La maison Tellsone, les affaires du jour précédent, les caveaux de la Banque et leurs mystères, le billet qu’il avait reçu, la réponse qu’il avait faite à Jerry : tout cela était dans le brouillard ; et du milieu de ces images, à la fois confuses et d’une incroyable réalité, s’élevait un spectre livide qu’il interrogeait de nouveau :

« Combien y a-t-il que vous êtes enterré ?

– Bientôt dix-huit ans.

– Êtes-vous satisfait de revivre ?

– Je ne sais pas. »

Et il creusait, creusait, creusait encore, jusqu’à ce qu’un voyageur, faisant un mouvement d’impatience, lui dit sèchement de fermer la glace.

Il remettait son bras dans la courroie, se demandait quels pouvaient être ses compagnons de voyage ; et, de conjecture en conjecture, il en arrivait à retrouver dans les deux masses endormies la maison de banque, le spectre aux yeux caves, et se reprenait à dire :

« Combien y a-t-il que vous êtes enterré ?

– Bientôt dix-huit ans.

– N’aviez-vous pas renoncé à l’espérance de revoir le jour ?

– Depuis longtemps. »

Ces derniers mots vibraient encore à son oreille, aussi distinctement que les paroles les plus nettes qu’on lui eût jamais dites, lorsqu’il s’éveilla tout à coup et vit s’enfuir les ombres de la nuit, que chassait la venue du jour.

Il mit la tête à la portière et dirigea ses regards vers le soleil levant. Un sillon, où le laboureur avait laissé la charrue, frappa ses yeux ; plus loin on voyait un jeune bois, dont les branches avaient conservé de nombreuses feuilles d’un rouge vif et d’un jaune d’or. La terre était humide et froide ; mais le ciel était pur, et le soleil répandait partout sa lumière féconde et brillante.

« Dix-huit ans ! murmura M. Lorry, en contemplant le soleil. Ô divin créateur du jour ! être enterré vivant pendant dix-huit années ! »

CHAPITRE IV. – Préliminaires.

Lorsque, dans le courant de l’après-midi, la malle-poste fut arrivée sans encombre au terme de son voyage, le premier garçon de l’hôtel du Roi George ouvrit la portière de la voiture, ainsi qu’il en avait l’habitude. Il le fit avec un certain respect ; car, à cette époque, venir de Londres, en hiver, par le courrier, passait par une action aventureuse, et l’on félicitait le voyageur assez courageux pour l’entreprendre.

De nos trois personnages, un seul restait à complimenter de son audace ; les deux autres étaient descendus sur la route pour se rendre à leur destination respective.

L’intérieur de la malle, avec sa paille humide et fangeuse, sa mauvaise odeur et son obscurité, pouvait passer pour un chenil ; et celui qui l’occupait, se secouant au milieu de sa litière, enveloppé d’un manteau à longs poils, couvert d’une casquette à oreilles ballantes, et crotté jusqu’à l’échine, offrait assez de ressemblance avec un chien de grande espèce.

« Garçon, demanda M. Lorry, n’y a-t-il pas un paquebot qui part demain pour Calais ?

– Oui, monsieur ; si le temps se soutient et que le vent ne soit pas contraire, la marée sera favorable, et l’on en profitera vers deux heures de l’après-midi. Faut-il préparer le lit de monsieur ?

– Je ne me coucherai pas à présent ; mais donnez-moi une chambre, et faites venir un barbier.

– Monsieur déjeune, alors ? Fort bien. Par ici, monsieur ; conduisez monsieur à la Concorde ! Monsieur trouvera un bon feu. Accompagnez monsieur et tirez-lui ses bottes. Allez chercher le barbier, et faites-le monter à la Concorde. »

Toujours donnée aux voyageurs qui arrivaient par la malle-poste, et ceux-ci ne manquaient jamais d’être enveloppés jusqu’aux oreilles, la chambre dite de la Concorde présentait cette particularité bizarre qu’on n’y voyait entrer qu’une seule espèce d’individus, et qu’il en sortait les types les plus divers. Conséquemment, un autre garçon, deux porteurs, plusieurs filles et l’hôtesse allaient et venaient de l’office, de la cuisine, de la lingerie à la chambre en question, lorsqu’un personnage ayant la soixantaine, vêtu d’un habillement complet en drap marron, un peu usé, mais d’une propreté rigoureuse, d’une excellente coupe, et mis selon toutes les règles, sortit de la Concorde pour se rendre à la salle à manger.

Celle-ci était déserte. Une petite table, évidemment préparée pour l’homme vêtu de marron, se trouvait mise auprès de la cheminée. Le gentleman s’en approcha, s’assit au coin du feu et demeura dans une immobilité aussi complète que s’il avait posé pour qu’on fît son portrait. C’était un homme méthodique et rangé, du moins il en avait l’air ; une main sur chaque genou, semblant prêter l’oreille au tic-tac sonore de la grosse montre qui, sous son gilet à basques, mesurait la fuite du temps, il paraissait opposer son âge, et sa gravité, aux caprices et à la nature éphémère de la flamme.

Il avait la jambe bien faite, le pied mince et cambré, ce dont, je crois, il était fier, car ses bas de soie marron, d’une fraîcheur irréprochable et d’une extrême finesse, étaient tirés avec soin et collaient sur la peau ; les souliers ne montraient pas moins de recherche, et si les boucles en étaient simples, elles ne manquaient pas d’élégance. Son linge, bien qu’il ne fût pas d’une finesse en rapport avec la qualité des bas, était d’une blancheur aussi pure que celle de la crête des vagues. Il était coiffé d’une petite perruque blonde, frisée, luisante et juste à la tête, qui avait la prétention de représenter les cheveux, et qu’on aurait prise pour de la soie, ou pour du verre filé.

Sous cette jolie petite perruque, un visage, habituellement impassible, était néanmoins éclairé par des yeux brillants et humides, qui avaient dû coûter jadis bien de la peine à leur propriétaire pour acquérir le calme et la réserve exigés par Tellsone. Les joues avaient la fraîcheur de la santé, et la figure, bien qu’elle portât des rides, ne laissait voir aucune trace d’inquiétudes. Peut-être les vieux célibataires, employés confidentiels de Tellsone et Cie, n’avaient-ils que les soucis des autres ; et il est possible que les anxiétés de seconde main ne soient pas de plus longue durée que les habits de hasard.

M. Lorry, pour compléter sa ressemblance avec un homme qui fait faire son portrait et qui pose, ne tarda pas à s’endormir. Il se réveilla lorsqu’on apporta son déjeuner, et dit au garçon, en se tournant vers la table :

« Vous direz que l’on face tous les préparatifs nécessaires pour recevoir une jeune femme qui arrivera dans la soirée. Elle demandera M. Jarvis Lorry, ou peut-être l’agent de la maison Tellsone. Vous me préviendrez aussitôt.

– Oui, monsieur ; la banque Tellsone, de Londres ?

– Certes.

– Fort bien, monsieur ; nous avons souvent l’honneur de traiter ces messieurs lorsqu’ils vont de Paris à Londres, et réciproquement ; on voyage beaucoup dans la maison Tellsone.

– Oui ; nous avons en France un comptoir tout aussi important que notre maison d’Angleterre.

– Monsieur voyage rarement. Il me semble que je n’ai pas eu l’honneur de le voir aussi souvent que les autres.

– En effet, mon dernier voyage en France remonte à quinze années.

– Vraiment ! monsieur. Je n’étais pas encore ici, et depuis cette époque l’hôtel a changé de mains.

– Je le croirais volontiers.

– Mais je parie tout ce qu’on voudra, monsieur, que la maison Tellsone était déjà prospère, il y a au moins, je ne dis pas quinze ans, mais cinquante.

– Vous pourriez tripler votre chiffre, mettre plus d’un siècle et demi, et ne pas approcher de la vérité.

– Ah bah ! »

Le garçon arrondit la bouche et les yeux, fit un pas en arrière, jeta sous le bras gauche la serviette qu’il tenait de la main droite, et se posant carrément, regarda le voyageur boire et manger, comme s’il avait été au sommet d’un beffroi ou d’un observatoire.

Lorsque M. Lorry eut fini de déjeuner, il alla faire un tour sur le rivage.

La petite ville de Douvres, tortueuse et repliée sur elle-même, paraissait fuir la mer, et cacher sa tête dans la falaise, comme une autruche effrayée. La baie offrait aux yeux l’aspect d’un désert de vagues où les flots, livrés à leurs caprices, n’agissaient que pour détruire ; ils se précipitaient vers la ville en rugissant, assaillaient la côte avec fureur, et dispersaient au hasard les débris qu’ils enlevaient aux rochers.

L’air qui circulait autour des maisons situées près du rivage avait une odeur de marée tellement forte, qu’on aurait pu supposer que les poissons malades venaient s’y baigner, comme en été les gens débiles vont se plonger dans la mer.

Le port de Douvres, où la pêche se faisait alors sur une assez petite échelle, était vers le soir un lieu de promenade assez fréquenté, surtout à l’heure de la marée montante. On y voyait de petits négociants, ne faisant nulle part aucune affaire, réaliser parfois d’immenses fortunes, dont l’origine demeurait inexplicable ; et, chose digne de remarque, personne dans le voisinage ne pouvait souffrir les allumeurs de réverbères.

Quand, au déclin du jour, l’atmosphère, qui par intervalle avait permis d’entrevoir les côtes de France, se chargea de nouveau d’un épais brouillard, les pensées de M. Lorry parurent également s’assombrir ; et, lorsque le soleil fut couché, notre voyageur, qui se retrouvait dans la grande salle de l’hôtel, attendant son repas du soir, comme il y avait attendu son déjeuner, se mit à creuser, creuser, creuser, en esprit, la masse de charbons ardents qu’il avait sous les yeux.

Après le dîner, une bouteille d’excellent vin de Bordeaux ayant produit son effet habituel, qui est de faire oublier les préoccupations du jour, M. Lorry avait suspendu son travail imaginaire, et se reposait dans une entière quiétude. Il y avait déjà longtemps qu’il savourait cette oisiveté pleine de charmes, et il finissait de se verser un dernier verre de vin avec autant de satisfaction qu’en éprouva jamais un homme au teint fleuri, et d’un certain âge, qui arrive au fond de la bouteille, lorsque le bruit d’une voiture résonna sur le pavé, et s’arrêta devant la porte du Roi George.

« C’est elle ! » dit M. Jarvis Lorry, en posant son verre sans y avoir touché.

Cinq minutes après, le garçon vint annoncer que miss Manette arrivait de Londres, et qu’elle faisait demander le gentleman de la maison Tellsone.

« Déjà ! » répondit celui-ci, qui hasarda quelques observations.

Mais la jeune miss avait dîné en route, elle ne voulait rien prendre, et témoignait le plus vif désir de voir immédiatement le représentant de Tellsone et Cie, si la chose était possible.

M. Lorry ne pouvait que se résigner et obéir ; il vida son verre, ajusta sa petite perruque, et suivit le garçon chez miss Manette.

Il entra dans une vaste pièce garnie d’un mobilier funèbre, recouvert de crin noir, et encombrée de tables d’un aspect lugubre. Celle qui occupait le milieu de la chambre, et où étaient posés deux flambeaux, avait été si souvent frottée d’huile, que les deux bougies, dont elle réfléchissait obscurément la lumière, paraissaient brûler au fond d’un tombeau d’acajou, et devoir être exhumées de la tombe, si l’on voulait en obtenir le plus léger service. Il était si difficile de rien reconnaître, au milieu de cette vague obscurité, que M. Lorry, cherchant en tâtonnant son chemin sur le tapis râpé, supposa que miss Manette se trouvait dans la chambre voisine.

Toutefois, quand il eut dépassé les deux bougies, il aperçut auprès du feu, entre la table et la cheminée, une jeune fille de dix-sept ans, couverte d’un manteau de voyage, et tenant à la main le chapeau qu’elle venait d’ôter.

Comme il regardait cette jolie taille, petite et mince, cette profusion de cheveux d’un blond doré, ces yeux bleus qui l’interrogeaient avec ardeur, ce front pur, doué d’une faculté singulière de se contracter vivement, et dont l’expression actuelle participait à la fois de la surprise, de l’embarras, de la crainte et de la curiosité, M. Lorry vit passer tout à coup l’image d’une enfant qu’il avait jadis tenue dans ses bras, de Calais à Douvres, par une froide journée où la grêle tombait avec force et où la mer était orageuse.

L’image s’effaça comme un souffle qui aurait effleuré la glace placée derrière la jeune fille ; un trumeau encadré d’une guirlande de petits cupidons noirs, plus ou moins endommagés, qui présentaient des fruits à de noires divinités du sexe féminin.

M. Lorry fit à miss Manette un salut dans toutes ses règles.

« Veuillez vous asseoir, monsieur, dit une voix fraîche et douce avec un faible accent étranger.

– Je vous baise les mains, répondit M. Lorry, qui fit un second salut d’un air respectueux, et prit le siège qui lui était offert.

– Monsieur, reprit la jeune fille, j’ai reçu hier, de la banque, une lettre où l’on m’apprend que des nouvelles… une découverte…

– Le mot importe peu à la chose, mademoiselle ; l’un et l’autre, d’ailleurs, peuvent également convenir.

– C’est au sujet de la petite fortune que m’a laissée mon père… Pauvre père, je ne l’ai jamais connu ; il y a si longtemps qu’il est mort !… »

M. Lorry s’agita sur sa chaise, et lança un regard troublé aux petits cupidons noirs qui entouraient la glace, comme s’il y avait eu dans les paniers de ceux-ci quelque chose qui pût lui venir en aide.

« D’après les termes de cette lettre, il faut me rendre à Paris, où je dois trouver un représentant de la maison Tellsone, que ces messieurs ont été assez bons pour y envoyer à mon sujet.

– C’est moi-même.

– Je m’en doutais, monsieur. »

Elle le salua profondément (les jeunes filles, à cette époque, faisaient la révérence), elle le salua, disons-nous, avec le désir de lui exprimer tout le respect dont elle était pénétrée pour son âge et ses lumières.

Le voyageur s’inclina pour la troisième fois.

« J’ai répondu à ces messieurs, qui m’ont toujours témoigné tant de bonté, poursuivit miss Manette, que, puisqu’il était nécessaire que je me rendisse en France, je m’estimerais bien heureuse, moi qui suis orpheline et qui n’ai personne qui puisse m’accompagner, s’il m’était permis de me placer sous la protection de ce digne gentleman. Celui-ci avait déjà quitté Londres ; mais on lui a dépêché une estafette pour le prier de m’attendre ici.

– Je me trouvais déjà fort honoré de la mission qui m’avait été confiée, répliqua M. Lorry ; je me trouve maintenant fort heureux d’avoir à la remplir.

– Merci mille fois, monsieur ; je vous suis bien reconnaissante… On me disait encore, dans cette lettre, que la personne en question me communiquerait les détails de cette affaire, et que je devais m’attendre à ce qu’ils fussent de la nature la plus surprenante. Je me suis préparée du mieux que j’ai pu, à recevoir ces détails, et j’ai le plus vif désir de les connaître.

– Assurément ! dit M. Lorry, vous savez que je dois d’abord… »

Il ajusta de nouveau sa petite perruque, et dit, après un instant de silence :

« C’est une affaire très-difficile à entamer. »

Dans son trouble, et ne sachant comment il entrerait en matière, le gentleman arrêta son regard sur la figure de miss Manette.