Ai-je le temps de lire ce billet ? Il y aura une couronne pour boire.
– Cela dépend de sa longueur… Si vous ne devez pas… »
M. Lorry s’approcha de la lanterne, ouvrit la lettre qu’il tenait à la main, et lut à haute voix la phrase suivante :
« Attendez mademoiselle à Douvres ! »
« Ce n’est pas long, comme vous voyez, dit-il au garde ; et s’adressant à l’émissaire : Vous direz à la maison que je vous ai répondu par le mot : Ressuscité.
– Quelle singulière réponse ! s’écria Jerry de sa voix la plus rauque.
– Portez-la néanmoins à ces messieurs, ils auront ainsi la preuve que j’ai reçu leur billet. Bonsoir, Jerry, bonsoir ; retournez là-bas le plus vite possible. »
En disant ces mots, le gentleman ouvrit la portière et monta dans la voiture, sans être, cette fois, assisté par ses compagnons de voyage. Ceux-ci avaient caché d’une manière expéditive leurs bourses et leurs montres dans leurs grandes bottes, et faisaient semblant d’être plongés dans le plus profond sommeil, afin de se dispenser d’agir.
La portière refermée, la malle-poste s’ébranla, et, descendant la côte, s’enfonça dans un brouillard de plus en plus épais.
Le garde, qui avait fini par remettre son tromblon à sa place, examina les pistolets qu’il portait à la ceinture, et jeta un coup d’œil sur une petite caisse où étaient renfermés quelques outils de maréchal, une couple de torches, un briquet et de l’amadou. Si les lanternes de la voiture avaient été soufflées et brisées, comme il arrivait de temps à autre, il n’avait qu’à s’enfermer dans l’intérieur, et à battre le briquet avec courage, pour obtenir de la lumière au bout de cinq minutes, en supposant qu’il eût de la chance.
« Tom ! dit le garde à voix basse par-dessus la voiture.
– Qu’est-ce que c’est, Joé ?
– As-tu entendu ce message ?
– Oui.
– Qu’en penses-tu ?
– Rien du tout.
– Ni moi non plus, » répondit le garde, tout surpris de cette coïncidence d’opinion entre lui et le cocher.
Une fois seul, au milieu du brouillard et des ténèbres, Jerry avait mis pied à terre, non-seulement pour soulager sa bête, mais encore pour essuyer la boue qui lui couvrait le visage, et pour secouer son chapeau, dont les retroussis pouvaient contenir environ deux litres d’eau.
Lorsqu’il eut terminé cette double opération, il se retourna du côté de Londres, et, tenant son cheval par la bride, il se mit à descendre la montagne.
« Après une pareille course, ma vieille, dit-il à sa monture, je ne me fierai à vos quatre jambes que lorsque nous serons en plaine. Oui, ma vieille. Ressuscité ! Quelle singulière réponse ! Cela ne serait pas ton affaire ; non, Jerry, non, tu serais dans une fâcheuse position, si la mode allait prendre de revenir ici-bas. »
CHAPITRE III. – Les ombres de la nuit.
Chose étonnante, pour qui veut y réfléchir, que tous les hommes soient constitués de façon à être les uns pour les autres un mystère impénétrable. Lorsque j’entre dans une grande ville pendant la nuit, c’est pour moi une considération grave que de penser que chacune de ces maisons groupées dans l’ombre a des secrets qui lui appartiennent ; que chacune des chambres qu’elles renferment a son propre secret, et que chacun des cœurs qui battent dans ces milliers de poitrines est un secret pour le cœur qui lui est le plus cher et le plus proche !
Il y a dans ce mystère quelque chose qui ajoute à ce que la mort a de terrible et de poignant. Je ne pourrai plus tourner le feuillet de ce livre aimé que j’espérais vainement lire jusqu’au bout. Je ne sonderai plus du regard cette eau profonde où, à la lueur des éclairs, j’ai aperçu un trésor. Il était écrit que le livre se fermerait pour toujours, aussitôt que j’en aurais déchiffré la première feuille. Il était dit que l’onde, où je plongeais mes yeux avides, se couvrirait d’une glace éternelle, au moment où la lumière se jouait à sa surface, et que je resterais sur le rivage, dans mon ignorance des richesses qui s’y trouvaient contenues.
Mon voisin, mon ami est mort ; celle que j’aimais, qui était la joie et le bonheur de mon âme, a cessé de vivre. C’est l’inexorable continuité du secret qui fut toujours au fond de leur âme, comme il en est un en moi que j’emporterai dans la tombe. Y a-t-il, dans les cimetières de cette cité que je traverse, un dormeur plus impénétrable que ne le sont, pour moi, dans leur for intérieur, les habitants affairés de ses rues les plus vivantes, ou que moi-même je ne le suis pour eux tous ?
Le pauvre messager de Tellsone avait à cet égard, en sa qualité d’homme, exactement la même puissance que le roi, le premier ministre de l’État, ou le plus riche marchand de la capitale. Ainsi des trois voyageurs enfermés dans la malle-poste de Douvres ; chacun était pour les deux autres un mystère aussi complet que s’il avait été dans son carrosse à quatre ou à six chevaux, et que le territoire d’un ou deux comtés l’eût séparé de son voisin.
L’émissaire de la banque trottinait du côté de Londres ; il s’arrêtait presque à chaque taverne, mais il se tenait à l’écart, ne disait rien, et portait son chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils. Les yeux du pauvre homme se trouvaient, du reste, parfaitement en rapport avec ces mesures de prudence ; noirs à la surface, mais sans profondeur aucune, ils se rapprochaient l’un de l’autre, comme s’ils avaient craint, en se séparant, d’être surpris, chacun de son côté, dans quelque besogne compromettante. Les regards qu’ils jetaient sous les bords retroussés d’un vieux chapeau, ressemblant à un crachoir à trois cornes, et par-dessus l’immense cache-nez, qui de la paupière descendait jusqu’aux genoux, avait une expression sinistre. Voulait-il boire, l’émissaire de Tellsone se découvrait la bouche, y versait la liqueur qu’il tenait de la main droite, et laissait retomber l’immense cache-nez dès que l’opération était faite.
« Non, Jerry, non, se disait-il pendant qu’il trottinait sur la route, en ruminant la réponse qu’il rapportait à ces messieurs. Non, Jerry, ce ne serait pas ton affaire. Ressuscité ! Corps de mon âme ! je suppose, Dieu me pardonne ! que le gentleman avait bu ! »
Cette réponse lui causait de telles perplexités, qu’à diverses reprises il avait ôté son chapeau pour se gratter la tête. Excepté sur le sommet du crâne, où il était misérablement chauve, le messager de Tellsone avait des cheveux noirs et roides, inégalement répartis, et vaguant dans toutes les directions, depuis la base de l’occiput jusque, pour ainsi dire, à l’origine d’un nez large et camard. Ces cheveux hérissés rappelaient tellement les broussailles de fer qui garnissaient la crête de certains murs, que les plus habiles sauteurs n’auraient pas accepté notre homme au cheval fondu, en raison de cette chevelure menaçante.
Tandis qu’il revenait à Londres, rapportant le message qu’il devait délivrer au watchman{1} établi à la porte de Tellsone, afin que celui-ci pût, à son tour, le transmettre à qui de droit, les ombres de la nuit formaient à ses yeux des contours bizarres, suscités par le message dont il était porteur ; et à ceux de la vieille jument certaines formes qui naissaient des inquiétudes de la pauvre bête, inquiétudes nombreuses, si l’on en juge par les écarts que faisait la maigre haquenée pour s’éloigner des fantômes qu’elle voyait sur la route.
La malle-poste de Douvres, pendant ce temps-là, roulait pesamment, grinçait, tintait, raclait, bondissait et cahotait les trois individus mystérieux que renfermait son intérieur. Il est probable que les ombres de la nuit se révélaient à ces messieurs, ainsi qu’à l’émissaire et à sa bête, sous la forme que leurs suggéraient leurs préoccupations, et leurs paupières gonflées par le sommeil.
Parmi celles qui hantaient la malle-poste de Douvres était la maison Tellsone. M. Lorry, un bras dans la courroie qui l’empêchait de tomber sur son voisin, et le retenait à sa place quand la voiture faisait un bond trop fort, se penchait en avant et balançait la tête, les yeux à demi fermés ; bientôt les lanternes, qui scintillaient obscurément à travers les vitres brumeuses, le corps massif du voyageur qui était en face de lui, se transformèrent en maison de banque et firent un nombre prodigieux d’affaires. Le tintement des harnais fut le cliquetis des écus ; et, en moins de cinq minutes il fut payé plus de bons et de lettres de change que Tellsone et Cie, malgré leurs immenses relations, n’en payaient en un jour. Puis les caveaux de la Banque, remplis de valeurs et de secrets importants, s’ouvrirent devant M. Lorry, qui les parcourut, tenant d’une main une chandelle fumeuse, de l’autre un paquet d’énormes clefs, et qui les trouva précisément dans le même état qu’à sa dernière inspection.
Mais, bien qu’il fût toujours chez Tellsone, et qu’il n’eût pas quitté la voiture, dont il sentait vaguement la présence, comme on a le souvenir d’une plaie couverte d’opium, il ne cessa pendant toute la nuit d’être sous l’impression de cette idée qu’il allait à Paris pour déterrer un mort et le sortir du tombeau.
Parmi cette multitude de faces livides qui surgissaient devant lui, quelle était celle du revenant qu’il allait déterrer ?
Rien ne le lui indiquait. Tous ces visages étaient celui d’un homme de quarante-cinq ans, et ne différaient entre eux que par les passions qu’ils exprimaient, et par l’aspect plus ou moins effrayant de leur masque décharné. L’orgueil, le mépris, la colère, le soupçon, l’entêtement, la stupidité, la faiblesse et le désespoir passaient devant ses yeux tour à tour, ainsi qu’une variété de joues osseuses, de teints cadavéreux, de mains amaigries, de squelettes desséchés. Mais au fond, c’était toujours la même figure, la même tête prématurément blanchie.
Pour la centième fois, notre voyageur adressa au spectre la question suivante :
« Combien y a-t-il que vous êtes enterré ?
– Bientôt dix-huit ans ! répondit le spectre, qui cent fois lui avait dit la même chose.
– N’aviez-vous pas renoncé à l’espérance de revoir le jour ?
– Depuis longtemps.
– Vous savez que vous êtes rappelé à la vie ?
– On m’en a prévenu.
– Êtes-vous content de revivre ?
– Je ne sais pas.
– Faut-il que je vous l’amène, ou viendrez-vous la chercher ? »
À cette question, les réponses étaient contradictoires ; parfois le spectre murmurait d’une voix brisée :
« Il faut attendre ; sa présence me tuerait, si vous l’ameniez trop tôt. »
Parfois il disait avec amour et en fondant en larmes :
« Conduisez-moi près d’elle. »
Ou bien il s’écriait d’un air égaré :
« Que voulez-vous dire ? je ne connais personne, et je ne vous comprends pas. »
Après ce dialogue imaginaire, M. Lorry, toujours en pensée, creusait, creusait, creusait, tantôt avec une bêche, tantôt avec une grosse clef, tantôt avec ses ongles, pour délivre le malheureux qu’il devait rendre au jour. Le spectre finissait par être tiré de sa fosse, la figure et les cheveux remplis de terre sépulcrale, et retombait tout à coup, ne laissant qu’un peu de cendres à la place qu’il occupait.
Le gentleman se réveillait en sursaut, et baissait la glace, afin de se replonger dans la réalité, en sentant la pluie et le brouillard lui mouiller le front et les joues.
Mais les yeux ouverts, regardant tour à tour le ciel brumeux, la lueur mouvante qui s’échappait des lanternes, la haie dont le chemin était bordé, M. Lorry voyait au dehors les mêmes formes que celles dont il était assailli à l’intérieur.
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