Miss Manette ! »
La jeune fille, sur qui tous les regards avaient été fixés un instant auparavant, et qui les attira de nouveau, se leva de son siège ; elle resta debout sans changer de place, et continua à s’appuyer sur le bras de son père, qui s’était levé en même temps qu’elle.
« Miss Manette, regardez l’accusé. »
Tant de compassion dans le regard, tant d’âme et tant de beauté, soumirent Charles Darnay à une épreuve bien autrement difficile que toutes celles qu’il avait subies depuis qu’il était devant ses juges. Bien qu’au bord de la tombe, et malgré les yeux avides qui s’attachaient sur lui, malgré la force d’âme qu’il avait montrée jusque-là, il fut impossible au prévenu de rester calme sous le regard plein de pitié de la jeune fille. Ses mains groupèrent convulsivement les brins d’herbe qui étaient devant lui, comme pour en former un bouquet de fleurs imaginaires ; et ses efforts, pour maîtriser sa respiration haletante, firent trembler ses lèvres, d’où le sang reflua vers son cœur.
« Miss Manette, avez-vous déjà vu le prisonnier ?
– Oui, monsieur.
– Où cela ?
– À bord du paquebot de Calais à Douvres, et dans les circonstances dont il vient d’être question.
– Vous étiez avec le témoin qu’on vient d’entendre ?
– Oui, monsieur ; oh ! bien malheureusement. »
Les sons plaintifs de sa voix harmonieuse furent couverts par la voix beaucoup moins musicale du juge, qui lui dit d’un ton bref :
« Répondez sans commentaires aux questions qui vous sont faites : Avez-vous causé avec le prévenu, lors de cette traversée ?
– Oui, monsieur.
– Rappelez la conversation que vous avez eue ensemble.
– Lorsque monsieur fut à bord… commença-t-elle, d’une voix faible, au milieu du plus profond silence.
– Est-ce du prévenu que vous parlez, miss Manette ? lui demanda le juge en fronçant les sourcils.
– Oui, milord.
– Dans ce cas, dites l’accusé.
– Lorsque l’accusé fut à bord du paquebot, il remarqua la faiblesse de mon père. Celui-ci était si malade que je n’osais pas le faire descendre, de peur que l’air ne vînt à lui manquer. Je lui avais organisé un lit sur le pont, à côté des marches qui conduisaient aux cabines, et je m’étais installée auprès de lui. Le paquebot n’avait pas d’autres passagers que nous quatre. L’accusé fut assez bon pour me donner ses conseils, et pour m’aider à mieux abriter mon père que je ne l’avais fait, ne sachant pas de quel côté soufflerait le vent, quand nous aurions quitté le port. Il se donna beaucoup de peine pour nous être utile, le fit avec une extrême douceur, et témoigna pour l’affreux état de mon père une compassion profonde, qu’il sentait réellement, j’en suis sûre. C’est ainsi que la conversation commença entre nous.
– L’accusé était-il seul au moment où il s’est rendu à bord ?
– Non, monsieur.
– Combien y avait-il de personnes avec lui ?
– Deux Français.
– Ont-ils parlé d’affaires, et l’entretien a-t-il été de longue durée ?
– Ils ont causé ensemble jusqu’au moment où les Français ont dû quitter le paquebot.
– N’ont-ils point échangé entre eux des listes pareilles à celle-ci ?
– Ils tenaient des papiers, mais je ne sais pas quel en était le contenu.
– Ces papiers avaient-ils la dimension et la forme de ceux-ci ?
– Je l’ignore.
– Que disaient ces messieurs ?
– Je ne le sais pas davantage. Ils étaient bien sur la dernière marche de l’escalier, pour être plus près de la lampe, qui éclairait à peine, mais ils parlaient à voix basse, et d’ailleurs je ne les écoutais pas.
– Que vous a dit l’accusé ?
– Il s’est montré pour moi aussi confiant qu’il était doux et attentif pour mon père. Dieu sait, poursuivit la jeune fille en fondant en larmes, combien je voudrais ne pas répondre aux bontés qu’il a eues pour moi en disant quelque chose qui pourrait tourner contre lui. »
Bourdonnement dans la salle.
« Miss Manette, reprit le juge, si l’accusé n’a pas déjà compris que vous répondez avec une extrême répugnance aux questions qui vous sont posées, il est certainement le seul dans l’auditoire qui puisse le mettre en doute. Veuillez continuer, miss Manette.
– Il me raconta qu’il voyageait pour affaires, qu’il avait à remplir une mission tellement épineuse qu’il avait dû changer de nom pour ne pas compromettre sa famille. Il ajouta que cette affaire le ramènerait en France avant peu, et l’obligerait pendant longtemps à traverser fréquemment le détroit.
– Ne vous a-t-il rien dit au sujet de l’Amérique ? Précisez votre réponse, rappelez-vous toutes les paroles de l’accusé.
– Il essaya, autant que je puis le croire, de me faire comprendre les motifs de la querelle qui venait d’éclater, entre les colons et la métropole ; mais il est possible que je me trompe. Il ajouta, sous forme de plaisanterie, que le nom de George Washington serait peut-être un jour aussi célèbre que celui de Sa Majesté George III ; mais je répète qu’il le disait en riant, sans y penser, comme il aurait dit autre chose. »
L’expression gravée sur les traits d’un acteur, qui excite au plus haut degré l’intérêt de son auditoire, se reflète en général sur le visage des individus qu’il captive, sans même que ceux-ci en aient conscience. Il en résulta que le juge, qui s’était penché pour écrire la réponse de la jeune fille, retrouva chez la plupart des spectateurs l’horrible anxiété qu’on voyait peinte sur le front du témoin, lorsqu’il releva la tête avec surprise en entendant cette effroyable hérésie, touchant la gloire future de George Washington.
M. l’attorney général ayant représenté à milord qu’il serait bon d’interroger le père de la jeune fille, ne fût-ce que pour la forme, le docteur Manette fut appelé comme témoin.
« Docteur Manette, avez-vous déjà vu l’accusé ?
– Une fois, lorsqu’il vint me faire une visite ; il y a de cela trois ou quatre ans.
– Reconnaissez-vous en lui le compagnon de voyage que vous avez eu en venant en Angleterre, et pouvez-vous dire quelques mots de l’entretien qu’il eut avec votre fille ?
– Cela me serait complètement impossible.
– Avez-vous quelque raison spéciale qui vous empêche de répondre à cette question ?
– Oui, monsieur.
– Est-ce vrai, docteur Manette, que vous avez eu le malheur d’être incarcéré sans jugement, dans votre pays natal, et pendant de longues années ?
– Oh ! oui, de bien longues années, répond le témoin d’une voix qui émeut tous les cœurs.
– Vous étiez libre depuis peu de temps, n’est-ce pas, lors du voyage dont nous parlons ?
– On me l’a dit.
– Avez-vous quelque souvenir de la traversée ?
– Aucun ; il y a dans mon esprit un vide complet à partir de l’époque – je ne sais même pas laquelle – où, dans ma prison, j’ai commencé à faire des souliers, jusqu’au moment où je me suis trouvé à Londres avec ma fille. La présence de cette chère enfant m’était devenue familière, quand un Dieu plein de miséricorde a permis que je retrouvasse mes facultés ; mais je ne me rends pas compte de la manière dont je m’étais familiarisé avec ce nouveau genre de vie ; et je ne saurais dire comment j’en étais arrivé à reconnaître ma fille, ou plutôt à avoir conscience de sa tendresse et des soins qu’elle me prodiguait. »
M. l’attorney général s’assied.
M. Manette et sa fille reprennent également leurs sièges.
Il s’agit toujours de prouver que ce vendredi soir du mois de novembre 1775, l’accusé était parti de Londres, par la malle-poste de Douvres, avec l’un de ses complices, dont on n’avait pu retrouver la trace ; que tous les deux, quittant la voiture, bien avant le jour, étaient descendus à un endroit qu’ils avaient choisi pour donner le change, et où ils ne devaient point séjourner ; qu’ils firent alors une douzaine de milles en revenant sur leurs pas, et arrivèrent à une ville de garnison et d’ateliers maritimes, où ils se procurèrent les renseignements frauduleux qu’ils étaient chargés de prendre.
Un témoin est appelé à ce sujet ; sa déposition fait naître un curieux incident.
Suivant le témoin, l’accusé était précisément à l’heure voulue dans la salle à manger d’un hôtel de cette ville de garnison et d’arsenal maritime, où il attendait quelqu’un qui vint peu de temps après.
Le défenseur pose à son tour différentes questions au témoin, sans rien pouvoir en obtenir, si ce n’est qu’il n’a jamais vu l’accusé que cette fois-là, mais qu’il l’a fort bien vu.
L’avocat dont les yeux n’ont pas quitté le plafond depuis le commencement de la séance, écrit alors deux ou trois mots sur un chiffon de papier qu’il jette au défenseur.
Celui-ci reçoit le papier et, l’ayant ouvert, regarde le prévenu avec une extrême attention.
« Vous êtes bien sûr que c’était l’accusé ? dit-il au témoin.
– Très-sûr.
– Vous n’avez jamais vu personne qui ressemblât au prévenu ?
– Jamais, ou du moins qui lui ressemblât de manière à s’y méprendre.
– Veuillez regarder mon savant collègue, poursuit le défenseur en désignant l’avocat qui lui a lancé le billet ; fort bien ! Regardez maintenant l’accusé. Qu’en dites-vous ? N’y a-t-il pas entre eux une ressemblance parfaite ? »
– Il est certain qu’à part l’indolence qui caractérise le savant collègue, sa tenue peu soignée, un certain air de fatigue, pour ne pas dire de débauche, il y a entre lui et l’accusé une assez grande ressemblance pour que chacun en soit surpris, dès que l’attention est appelée sur ce point.
– Milord est prié de requérir le savant collègue d’ôter un instant sa perruque, prière à laquelle milord condescend de fort mauvaise grâce, et la ressemblance devient frappante.
« M. Stryver, demande le juge à l’avocat du prévenu, auriez-vous l’intention de mettre en cause la loyauté de M. Cartone (le savant collègue) et de l’accuser de haute trahison ? »
M. Stryver est bien loin d’avoir cette pensée. Il demande seulement à MM. les jurés si le fait qui vient de se produire devant la cour, ne peut pas avoir eu lieu dans une autre circonstance ; et il suppose qu’après cet incident, le témoin sentira de lui-même ce qu’il y a de téméraire à reconnaître dans l’accusé une personne qu’il n’a fait qu’entrevoir dans un hôtel.
Il résulte de cet incident que le témoin est pulvérisé, et devient pour la cause un débris inutile.
Jerry, qui pendant les dépositions a eu le temps de sucer toute la rouille de ses doigts, est loin de toucher au dénouement de la pièce dont il est spectateur. Il lui faut encore suivre le plaidoyer de M. Stryver, qui reprend le réquisitoire de l’attorney général, et qui, le retournant comme un habit, montre aux jurés « que le patriote Barsad est un espion à gages, un vil calomniateur, qui trafique du sang des malheureux qu’il dénonce, l’un des traîtres les plus éhontés qu’on ait vus depuis Judas, dont il a certainement la figure ; et que le vertueux Roger Cly est son complice depuis plus de dix années. Il montre comment ces deux hommes, à la fois parjures et faussaires, ont jeté les yeux sur l’accusé pour en faire leur victime ; comment celui-ci, ayant des affaires de famille qui l’appelaient continuellement en France, son pays natal, a fourni des preuves apparentes au crime dont il est accusé, preuves qu’on exploitées avec une infâme adresse les faux témoins, qui, après avoir vécu à ses dépens, avaient intérêt à se défaire de sa personne. Comment la déposition arrachée à miss Manette, dont chacun a pu voir les angoisses, établit simplement que l’accusé a mis dans sa conduite, à l’égard de cette jeune personne, la politesse et les attentions galantes que tout jeune homme bien élevé aurait eues certainement en pareille circonstance ; que leur entretien n’a été qu’un innocent badinage, si on en excepte les paroles qui auraient été dites, par l’accusé, au sujet de la gloire de Washington, et qui sont tellement extravagantes qu’il est impossible d’y voir autre chose qu’une monstrueuse plaisanterie. Le défenseur ajoute que ce serait une faiblesse indigne du gouvernement que de profiter d’une pareille cause pour chercher à se rendre populaire, en flattant les antipathies et les terreurs nationales les moins motivées et les plus basses ; que malgré le zèle de M. l’attorney général, malgré l’importance que celui-ci s’est efforcé de donner à cette affaire, elle ne repose absolument sur rien, car elle n’a d’autre base que ces témoignages dont le caractère infâme salit trop souvent de pareilles causes, et qu’on retrouve dans tous les procès politiques de la Grande-Bretagne. »
Ici, milord interrompt l’avocat en prenant un air grave, comme si tout cela était faux, et dit qu’il ne souffrira pas de semblables allusions, tant qu’il aura l’honneur de siéger sur le banc qu’il occupe.
M. Stryver produit ses quelques témoins à décharge.
Notre messager, après les avoir entendus, est contraint de subir la réplique de M. l’attorney général, qui, remettant à l’envers l’habit que le défenseur vient de tailler aux jurés, prouve que Barsard et Cly sont infiniment plus honorables, et le prévenu cent fois plus perfide qu’il ne l’avait cru d’abord.
Enfin le juge reprenant l’habit, dont il montre tour à tour et l’endroit et l’envers, lui donne décidément la coupe qu’il doit avoir, et en fait un linceul qu’il destine à l’accusé.
Les membres du jury commencent leur délibération, et les mouches bleues se remettent à bourdonner avec une force nouvelle.
M. Stryver, l’éloquent défenseur, rassemble les papiers qui sont devant lui, chuchote avec ses voisins, et jette de temps en temps un coup d’œil inquiet sur les jurés.
Milord quitte son siège, se promène sur son estrade, poursuivi par l’idée qu’il y a quelque chose de putride dans l’atmosphère, idée qui tourmente plusieurs membres de la cour.
Seul, dans tout l’auditoire, le docte collègue de M. Stryver est assis, les deux mains dans ses poches, la robe à demi tombante, la perruque de travers et les yeux au plafond. Il y a chez lui une paresse, un abandon de lui-même qui diminuent tellement sa ressemblance avec le prévenu, surtout celle qu’il avait au moment où l’on a comparé les deux visages, qu’un certain nombre de spectateurs se communiquent la surprise qu’ils en éprouvent, et ne comprennent pas comment il se peut qu’il soit si différent de l’accusé, dont il a néanmoins la figure.
Cruncher en fait la remarque à son voisin :
« Je parierais une demi-guinée, ajoute-t-il, que c’est un avocat sans cause ; jamais un homme occupé n’a eu cette tournure-là. »
Cependant M. Cartone saisit beaucoup mieux les détails de la scène que le commissionnaire ne paraît le supposer ; car, il est le premier à s’apercevoir que la tête de miss Manette vient de s’incliner sur l’épaule du docteur, et il s’écrie d’une voix forte :
« Huissier, rendez-vous auprès de ce vieillard, aidez-le à transporter sa fille au dehors ; ne voyez-vous pas qu’elle se trouve mal ? »
Le docteur et miss Manette excitent la plus vive sympathie parmi les assistants. M. Manette a évidemment beaucoup souffert quand on lui a parlé du passé, et le nuage qui l’assombrit parfois, et lui donne l’aspect d’un vieillard, n’a pas cessé depuis lors de couvrir sa figure.
Au moment où le père et la fille traversaient l’auditoire, le président du jury adresse la parole au président de la cour : « MM. les jurés, dit-il, ne peuvent s’entendre, et désirent se retirer dans la salle des délibérations. »
Milord, qui a toujours sur le cœur la gloire future de Washington, est très-surpris que MM. les jurés ne soient pas d’accord sur un fait aussi simple ; mais il consent avec plaisir à ce qu’ils aillent délibérer dans la pièce voisine ; lui-même profite de la circonstance pour sortir de la salle.
La nuit approche ; tandis qu’on allume les quinquets, le bruit circule parmi la foule que MM. les jurés en ont encore pour longtemps avant de s’être entendus. Les spectateurs sortent presque tous pour aller prendre quelques rafraîchissements, et l’accusé va s’asseoir près de la porte qui conduit à la prison. M. Lorry, qui avait accompagné le docteur et sa fille, reparaît dans la salle, et fait signe au commissionnaire d’approcher.
« Si vous avez besoin de prendre quelque chose, vous pouvez sortir, lui dit-il. Seulement ne vous éloignez pas trop ; soyez là quand le verdict sera prononcé, j’aurai besoin de vous pour le porter à la banque. Vous êtes le messager le plus rapide que je connaisse, et vous serez à Temple-Bar beaucoup plus vite que moi. »
Jerry a tout juste assez de front pour se le toucher de l’index, en reconnaissance du shilling qui accompagne cet ordre. Au même instant M. Cartone se présente et, posant la main sur le bras de M. Lorry :
« Comment va la jeune fille ? demande-t-il à l’associé de Tellsone.
– Elle est très-malheureuse de tout ce qui s’est passé ; mais elle va beaucoup mieux depuis qu’elle est au grand air.
– Restez-là, je vais en faire part au prévenu. Il ne serait pas convenable qu’un homme de votre caractère, un homme qui occupe une certaine position dans la banque, parlât en public à un prisonnier quelconque. »
Le gentleman rougit, comme s’il avait conscience d’avoir pensé à commettre cette énormité, et M. Cartone se dirige vers l’extérieur de la barre.
« Monsieur Darnay, dit-il, vous désirez savoir comment va miss Manette, la chose est naturelle.
1 comment