sur le marchepied de la voiture fit un mouvement, et sembla dire que c’était de lui qu’il s’agissait. Le cocher, le garde et les deux autres le regardèrent avec défiance.
« Restez où vous êtes, ou sans cela vous êtes mort, répondit le garde à la voix qui sortait du brouillard. Voyageur du nom de Lorry, veuillez répondre avec franchise.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda celui-ci d’une voix douce et vibrante. Qui a besoin de me parler ? Est-ce vous, Jerry ?
– Je n’aime pas la voix de ce Jerry, murmura le garde entre ses dents ; elle est plus enrouée que de raison.
– Oui, monsieur Lerry, je vous apporte une lettre de chez Tellsone.
– Je connais ce messager, » dit le gentleman en s’adressant au garde, et en mettant pied à terre, assisté avec plus de hâte que de politesse par les deux autres voyageurs, qui s’élancèrent dans la voiture, dont ils s’empressèrent de fermer la portière et de relever les glaces.
« Vous pouvez lui permettre d’approcher, continua M. Lorry, vous n’avez rien à craindre.
– C’est possible, mais tout le monde n’en est pas convaincu, répondit le garde en se parlant à lui-même. Holà ! eh !
– Eh bien ? demanda Jerry, plus enroué qu’auparavant.
– Écoutez-moi : avancez, mais au pas ; et si par hasard il y a des fontes à la selle qui vous porte, n’y glissez pas la main ; je suis diablement prompt à la méprise, et quand je me trompe, mon erreur prend la forme d’une balle. Maintenant que vous êtes averti, montrez-nous votre figure. »
La silhouette d’un cheval et de son cavalier se dessina vaguement à travers le brouillard, et s’approcha de la malle-poste. Arrivé auprès de Lorry, le messager arrêta sa monture et tendit un papier au voyageur.
Le cheval était hors d’haleine, et tous deux étaient couverts de boue, depuis le sabot de la bête jusqu’au chapeau du cavalier.
« Garde, reprit le voyageur avec calme, je vous répète que vous n’avez rien à craindre. J’appartiens à la banque Tellsone et Cie, – vous devez connaître la maison Tellsone, de Londres, – je vais à Paris pour affaires.
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