Je viens d’apprendre que son agitation commence à se calmer et qu’elle est beaucoup mieux.

– Je suis désolé d’avoir été la cause de son malaise ; seriez-vous assez bon pour le lui dire de ma part, et pour lui porter l’expression de ma profonde gratitude ?

– Je ne demande pas mieux, si vous y tenez, répondit M. Cartone d’un ton indifférent qui frisait l’insolence.

– J’y tiens beaucoup, et je vous remercie mille fois.

– Qu’attendez-vous du jury, monsieur Darnay ? reprit Cartone, qui appuyé sur la barre, se tourna vers l’accusé.

– Ma condamnation, répliqua celui-ci.

– C’est ce qu’il y a de mieux à faire, d’autant plus que la chose est probable ; toutefois le désaccord des jurés vous donne des chances de succès. »

Jerry, qui avait écouté ce dialogue, n’en entendit pas davantage, et laissa les deux interlocuteurs, si ressemblants de figure, si différents au moral, debout à côté l’un de l’autre, et réfléchis tous deux par le trumeau qui dominait le banc des accusés.

Une heure et demie se traîna lentement jusqu’à la rentrée de la cour ; et, malgré les pâtés de mouton et les pots d’ale qui lui prêtèrent leur assistance, elle parut boiteuse aux gens de toute espèce qui remplissaient les couloirs du rez-de-chaussée.

Notre commissionnaire, après avoir bu et mangé d’une manière satisfaisante, était allé se mettre sur un banc, où il était en train de faire un somme, lorsqu’il fut réveillé par un puissant murmure et porté jusqu’en haut de l’escalier par le courant qui se précipitait dans la salle des assises.

« Jerry ! Jerry ! s’écriait le gentleman, qu’il trouva près de la porte dès qu’il arriva ?

– Me voilà, monsieur, me voilà ! il faudra se battre pour sortir.

– Partez bien vite, reprit le banquier en lui tendant un billet au milieu de la foule. Le tenez-vous, Jerry ! Partez et ne vous amusez pas.

– Oui, monsieur. »

Le papier que tenait le commissionnaire ne renfermait qu’un seul mot :

Acquitté.

« Cette fois, murmura Cruncher en s’en allant, si vous aviez mis Ressuscité, je l’aurais parfaitement compris. »

Il n’eut pas le temps d’en penser davantage ; car il fut obligé de courir pour n’être pas débordé par la foule qui se répandait au dehors, et dont le bourdonnement ruisselait dans la rue, comme si les mouches bleues, déçues dans leur espoir, se fussent précipitées à la recherche d’un autre cadavre.

CHAPITRE IV. – Félicitations.

Tandis que s’écoulait le dernier sédiment de l’étuvée humaine qui bouillait depuis le matin dans la salle des assises, Lucie Manette et son père, l’avocat et l’avoué de M. Darnay, s’étaient rassemblés autour de celui-ci, et le félicitaient d’avoir échappé à la mort. Il eût été difficile, même à une clarté plus brillante, de reconnaître dans le docteur au visage intelligent, à la démarche pleine de noblesse, le cordonnier du faubourg Saint-Antoine.

Cependant il n’était personne qui, l’ayant regardé une fois, ne le regardât de nouveau, alors même qu’on n’avait point eu l’occasion de remarquer le timbre douloureux de sa voix grave, et l’air distrait qui, par instant, voilait tout à coup sa figure. Non-seulement une cause extérieure, un mot relatif à ses années d’agonie, évoquaient des profondeurs de son âme cet état d’abstraction, mais il arrivait aussi que le nuage se formait de lui-même, et répandait sur les traits de l’ancien captif une obscurité aussi incompréhensible aux spectateurs qui ne savaient pas son histoire, que si, par un ciel pur, ils avaient vu la Bastille projeter son ombre sur lui, malgré les trois cents milles dont il en était séparé.

Sa fille avait seule le pouvoir de dissiper ces nuages. Elle était le fil d’or qui, pour lui, rattachait ses beaux jours au calme dont il jouissait après sa misère. La voix, le regard, l’attouchement de Lucie, avaient sur l’ancien prisonnier une souveraine influence. Pourtant elle se rappelait qu’en certaines occasions, sa tendresse était restée sans effet ; mais ces occasions étaient rares, et chaque jour elle acquérait plus de certitude de ne pas les voir se reproduire.

M. Darnay baisa la main de Lucie Manette avec ferveur, puis se retourna vers M. Stryver, qu’il remercia chaudement. Celui-ci avait à peine trente et quelques années, et paraissait en avoir près de cinquante. Il était gras et court, avait la voix haute, les manières brusques, les cheveux roux, le teint fleuri, une absence complète de délicatesse, et une certaine manière de se pousser au milieu d’une société ou d’une conversation, en se donnant à lui-même un coup d’épaule, qui faisait bien augurer du chemin qu’il ferait dans le monde.

Ayant encore sa perruque et sa robe, ledit avocat se poussa en face de son client avec une telle violence, qu’il écrasa l’innocent M. Lorry, et le chassa du groupe, où il s’installa carrément.

« Je suis heureux de vous avoir fait sortir de ce mauvais pas, monsieur Darnay, s’écria-t-il ; c’était une poursuite infâme, ignoble, mais qui par cela même n’en devait que mieux réussir.

– C’est un service que je me rappellerai toute ma vie, répondit le jeune homme avec chaleur.

– J’ai fait tout mon possible, monsieur Darnay, et je crois que tout mon possible vaut bien celui d’un autre. »

Il incombait à quelqu’un d’ajouter : « Beaucoup mieux ! »

Ce fut M. Lorry qui s’en chargea, peut-être avec l’intention de reprendre une petite place à côté de celle qu’il occupait tout à l’heure.

« Est-ce bien votre façon de penser ? demanda M. Stryver, j’en serais fort aise. Vous avez assisté aux débats, et vous devez vous y connaître. Vous êtes un homme d’affaires, un homme sérieux, un homme grave.

– En cette qualité, répliqua M. Lorry, qu’un petit coup d’épaule du légiste avait rejeté dans le groupe, je fais appel au docteur pour qu’il rompe cette conférence et nous ordonne le départ. Miss Lucie est très-pâle, M. Darnay a subi une journée terrible, et nous sommes tous sur les dents.

– Parlez pour vous, dit l’avocat, parlez pour vous, lorsqu’il s’agit de repos ; quant à moi, j’ai à travailler toute la nuit.

– C’est surtout pour miss Manette et pour M. Darnay, répliqua le gentleman. Ne pensez-vous pas, miss, que je peux même parler pour nous tous, ajouta-t-il en désignant du regard le docteur. »

La figure de celui-ci, dont les yeux étaient rivés sur Charles Darnay, avait une expression particulière, qui, de plus en plus marquée, annonçait une défiance et une aversion mêlées de crainte.

« Mon père, dit miss Manette en lui posant la main sur le bras. »

Il secoua l’ombre sinistre qui était sur son visage, et se tourna vers sa fille.

« Rentrons-nous ?

– Oui, dit-il en poussant un long soupir. »

On venait d’éteindre les quinquets des couloirs, de fermer les grilles pesantes, qui s’étaient closes avec fracas, et l’affreux théâtre allait rester désert jusqu’à ce que le puissant intérêt qu’éveillaient la potence, le pilori, la marque et le fouet, le repeuplât au point du jour.

Lucie Manette, donnant le bras à son père et accompagnée de M. Darnay, qui marchait à côté d’elle, se trouva dans la rue, monta dans une voiture de louage et disparut avec le docteur. Quant à l’avocat, il les avait laissés dans le couloir pour aller au vestiaire.

Pas un de ceux qui avaient assisté aux débats ne s’était aperçu de la part qu’y avait prise le collègue de M. Stryver. M. Darnay lui-même ne s’en était pas douté.

L’insouciant Cartone, qui, depuis la fin de la séance, avait quitté sa robe et sa perruque, et dont l’aspect n’y avait rien gagné, ne s’était pas joint à ceux qui avaient félicité le prévenu ; il s’était appuyé contre la muraille, à l’endroit le plus sombre du couloir, et n’avait rien dit à personne ; puis il avait suivi le docteur et sa fille, toujours en silence, et les avait regardés jusqu’au moment où ils étaient montés en voiture.

Après leur départ il s’approcha de M. Darnay, qui causait avec M. Lorry.

« Il paraît, dit-il à ce dernier, qu’on peut maintenant, sans se compromettre, adresser la parole au prévenu. Si vous aviez pu voir, monsieur Darnay, la lutte qui se passe dans l’esprit d’un homme respectable, lorsqu’il est partagé entre le besoin de céder à l’impulsion d’un bon cœur et la nécessité de garder les apparences que lui imposent les affaires, vous vous seriez bien amusé.

– Monsieur, dit le banquier en rougissant, et avec une certaine chaleur, vous avez déjà mentionné le fait ; mais permettez-moi de vous faire observer que les gens qui sont au service d’une maison importante ne s’appartiennent en aucune occasion, et qu’ils doivent penser aux intérêts dont ils sont chargés beaucoup plus qu’à leurs propres désirs.

– Je le sais, répondit Cartone avec indifférence. Ne vous fâchez pas, monsieur Lorry, vous êtes aussi bon qu’un autre ; je suis même persuadé que vous êtes meilleur.

– En vérité, monsieur, reprit le gentleman, que ces paroles n’avaient point calmé, je ne comprends pas l’intérêt que vous prenez à ma conduite. Excusez-moi, si, en ma qualité de vieillard, je me permets de vous donner un conseil, mais je crois que vous feriez beaucoup mieux de vous occuper de vos affaires.

– Je n’en ai pas, répondit l’avocat.

– Tant pis ! monsieur, tant pis ! c’est extrêmement regrettable.

– Je suis entièrement de votre avis.

– Si vous en aviez, poursuivit le gentleman, vous en prendriez soin, et…

– Il est probable que non, interrompit M. Cartone.

– Vous auriez tort, monsieur, s’écria l’ardent vieillard exaspéré par tant d’indifférence ; les affaires sont une excellente chose, et rien n’est plus respectable que le travail qu’elles nécessitent. M. Darnay a trop d’intelligence pour ne pas comprendre ma situation, et je le sais trop généreux pour craindre un instant qu’il m’en veuille de la contrainte que je me suis imposée à son égard… Bonsoir, monsieur Darnay, j’espère que c’est pour jouir d’une heureuse existence que vous nous avez été conservé ; je vous en renouvelle mes compliments bien sincères. Ici, porteurs ! »

M. Lorry, qui s’en voulait à lui-même autant qu’à l’avocat, de ce mouvement d’impatience, monta dans sa chaise, et fut transporté chez Tellsone et Cie.

« N’est-ce pas un singulier hasard que celui qui nous rassemble, monsieur Darnay, dit en riant Sydney Cartone, lorsque le gentleman les eut quittés. Cela doit vous sembler étrange d’être ce soir dans la rue, seul avec votre sosie.

– C’est à peine si je me crois encore de ce monde ! répondit Charles.

– Cela ne m’étonne pas, il y a si peu de temps que vous étiez sur le point d’aller dans l’autre ! Mais vous paraissez fatigué.

– En effet, je me sens très-faible.

– Pourquoi diable ne dînez-vous pas ? Moi, j’ai mangé pendant qu’on se demandait à quel monde vous deviez appartenir. Laissez-moi vous mener dans la plus proche taverne où puisse dîner un honnête homme. »

Sydney Cartone, prenant le bras de Charles Darnay, entraîna celui-ci jusqu’au bas de Lugdate, puis dans Fleet-street, et, après lui avoir fait traverser plusieurs rues, le conduisit dans une taverne située au bout d’un passage. Arrivés là, ils furent introduits dans une petite pièce où Charles eut bientôt recouvré ses forces au moyen d’un repas confortable, arrosé d’un bon vin, tandis que Cartone, assis en face de lui, dégustait sa bouteille de porto de son air moitié indolent, moitié impertinent.

« Commencez-vous à sentir que vous êtes encore de ce monde ? demanda-t-il à M. Darnay.

– Je commence à le comprendre, mais je suis tellement brouillé avec ces lieux, que je ne sais plus où je me trouve.

– Cela doit être une immense satisfaction, reprit Cartone avec amertume, et en remplissant son verre. Quant à moi, je n’ai pas d’autre désir que d’oublier que j’en fais partie. Excepté le vin de Porto, la terre, où je suis complètement inutile, ne me présente aucun bien. De ce côté-là nous sommes loin de nous ressembler ; à vrai dire, je crois qu’il est fort peu de côtés sous lesquels, vous et moi, nous nous ressemblions au moral. Qu’en pensez-vous ? »

Troublé par les émotions du jour, et croyant rêver en voyant en face de lui sa propre image revêtir un caractère si différent du sien, Charles Darnay, fort embarrassé de la question, résolut de n’y pas répondre.

« Maintenant que vous avez mangé, poursuivit l’avocat, pourquoi ne portez-vous pas un toast ?

– Quel toast voulez-vous que je porte ?

– Vous l’avez sur le bout de la langue.

– À miss Manette ?

– J’en étais sûr ; cela devait être ; à miss Manette ! »

Tout en buvant à la santé de la jeune fille, M. Cartone regarda fixement M. Darnay, puis il brisa son verre, et sonna pour qu’on lui en rendît un autre.

« C’est une jolie femme ; il doit être doux de la conduire à sa voiture par la main et dans l’ombre, reprit l’avocat en remplissant le verre qu’on venait de lui apporter.

– Oui ! dit le jeune homme, d’un ton bref.

– Une jolie femme dont il est doux d’exciter la pitié et les larmes. Quelle impression cela fait-il ? Est-ce trop payer la sympathie d’une aussi charmante personne que de risquer d’être condamné à mort, monsieur Darnay ? »

Celui-ci garda le silence.

« Elle a été bien heureuse en écoutant les paroles que vous m’aviez chargé de lui dire ; non pas qu’elle l’ait fait voir, mais j’en ai la certitude. »

Cette allusion rappela fort à propos à Charles Darnay que l’insolent personnage avait fait preuve de générosité envers lui au moment de sa détresse, et il en profita pour détourner l’entretien, en remerciant M. Cartone de la bonté qu’il avait eue.

« Je ne mérite pas vos remerciements, répondit l’avocat ; la chose était facile, et je l’ai faite sans y songer. Permettez-moi seulement de vous poser une question.

– Volontiers, je voudrais pouvoir vous accorder davantage en retour de vos bons offices.

– Pensez-vous que je vous aime ?

– À dire vrai, monsieur, répondit l’autre, singulièrement déconcerté, c’est une question que je ne me suis jamais faite.

– Adressez-vous-la maintenant.

– Vous vous êtes conduit à mon égard en véritable ami, et cependant je ne crois pas que vous m’aimiez.

– Ni moi non plus, dit l’avocat ; votre réponse me donne de votre jugement une opinion très-favorable.

– Néanmoins, poursuivit Darnay en se levant, je suppose qu’il n’y a dans vos sentiments pour moi rien qui puisse m’empêcher de payer la carte ; et j’espère que nous nous séparerons sans aigreur, ni d’un côté ni de l’autre.

– Assurément, répondit Cartone ; est-ce que vous avez l’intention de payer toute la dépense ?

– Si vous le permettez, répliqua Darnay.

– Dans ce cas-là, dit l’homme de loi au garçon, apportez une seconde bouteille du même, et ne manquez pas de m’éveiller à dix heures. »

Après avoir payé la carte, Charles Darnay se leva et souhaita le bonsoir à M. Cartone, qui, se levant à son tour, lui dit avec un air de défi :

« Un dernier mot, monsieur Darnay : vous pensez que je suis ivre ?

– Je pense que vous avez bu.

– Vous faites plus que de le penser, vous en êtes sûr.

– En effet, M. Cartone.

– Sachez-en donc la raison : je suis un misérable goujat, sans position aucune ; je ne me soucie de personne, et personne ne se soucie de moi.

– Je le déplore, monsieur, vous pourriez faire de votre intelligence un bien meilleur usage.

– Quoi qu’il en soit, monsieur Darnay, si vous m’êtes supérieur, n’en tirez pas vanité : qui peut savoir ce que renferme l’avenir ? »

Quand il fut seul, Cartone prit la chandelle, s’approcha du miroir qui pendait à la muraille, et s’examina d’un air attentif.

« As-tu de l’affection pour cet homme ? murmura-t-il à sa propre image.