Vers neuf heures, il calma son visage, prit l’air le plus respectable dont il lui fut impossible de masquer sa nature, et sortit pour se rendre à ses occupations.

En dépit du titre d’honnête commerçant qu’il aimait à se donner, il nous est difficile de voir un négoce dans le travail quotidien auquel se livrait Cruncher. Un tabouret de bois, provenant d’une chaise cassée dont on avait scié le dos, et que le petit Jerry, trottinant sur les talons paternels, portait chaque jour sous les fenêtres de Tellsone, composait le fond de commerce du prétendu négociant. Campé sur cet escabeau, les pieds sur une poignée de paille que laissait tomber la première charrette qui passait, M. Cruncher n’était pas moins connu dans tout le quartier que la porte de Temple-Bar, dont il avait l’aspect maussade et maladif. Arrivé à neuf heures moins cinq, juste au bon moment pour soulever son tricorne en l’honneur des vieux employés qui entraient à la banque, notre homme s’installa comme à l’ordinaire, ayant à côté de lui son fils, qui ne s’éloignait que pour infliger une correction aux marmots dont la faiblesse lui permettait d’accomplir sans crainte cet aimable dessein. Aussi près l’un de l’autre que leurs yeux l’étaient dans leurs visages, ayant les mêmes cheveux, les mêmes traits, la même posture, et guettant la pratique en silence, le père et le fils ressemblaient énormément à deux singes ; et cela d’autant plus, que Jerry l’aîné mordillait un brin de paille, dont il recrachait les morceaux, pendant que les yeux clignotant du jeune homme l’épiaient avec non moins de malice qu’ils regardaient tout ce qui se passait d’un bout à l’autre de la rue.

Tout à coup l’un des messagers intérieurs de Tellsone mit la tête à la porte et jeta ces paroles d’un ton bref :

« Commissionnaire, on vous demande.

– Bravo ! papa, la journée commence bien. »

Après cette félicitation, le petit Jerry grimpa sur le tabouret, s’enfonça dans la paille, que son père mordillait tout à l’heure, et se mit à réfléchir.

« Toujours les doigts tachés de rouille ! murmura-t-il entre ses dents. Toujours ! toujours ! Où peut-il prendre toute cette rouille ? Ce n’est pourtant pas ici. »

CHAPITRE II. – Spectacle.

« Vous connaissez Old-Bailey ? dit au commissionnaire l’un des vieux employés de Tellsone et Cie.

– Oui, monsieur, répondit notre homme d’un ton un peu bourru.

– Très-bien ! Vous connaissez également M. Lorry ?

– Beaucoup mieux qu’un honnête commerçant, tel que moi, ne peut connaître Old-Bailey.

– À merveille ! Rendez-vous à la porte des témoins, et montrez ce billet au concierge, il vous laissera entrer.

– Dans la salle où se tient la cour ?

– Précisément. »

Les yeux de M. Cruncher parurent se rapprocher plus que jamais, et s’adresser l’un à l’autre cette question embarrassante :

« Qu’en penses-tu ?

– Dois-je attendre la réponse ? demanda le messager, comme si cette phrase eût résulté de la conférence que venaient d’avoir ses yeux.

– Je vais vous le dire. Le concierge fera passer le billet à M. Lorry, dont vous attirerez l’attention par vos gestes, afin qu’il sache où vous êtes ; et vous resterez à la même place jusqu’à ce qu’il ait besoin de vous.

– Est-ce tout, monsieur ?

– Complètement. Il désire avoir un commissionnaire sous la main, et ce billet a pour but de l’avertir de votre présence. »

Le vieux commis plia soigneusement son billet, y mit l’adresse, et au moment où il le passait dans son buvard, il entendit la phrase suivante :

« On juge probablement un faux en écriture publique ? demandait M. Cruncher.

– Un crime de haute trahison.

– Le supplice de l’écartèlement, dit le messager ; quelle barbarie !

– C’est la loi, objecta l’homme de banque en tournant ses lunettes étonnées sur le commissionnaire ; c’est la loi.

– Une loi cruelle, monsieur ; il est bien assez dur de tuer un homme, sans lui arracher les membres, répliqua Jerry.

– Du tout ! riposta l’employé, cela ne suffit pas. Quant à vous, mon brave, je vous conseille de traiter la loi avec un peu plus de respect. Soignez votre poitrine, économisez vos paroles ; croyez-moi, laissez à la justice le soin de faire ce qui la regarde, et de le faire comme elle l’entend.

– C’est l’humidité, monsieur, qui me tombe sur la poitrine et qui m’enroue ; si vous saviez de quelle façon humide je gagne ma vie ! retourna le commissionnaire.

– Bien ! bien ! rétorqua le vieil employé ; nous gagnons tous notre vie d’une manière ou d’une autre. Voici la lettre ; partez vite, et ne vous amusez pas. »

Jerry prit le billet et dit en lui-même, avoir moins de respect qu’il n’en laissa paraître :

« Si je suis enroué, vous êtes diablement maigre, vous. »

Il salua le commis, informa son fils, en passant de l’endroit où il allait, et se dirigea vers la cour d’assises.

À cette époque c’est à Tyburn que l’on pendait, et la rue de Newgate n’avait pas cette infâme notoriété qui depuis lors s’est attachée à son nom ; mais la vieille geôle n’en était pas moins un lieu abominable, où l’on pratiquait tous les genres de débauche et de scélératesse, et où il s’engendrait d’horribles maladies qui, se ruant au dehors, atteignaient jusqu’au chef de la justice, et l’arrachaient de son banc pour le jeter dans la fosse{4}.

Il est arrivé plus d’une fois que le juge qui présidait aux débats d’une affaire criminelle recevait son arrêt de mort en même temps que le coupable et souvent mourait le premier. Old-Bailey avait, du reste, plus d’un titre à la célébrité : c’était la cour d’une hôtellerie meurtrière, d’où sortaient sans cesse de pâles voyageurs qui, soit en carrosse, soit en charrette, partaient violemment pour l’autre monde, et qui arrivaient au but fatal, après une traversée d’environ deux milles sur la voie publique, où ils faisaient rougir quelques bons citoyens, ce qui toutefois était rare, tant l’usage est puissant, et tant il est désirable qu’il soit bons dès l’origine.

C’est à Old-Bailey qu’était placé le pilori, institution antique et sage, qui infligeait un châtiment dont personne ne pouvait prévoir l’étendue. On y trouvait également le poteau où l’on attachait ceux qui devaient subir le fouet, autre ancienne institution, dont la vue était bien faite pour adoucir le caractère du spectateur et pour lui inspirer des sentiments d’humanité. C’était encore dans ces lieux maudits que se traitait le prix du sang, transaction infâme, réglée par la sagesse de nos ancêtres, et qui conduisait systématiquement aux crimes mercenaires, les plus effroyables que l’on commette sous le ciel.

Bref, Old-Bailey à cette époque était un précieux commentaire de l’opinion qui veut que tout ce qui est soit équitable et bien ; l’opinion décisive, aussi satisfaisante pour la conscience qu’agréable pour la paresse, si elle n’impliquait pas cette conséquence embarrassante et forcée : que rien de ce qui fut a jamais été mal.

Se frayant un passage à travers les groupes qui encombraient cet affreux théâtre d’actions hideuses, le commissionnaire trouva bientôt la porte des témoins, et remis sa lettre au concierge par un guichet de recette ; car on payait alors pour voir la pièce que l’on jouait à Old-Bailey, ainsi que pour assister à celle qui se représentait à Bedlam{5}. Seulement le premier de ces deux spectacles était beaucoup plus cher que l’autre ; c’est pourquoi toutes les portes de la geôle étaient fermées et gardées, à l’exception toutefois de celle par où entraient les prévenus, et qui était toujours grande ouverte.

Après une longue hésitation, la porte, à laquelle avait frappé Jerry, s’entre-bâilla en grinçant, et permit au commissionnaire de pénétrer jusque dans la salle des assises.

« Où en est la cause ? demanda tout bas M. Cruncher à son voisin.

– On n’a rien fait encore.

– Qu’est-ce qui va venir ?

– Un cas de haute trahison.

– Coupé en quatre, hein !

– Oui, répondit l’homme d’un air affriandé ; il sera traîné sur une claie, ensuite à demi pendu ; puis on le détachera de la potence, on l’écorchera vif sur la poitrine, le ventre, les cuisses et les côtes, on lui enlèvera les chairs, qu’on brûlera sous ses yeux, on lui tranchera la tête, et enfin on le coupera par quartiers : c’est la sentence.

– Si toutefois il est reconnu coupable, ajouta Jerry provisionnellement.

– Oh ! n’ayez pas peur, dit l’autre, il sera condamné, pour sûr. »

Ici l’attention du commissionnaire fut détournée par le concierge, qui se dirigeait vers M. Lorry, tenant à la main le billet qu’il devait remettre à ce dernier.

Le gentleman entouré d’avocats portant perruque, était assis devant une table, non loin du conseil de l’accusé, et presque en face d’un autre avocat, également à perruque, ainsi que les précités, et qui, les mains dans les poches, regardait le plafond d’un air méditatif.

Après avoir toussé à diverses reprises, agité la main et s’être frotté le menton, Cruncher parvint à se faire remarquer de M. Lorry, qui, debout, le cherchait du regard, et qui, l’ayant aperçu, lui fit un léger signe de tête et se rassit immédiatement.

« Quel rapport ce monsieur a-t-il avec la cause ? demanda au commissionnaire l’homme avec qui celui-ci avait entamé la conversation.

– Que je sois pendu si je le sais, dit Jerry.

– Et vous-même, qu’est-ce que vous êtes dans l’affaire, pourrait-on le savoir ? continua le voisin d’un air de vif intérêt.

– Je ne le sais pas davantage, » répliqua le messager.

L’arrivée du juge et le tumulte qui s’ensuivit interrompirent ce dialogue. Tous les regards se fixèrent aussitôt sur la porte qui communiquait avec la prison. Deux geôliers, qu’on voyait là depuis l’entrée du public, disparurent un instant et ramenèrent l’accusé qui fut conduit à la barre.

Toutes les personnes présentes, à la seule exception de l’avocat dont les mains étaient dans les poches, ouvrirent de grands yeux et les attachèrent sur le prévenu. Le souffle de toutes les poitrines roula vers lui comme une onde entraînée par le courant ; des figures avides se tendirent avec effort autour des piliers, dans les coins, dans l’embrasure des fenêtres, afin de l’apercevoir ; les gens qui étaient dans l’amphithéâtre se levèrent pour ne pas perdre un détail de cette vue intéressante ; ceux qui étaient de niveau avec la cour placèrent leurs mains sur les épaules des personnes qui étaient devant eux, et restèrent sur la pointe du pied ; les autres grimpèrent sur leur siège, sur le rebord des lambris, sur presque rien, pour contempler le héros du drame qui allait s’ouvrir.

Parmi ces derniers, et fort en évidence, était Jerry, plus hérissé que jamais, et dont l’haleine, chargée d’un pot de bière qu’il avait bu en chemin, se mêlait aux vagues d’ale, de porter, de gin, de thé, de café, de tout au monde, qui se précipitaient vers l’accusé, vagues impures qui déjà se déposaient en brouillard méphitique sur les carreaux des grandes fenêtres situées derrière le prévenu.

Le point de mire de tous ces regards était un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, ayant une belle taille, de beaux traits, l’air noble et distingué, l’œil brun, la peau halée par le soleil. Il était simplement vêtu de gris et de noir, et ses longs cheveux châtains étaient rattachés derrière le cou par un ruban, destiné à les retenir d’une façon commode plutôt qu’à servir de parure. Comme l’esprit révèle toujours ce qu’il ressent, malgré l’épaisseur du masque dont on couvre le visage, l’émotion du prévenu se trahissait par la pâleur qui perçait à travers le brun de ses joues. Du reste, il était calme, et s’assit tranquillement, après avoir salué le juge avec aisance et dignité.

Le genre d’intérêt qu’il inspirait à la foule, et qui tenait tous ses yeux ouverts, toutes ces poitrines haletantes, n’était pas dû à l’un des sentiments qui honorent l’humanité, et qui l’élèvent. L’espèce de fascination que ce malheureux jeune homme exerçait sur les spectateurs venait de l’effroyable arrêt dont il était menacé ; elle eût perdu de sa force en raison des chances qu’il aurait eues d’échapper aux détails du supplice. Le corps qui allait être si affreusement mutilé formait le spectacle des yeux, et les tortures que devait subir cet être immortel, dont les chairs et les membres allaient être arrachés, fournissaient l’émotion.

Quel que fût le vernis que, suivant leur plus ou moins d’habileté dans l’art de se tromper soi-même, les spectateurs de ce drame honteux parvinssent à étendre sur les motifs qui les y avaient amenés, l’intérêt qu’ils y prenaient avait sa source dans un instinct féroce, un appétit sauvage.

« Silence devant la cour ! L’acte d’accusation a dénoncé hier Charles Darnay comme s’étant rendu coupable de trahison envers le très-puissant, très-célèbre, très-excellent, très-auguste prince, Sa Majesté le roi de la Grande-Bretagne ; comme ayant, à diverses reprises et par des moyens frauduleux, prêté son concours au roi de France dans la guerre que fait celui-ci au prince très-célèbre, très-excellent, etc. ; comme ayant fait des voyages multipliés des États de son auguste et puissante Majesté Britannique, à ceux dudit roi de France, à cette fin de révéler méchamment, faussement, traîtreusement (et autres injures en ment), audit roi de France, quelles sont les forces que notre dit prince très-célèbre, très-puissant, très-excellent, etc., se dispose à envoyer dans le nord de l’Amérique, ce dont le prévenu susnommé a refusé hier de se reconnaître coupable. »

Après avoir suivi tous les détours de cet extrait de l’acte d’accusation ; Jerry, de plus en plus hérissé, à mesure que la loi multipliait les adverbes et les superlatifs, découvrit avec joie que le procès du susdit Charles Darnay allait enfin commencer, que tous les membres du jury avaient prêté serment, et que M. l’attorney général était sur le point de prendre la parole.

L’accusé, qui était déjà pendu, écorché, décapité mentalement par chacun des spectateurs, et qui ne l’ignorait pas, resta ferme et digne, sans qu’il y eût néanmoins d’affectation dans sa pose et dans sa physionomie. L’air grave et attentif, il suivait avec un sérieux intérêt l’ouverture des débats, et se possédait assez pour n’avoir pas même dérangé l’un des brins d’herbe qui couvraient la tablette où reposaient ses deux mains. Toute la salle était jonchée de plantes aromatiques, et on l’avait aspergée de vinaigre, afin de combattre les effluves de la geôle, et de se prémunir contre les atteintes de la fièvre de prison. Vis-à-vis du banc des prévenus était un miroir, destiné à rabattre la lumière sur la tête de l’accusé. Que de misérables avaient été réfléchis par ce trumeau, et dont l’image avait disparu de la terre en même temps qu’elle s’était effacée du miroir ! Quelle armée de spectre eût visité ces lieux abominables, si la glace avait rendu tous les visages qui s’y étaient reproduits, comme un jour l’Océan doit rejeter tous les morts qu’ont engloutis les flots !

Peut-être la pensée du déshonneur qui attendait sa mémoire, peut-être l’idée du supplice traversa-t-elle l’esprit de l’accusé, je l’ignore ; toujours est-il que Charles Darnay fit un mouvement, et qu’en changeant d’attitude, il leva les yeux pour voir d’où sortait la lumière qui lui frappait la figure.

Le sang lui monta au visage quand il aperçut la glace qui était placée devant lui, et sa main écarta vivement les brins d’herbe. Voulant éviter le miroir, il tourna la tête vers la cour, qui se trouvait à sa gauche. Au niveau de ces yeux, près de l’endroit où siégeait le juge, étaient assises deux personnes qui arrêtèrent son regard, et cela d’une manière si soudaine, et en produisant chez lui une impression tellement vive, que tous les yeux, dont il était le point de mire, se dirigèrent aussitôt vers ces individus.