On aperçut alors une jeune fille de vingt et quelques années, et un vieillard, évidemment son père. Celui-ci vous frappait à première vue par ses cheveux d’un blanc de neige et par l’expression indescriptible de son visage, reflet d’un esprit peu actif, mais d’une profondeur, d’une puissance méditative extraordinaires. Quand cet homme se renfermait en lui-même, ce qui paraissait lui être habituel, vous auriez dit qu’il était vieux ; mais quand il s’animait, comme à l’instant dont nous parlons, il était vraiment beau et semblait dans toute la force de l’âge.
La jeune fille, bien qu’elle fût assise, avait croisé ses deux mains sur le bras de son père, dont elle se rapprochait le plus possible, dans l’effroi que lui inspiraient les débats. Il était facile de comprendre qu’elle ne voyait que le péril de l’accusé. Son front pâle exprimait tant d’alarmes, sa compassion était si visible, si touchante, que les spectateurs, qui n’avaient pas eu pitié de lui, se laissèrent toucher par elle, et chacun demanda tout bas quelles étaient ces deux personnes.
Jerry, qui de son côté les observait, tout en suçant la rouille dont ses doigts étaient couverts, allongea le cou pour mieux entendre ce qu’on disait autour de lui.
« Qui sont-ils ? avait-on répété de bouche en bouche dans la foule, jusqu’à ce que la question fût arrivée à un huissier de la cour ; et la réponse de celui-ci revenait à ceux qui l’avaient provoquée, mais avec plus de lenteur. À la fin cependant elle atteignit la place où était le commissionnaire.
« Ce sont des témoins.
– De quel côté ?
– À charge. »
Le juge, qui avait cédé à l’impulsion commune, rappela ses yeux à son banc, s’appuya au dossier de son fauteuil, et fixa un regard ferme sur l’homme dont il tenait la vie dans ses mains ; tandis que l’attorney général se levait pour filer la corde, aiguiser la hache, et dresser l’échafaud.
CHAPITRE III. – Débats.
M. l’attorney général avait à dire au jury : Que le prévenu, bien qu’il fût jeune par son âge, était déjà vieux dans la pratique de la trahison, crime capital qui entraîne la peine de mort. Que les relations de l’accusé avec l’ennemi public ne dataient pas d’aujourd’hui, pas d’hier, pas même de l’année passée, non plus que de l’année précédente ; qu’il était certain que depuis déjà longtemps Charles Darnay allait et venait sans cesse de Paris à Londres, et réciproquement, au sujet d’affaires secrètes, dont il n’avait pu donner une explication satisfaisante. Que s’il était permis au criminel de réussir dans ses coupables entreprises (ce qui heureusement ne peut arriver), la profonde scélératesse de l’accusé n’aurait jamais été reconnue, tant il y avait d’infâme habileté dans les manœuvres auxquelles Charles Darnay avait eu recours ; mais que la Providence avait inspiré au cœur d’un homme de bien, sans reproches comme sans crainte, la pensée de chercher à découvrir les plans du traître, et que, frappé d’horreur, il était venu faire part de sa découverte au premier ministre de Sa Majesté. Que cet homme pur et loyal, dont la conduite et l’attitude n’avaient pas cessé un instant d’être sublimes, serait produit comme témoin. Que cet homme d’honneur avait été l’ami du prévenu ; mais qu’en un jour, à la fois propice et douloureux, acquérant la certitude de la culpabilité de celui qui avait son affection, il avait résolu d’immoler sur l’autel sacré de la patrie, l’infâme qu’il ne pouvait plus ni estimer ni chérir. Que si des statues étaient élevées en Angleterre, comme autrefois en Grèce et à Rome, aux bienfaiteurs publics, il en serait évidemment érigé une à la gloire de ce grand citoyen. Que puisque telle n’est pas la coutume anglaise, il était probable que cet excellent patriote ne recevrait aucune récompense. Que la vertu, ainsi que de grands poètes l’ont proclamé dans maints passages, passages que le jury tout entier (M. l’attorney général n’en doutait pas) avait textuellement dans la mémoire, que la vertu est contagieuse, surtout cette vertu éclatante qui porte le nom de patriotisme, c’est-à-dire amour de la patrie ; que le sublime exemple du témoin immaculé, sur la parole infaillible duquel s’appuyait l’organe de la loi, avait éveillé chez le domestique du prévenu la sainte détermination de fouiller dans les poches, dans les tiroirs de son maître, et d’examiner avec soin les papiers secrets de ce dernier. Que lui, attorney général, était préparé au blâme que de mauvais citoyens ne manqueraient pas de jeter sur la conduite de cet admirable serviteur ; mais que, personnellement, il le préférait en quelque sorte à ses plus proches parents, et le tenait en plus grande estime que son propre père ; qu’il n’attendait pas moins du jury, et qu’il se reposait avec confiance sur le sentiment de justice et d’équité, dont il ne manquerait pas de donner la preuve en cette occasion solennelle. Que le témoignage de l’ancien ami, et de l’ancien valet du prévenu, joint aux documents qui prouvaient leur découverte, produits devant la cour, établirait d’une manière incontestable que l’accusé avait entre les mains la liste des forces de Sa Majesté Britannique, les plans de campagne qui devaient être suivis par les armées anglaises, tant sur mer que sur terre, et ne permettrait pas de révoquer en doute que l’accusé n’eût l’intention, et même l’habitude, de transmettre ces précieux détails au chef du peuple ennemi. Qu’il n’était pas possible d’établir que ces notes fussent écrites de la main du prévenu, mais que cela n’empêchait pas la gravité du fait ; que c’était au contraire une preuve de la scélératesse qui avait présidé à toutes ces machinations infâmes ; que les débats montreraient de la manière la plus évidente que ces pratiques frauduleuses et traîtresses dataient déjà de cinq années, c’est-à-dire qu’elles remontaient à l’époque du premier combat qui avait eu lieu entre les Américains et les troupes du roi d’Angleterre ; que par tous ces motifs, les jurés, étant des hommes loyaux entre tous, devraient nécessairement déclarer le prévenu coupable du crime dont on l’accusait, quelle que fût d’ailleurs la répugnance qu’ils eussent à faire appliquer la peine appliquée par la loi ; qu’ils ne pourraient plus goûter de repos, qu’ils ne pourraient plus souffrir la pensée que leurs femmes sont endormies, que leurs enfants sont plongés dans un sommeil paisible, bref, qu’il n’y aurait plus moyen pour eux ni pour leurs familles de poser la tête sur l’oreiller, à moins que celle de l’accusé ne tombât sous la hache du bourreau. Cette tête, M. l’attorney général la leur demandait au nom de tout ce que pouvait lui fournir une période arrondie, une phrase retentissante, et il conclut en affirmant, de la manière la plus solennelle, qu’il regardait le coupable comme ayant déjà subi la peine de mort.
Lorsque le dernier mot de cette harangue eut été prononcé, un bourdonnement s’éleva de tous les points de l’auditoire, comme si des nuées de mouches bleues s’étaient réunies autour du prévenu, par anticipation de ce qu’il allait devenir ; puis le bourdonnement cessant quand le silence fut rétabli, le patriote immaculé apparut comme témoin.
M. le sollicitor général, marchant sur les traces de son chef de file, interrogea le patriote :
« Votre nom ?
– John Barsad, etc.… »
L’histoire de son âme pure et de sa conduite sublime fut exactement la même que celle dont M. l’attorney général avait édifié son auditoire. Le seul défaut qu’on pût lui reprocher, si toutefois elle en avait un, fut de rappeler trop littéralement la version précédente.
Après avoir déchargé sa noble poitrine du fardeau qui l’oppressait, l’éminent citoyen se serait modestement retiré, si l’avocat du prévenu, placé dans le voisinage de M. Lorry, ne lui avait, à son tour, posé plusieurs questions.
(L’avocat en perruque, dont les yeux étaient fixés au plafond, n’avait pas changé d’attitude.)
« Le témoin a-t-il lui-même espionné le prévenu ?
– Grands Dieux ! cette vile insinuation ne fait qu’exciter son mépris.
– Quels sont les moyens d’existence du témoin ?
– Il a des propriétés.
– À quel endroit sont-elles situées ?
– Il ne pourrait pas le dire actuellement, le nom lui échappe.
– De quelle nature sont ces propriétés ?
– Cela ne regarde personne.
– Les a-t-il achetées, ou lui viennent-elles de succession ?
– Il les a eues par héritage.
– De qui ?
– D’un parent éloigné.
– Le témoin n’a-t-il jamais été en prison ?
– Miséricorde !
– En prison pour dettes ?
– Il ne voit pas quel rapport cela peut avoir…
– Le témoin n’a pas été en prison pour dettes ?
– Pourquoi cette insistance ?
– Jamais ? persiste l’avocat.
– Eh bien ! oui.
– Combien de fois ?
– Une ou deux.
– N’est-ce pas cinq ou six ?
– Peut-être.
– Quelle est la profession du témoin ?
– Gentleman.
– Le témoin n’a jamais reçu de coups de pied ?
– C’est possible.
– Fréquemment ?
– Pas du tout.
– On ne l’a jamais jeté du haut en bas de l’escalier ?
– Certes non : une fois il était au premier étage, on l’a poussé un peu fort, mais s’il a roulé jusqu’en bas, c’est de son propre mouvement.
– N’était-ce pas pour avoir joué avec des dés pipés ?
– Quelque chose d’analogue a été dit par l’impudent qui a causé la chute du témoin ; mais rien n’était plus faux.
– Le témoin en jurerait-il ?
– Assurément.
– Est-ce que le témoin n’est pas un joueur de profession ?
– Pas plus qu’un autre.
– Il n’a jamais emprunté d’argent à l’accusé ?
– Si.
– Le lui a-t-il rendu ?
– Non.
– Ses relations avec l’accusé ne se bornaient-elles pas à un emprunt perpétuel, sous forme de frais de voitures, d’auberge, de paquebots, etc. ?
– Pas précisément.
– Le témoin est-il bien sûr d’avoir vu les listes dont il s’agit entre les mains du prévenu ?
– Très-sûr.
– Peut-il en dire davantage à l’égard de ces papiers ?
– Non.
– N’est-ce pas lui que se les serait procurés ?
– Non.
– Combien croit-il que lui sera payé son témoignage ?
– Bonté divine !
– N’espère-t-il pas recevoir du gouvernement des fonctions salariées, par exemple celles d’agent provocateur ?
– Oh ciel !
– Une autre place du même genre ?
– Miséricorde !
– Le témoin l’affirmerait-il sous la foi du serment ?
– Sur tout ce qu’il y a de plus sacré ; le patriotisme le plus pur lui a seul inspiré sa conduite. »
Cet interrogatoire est suffisant ; le témoin se retire.
L’ancien et vertueux domestique du prévenu jure à son tour, et multiplie les serments avec chaleur et volubilité.
Il s’appelle Roger Cly ; c’est un honnête homme, qui, dans sa bonne foi, s’est mis il y a quatre ans au service de l’accusé.
« N’a-t-il pas supplié qu’on le prit par charité ?
– Jamais. Il a demandé au prévenu, qu’il rencontra sur le paquebot de Calais, si par hasard il n’aurait pas besoin d’un serviteur intelligent et probe ; c’est ainsi qu’il est entré au service de l’accusé. Diverses circonstances éveillèrent ses soupçons, et il résolut d’avoir l’œil sur son maître. Il a trouvé maintes fois, dans les poches du prévenu, des papiers absolument pareils à ceux qu’on lui présente. Les listes que la cour a sous les yeux ont été prises par lui dans le secrétaire de son maître. Il a surpris l’accusé montrant ces mêmes listes à des Français, tant à Calais qu’à Boulogne. Rempli d’amour pour son pays, le témoin n’a pu voir de pareilles menées sans une vive indignation, et s’est empressé d’en informer la justice.
– N’a-t-on pas accusé Roger Cly d’avoir volé une théière en argent ?
– Pas du tout ; on l’a calomnié au sujet d’un pot à moutarde qui, en fin de compte, n’a jamais été que plaqué.
– Roger Cly n’est-il pas en relations avec le dernier témoin depuis sept à huit ans ?
– C’est une simple coïncidence. On ne saurait s’étonner de ce qu’elle peut avoir d’étrange : toutes les coïncidences sont plus ou moins singulières ; et c’est encore par hasard que le seul motif qui l’ait animé dans tout ceci, est comme chez le précédent témoin, le patriotisme le plus ardent ; c’est un loyal Anglais, et il espère que les citoyens de son espèce sont nombreux dans le pays. »
Les mouches bleues recommencent à bourdonner. Le silence rétabli dans l’auditoire, l’attorney général appelle M. Jarvis Lorry.
« N’êtes-vous pas employé à la banque Tellsone ?
– Oui.
– Un vendredi soir du mois de novembre 1775, n’avez-vous pas fait un voyage pour les affaires de la maison, et n’êtes-vous pas allé à Douvres par la malle-poste ?
– Oui.
– Étiez-vous seul dans la voiture ?
– Non ; il y avait avec moi deux autres voyageurs.
– Ne sont-ils pas descendus sur la route, bien avant le point du jour ?
– Oui.
– Veuillez regarder l’accusé, et nous dire s’il n’était pas l’un de vos compagnons de voyage ?
– Il me serait impossible de vous répondre.
– Est-ce qu’il ne ressemble pas à l’un ou à l’autre des deux voyageurs en question ?
– Ces voyageurs étaient si complètement enveloppés, la nuit était si noire, que je ne me fais pas même une idée de leur extérieur.
– Regardez l’accusé de nouveau, monsieur Lorry ; supposez-le complètement enveloppé, ainsi que les deux voyageurs dont nous parlons, et voyez s’il n’y aurait pas dans sa taille, dans son ensemble, quelque chose qui pût rendre probable qu’il était l’un de vos deux compagnons de route.
– Je ne puis vraiment pas vous répondre.
– Affirmeriez-vous sous la foi du serment qu’il n’était pas dans la voiture ?
– Non.
– Ainsi, vous reconnaissez qu’il pouvait être l’un de ces deux voyageurs.
– Ce ne serait pas impossible ; je dirai néanmoins que les deux personnes dont il s’agit avaient une crainte excessive des voleurs, crainte que je partageais moi-même, et que l’accusé ne paraît pas être un homme à craindre quoi que ce soit.
– Êtes-vous sûr de n’avoir jamais rencontré l’accusé ?
– Je l’ai vu très-certainement.
– Dans quelle occasion ?
– Je revenais de Paris quelques jours après m’être embarqué à Douvres ; l’accusé était sur le paquebot, et nous avons fait ensemble la traversée.
– À quelle heure vint-il à bord ?
– Un peu après minuit.
– Au plus fort des ténèbres. Y eut-il d’autres passagers qui vinrent à la même heure ?
– Le hasard voulut…
– N’employez pas cette expression dubitative, monsieur Lorry. L’accusé, ici présent, fut-il le seul qui s’embarqua à cette heure avancée ?
– Oui.
– Vous-même, étiez-vous seul ?
– Non : j’étais accompagné d’un vieil ami et de sa fille. Tous les deux sont ici comme témoins.
– Êtes-vous entré en conversation avec l’accusé ?
– Nous avons à peine échangé quelques paroles ; la mer était orageuse, la traversée fut longue et pénible, et je restai couché sur un canapé jusqu’à notre arrivée à Douvres.
– C’est bien.
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