Moi-même, qui suis couvert par ma double qualité d’Anglais et d’agent d’une maison fort importante pour le crédit de la France, je crois devoir éviter de faire allusion à cette affaire. Je n’ai pas un seul écrit où le fait soit mentionné ; mes lettres de créance, les papiers qui doivent m’ouvrir certaines portes, les paroles que je dois répondre, tout est compris dans ce simple mot : Ressuscité ! Mais elle ne m’entend pas ! Qu’est-ce que c’est, miss Manette ?… »
Complètement immobile, ne s’étant pas même renversée dans son fauteuil, les yeux ouverts et la terreur sur le front, la jeune fille avait perdu connaissance. Elle serrait toujours avec tant de force le bras du gentleman, que celui-ci, n’osant pas s’arracher à son étreinte, de peur de la blesser, appela du secours, sans bouger de place.
Une femme tout effarée, dont M. Lorry, malgré son émotion, remarqua les cheveux rouges, la figure colorée, la robe étroite, la coiffure ébouriffée, couronnée d’un chapeau ressemblant à un boisseau, accourut dans la chambre, arracha prestement le représentant de Tellsone aux doigts crispés de la jeune fille, et l’envoya, d’un revers de main, tomber contre le mur.
« Elle était faite pour être un homme, pensa M. Lorry en touchant la muraille.
– Que faites-vous là, vous autres ? mugit cette virago en s’adressant aux gens de l’hôtel. Pourquoi n’allez-vous pas chercher du vinaigre au lieu de me regarder comme une bête curieuse ? Je ne suis pas quelque chose de si beau à voir. Vite, un flacon, des sels, de l’eau froide ! »
Tandis que chacun s’enfuyait à la recherche de ces réconfortants, la femme au chapeau bizarre étendait miss Manette sur le canapé, et la soignait avec autant de douceur que d’adresse.
« Ma toute belle ! ma fauvette ! murmurait cette femme, d’une voix émue, en déployant avec orgueil la chevelure de la jeune fille. Et vous, l’homme en brun ! s’écria-t-elle en se retournant vers M. Lorry, ne pouviez-vous pas lui faire part de vos nouvelles sans la mettre dans cet état-là ? Voyez-vous sa pâleur, ses mains froides, ses yeux morts ! Est-ce le fait d’un banquier, je vous le demande ? »
Excessivement embarrassé de répondre à cette question, M. Lorry détourna les yeux d’un air humble et contrit, pendant que la forte femme, ayant chassé de nouveau les gens de l’hôtel par un : « Vous allez voir ! » qui les menaçait d’une correction quelconque, ramenait peu à peu la jeune fille à elle-même, et arrivait, par ses caresses, à lui faire poser la tête sur sa vigoureuse épaule.
« J’espère qu’elle est remise tout à fait, murmura M. Lorry.
– Ce n’est pas de votre faute, l’homme en brun, si la chose n’est pas plus grave. Pauvre jolie mignonne !
– Accompagnez-vous miss Manette à Paris ? demanda le gentleman après un nouveau silence.
– Ah vraiment ! riposta la forte femme, si j’étais destinée à traverser la mer, croyez-vous que le Providence m’eût fait naître dans une île ? »
Cette seconde question n’étant pas moins embarrassante que la première, M. Lorry se retira dans sa chambre afin d’y réfléchir.
CHAPITRE V. – La boutique du marchand de vin.
Une énorme pièce de vin s’était brisée dans la rue ; c’était en déchargeant la voiture que l’accident était arrivé : la barrique avait roulé jusqu’à terre, les cercles s’étaient rompus, et les débris du tonneau gisaient sur le pavé, au seuil de la porte d’une boutique de marchand de vin.
Tous les gens du voisinage avaient suspendu leur travail ou leur oisiveté, pour accourir sur le théâtre de l’accident, et pour boire le vin qui s’y trouvait répandu.
Les pavés inégaux, faisant saillie dans toutes les directions, comme si, en les jetant au hasard, on n’avait eu d’autre but que d’estropier les passants, avaient retenu la liqueur divisée par petites flaques. Chacune de ces flaques était entourée d’un groupe d’individus, plus ou moins nombreux, qui se bousculaient à l’envi. Quelques hommes agenouillés, faisant une écuelle de leurs deux mains, puisaient le précieux liquide et s’empressaient de le boire, ou le défendait contre les femmes qui, penchées sur leurs épaules, essayaient de humer la liqueur avant qu’elle eût filé entre leurs doigts.
D’autres individus, hommes et femmes, plongeaient dans les flaques vineuses de petits gobelets de terre ébréchés, ou les mouchoirs qui leur servaient de marmottes, et les mères en exprimaient ensuite le contenu dans la bouche des enfants. Ceux-ci faisaient en toute hâte de petites chaussées de boue afin de retenir le vin qui fuyait entre les pierres, ou, dirigés par des spectateurs placés aux fenêtres, couraient dans tous les sens pour arrêter les rigoles qui se formaient dans de nouvelles directions. Un certain nombre s’était emparé des éclats du tonneau, couverts de lie et de fange, et les suçaient, les mâchaient avec délices.
Bientôt la portion du pavé qui s’étendait devant le cabaret fut, non-seulement à sec, mais la boue en avait été si bien ramassée, qu’on l’aurait attribué au passage d’un balayeur soigneux, si quelqu’un, parmi les habitants du quartier, avait pu croire à la présence de ce fonctionnaire, inconnu dans le faubourg.
Un bruit perçant d’éclats de rire et de voix joyeuses, voix d’hommes, de femmes et d’enfants, retentissait dans la rue où cette buvette avait lieu. Un peu de rudesse et beaucoup d’enjouement caractérisaient le plaisir de cette foule ; un esprit de sociabilité particulière se faisait remarquer dans tous les groupes, ainsi qu’un entraînement visible de chacun à se rapprocher des autres, qui, chez les moins malheureux, ou chez les plus réjouis, se traduisait par des embrassements folâtres, des toasts, des poignées de main et des rondes animées.
Lorsque le vin eut entièrement disparu, laissant entre les pavés les mille rigoles qu’y avaient tracées les buveurs, ces démonstrations cessèrent tout à coup, ainsi qu’elles avaient commencé ; le scieur de bois, dont la scie était plantée dans une bûche, alla se remettre à la besogne ; la femme, qui avait laissé sur le pas de sa porte le gueux rempli de cendres chaudes où elle essayait de réchauffer ses pieds, ses mains et son enfant amaigri, se dirigea vers sa demeure.
Les ouvriers aux bras nus, aux cheveux emmêlés et poudreux, à la face cadavéreuse, qui, du fond des caves, étaient apparus à la clarté de ce jour d’hiver, redescendirent à leurs ateliers respectifs, et une sombre tristesse plana de nouveau sur ces lieux où elle sembla moins déplacée que le soleil et la joie.
C’était du vin rouge qui avait coulé dans cette rue obscure du faubourg Saint-Antoine, et qui avait taché les pavés, taché ces mains, ces visages, ces pieds nus. Le scieur de bois laissait des marques rouges sur les bûches qu’il prenait. La femme, qui allaitait son enfant, portait au front des taches rouges que lui avaient faites le haillon replacé autour de sa tête. Ceux qui avaient mâché les douelles rougies de la barrique avaient autour de la bouche les traces qu’on voit aux lèvres des tigres, et l’un de ces hommes d’humeur plaisante, la tête sortie presque en entier d’un sale bonnet de coton flottant sur son épaule, trempa son doigt dans la bourbe vineuse, et griffonna sur la muraille le mot : SANG.
Un jour devait venir où le sang coulerait sur le pavé des rues, et laisserait des taches rouges au front et aux mains de la plupart de ceux qui se trouvaient là.
Depuis que le nuage, écarté un instant par un rayon furtif, assombrissait de nouveau la physionomie de Saint-Antoine, d’épaisses ténèbres enveloppaient tout le faubourg. Le froid, la crasse, l’ignorance, la maladie et la misère formaient le cortège du bienheureux patron : de puissants seigneurs, surtout la faim, qui les domine tous.
Des individus, sans cesse broyés entre des meules inexorables, frissonnaient dans tous les coins, entraient dans les maisons, débouchaient des allées, regardaient aux portes, aux fenêtres, grelottaient dans chaque guenille agitée par le vent. La meule impitoyable, qui les broyait de la sorte, n’est pas celle du moulin fabuleux qui transforme les vieillards en jeunes gens, mais bien les jeunes gens en vieillards. L’enfance, elle-même, avait la figure vieille, la voix creuse ; et dans les rides précoces de son visage, ainsi qu’au masque sillonné de ses pères, la faim avait gravé sa signature.
On la retrouvait partout : dans les haillons étendus sur les cordes et flottant aux perches qui sortaient de chaque fenêtre ; dans la paille, les chiffons, les menus copeaux qui, à l’intérieur, garnissaient les paillasses. La faim répétait son nom dans chaque fragment de bûchette que débitait le scieur de bois ; elle regardait les passants du haut des cheminées froides et vides, et surgissait de la rue fangeuse, dont les ordures ne renfermaient pas un seul débris d’un seul objet qui se mange.
La faim se montrait sur les tablettes du boulanger, sur chaque mauvais pain de sa fournée peu abondante ; elle se voyait dans le fromage et les saucisses de chien mort que vendait le charcutier. On entendait bruire ses os décharnés parmi les marrons qui étaient secoués sur le feu, et dans les quelques gouttes d’huile, mises à regret au fond de la poêle, où crépitaient de menues tranches de pommes de terre.
La faim était logée dans tous les replis de cette rue tortueuse, encombrée d’immondices, où aboutissaient d’autres rues, également tortueuses, sales et puantes, peuplées de bonnets de coton, et de guenilles sentant la crasse, et où chaque objet visible, pâle, maladif ou sordide, paraissait un présage de malheur.
On entrevoyait dans ces physionomies d’animal traqué sans repos ni trêve, que la bête fauve pourrait bien un jour faire volte-face et répondre aux abois. Parmi ces spectres abattus, qui fuyaient d’un air craintif, il se trouvait des yeux remplis d’éclairs, des lèvres serrées, pâlies par la rage, et des fronts contractés, où les rides tordues et noueuses ressemblaient à des cordes, au souvenir de la potence qu’ils pouvaient subir et peut-être infliger.
On retrouvait l’image de la faim dans les enseignes des boutiques, dans les maigres lambeaux de viande peints au-dessus de la porte du boucher, dans l’ombre du pain sec et noir qui indiquait la boulangerie, dans les buveurs qui, barbouillés sur la porte du cabaret, grimaçaient au-dessus de leurs verres de petit vin frelaté, et qui, l’œil en feu, se penchaient l’un vers l’autre pour se faire de mutuelles confidences.
Tout ce qui s’offrait à la vue était chétif et pauvre, excepté les outils et les armes ; le tranchant des couteaux et des haches était brillant et affilé, les marteaux du forgeron étaient lourds, et les fusils nombreux dans la boutique de l’armurier.
La voie publique n’avait pas de trottoirs, et la pavé boiteux, avec ses flaques de boue et d’eau fangeuse, arrivait jusqu’aux murailles. Par contre, le ruisseau coulait au milieu de la rue, quand toutefois il venait à couler, ce qui n’arrivait qu’après une forte averse ; et prenant alors des allures excentriques, il inondait les rez-de-chaussée et les caves.
Au-dessus du ruisseau, en travers de la rue, pendaient, de loin en loin, de grossières lanternes, attachées à une corde ; et le soir, quand l’allumeur les avait descendues, éclairées et remontées, un certain nombre de lumignons fumeux se balançaient au-dessus de vous d’une façon maladive, comme s’ils avaient été sur les flots. Ils s’agitaient, il est vrai, au-dessus d’une mer orageuse, et le navire et l’équipage étaient menacés par la tempête. Un jour devait venir où les épouvantails décharnés qui peuplaient cette région auraient, dans leur oisiveté et leur faim, regardé si longtemps l’allumeur de réverbères, qu’ils songeraient à se servir de ses poulies et de ses cordes pour hisser des hommes à côté de ses lanternes, afin d’éclairer d’une lueur plus vive les ténèbres de leur affreuse condition. Mais ce jour était loin encore ; et les vents qui passaient sur la France secouaient en vain les guenilles, de ces épouvantails : les oiseaux, à la voix douce et au riche plumage, n’y voyaient aucun avertissement.
La boutique du marchand de vin, au seuil de laquelle s’était brisée la barrique, faisait le coin de la rue, et paraissait moins pauvre que la plupart de ses voisines. Sur le pas de la porte se tenait le cabaretier qui, vêtu d’une culotte verte et d’un gilet jaune, avait regardé la foule se disputer le vin répandu.
« Cela m’est égal, dit-il en haussant les épaules, quand la dernière goutte fut essuyée. Qui casse les verres les paye ; ceux qui ont été cause de l’accident me donneront une autre pièce. Eh ! Gaspard ! s’écria-t-il en s’adressant à l’homme qui écrivait le mot SANG sur la muraille, qu’est-ce que tu fais donc là ? »
Gaspard montra du doigt le mot qu’il venait de tracer, et mit dans son geste une expression significative, ainsi qu’il arrive souvent aux gens du peuple ; mais il manqua son but, et produisit un effet contraire à celui qu’il attendait, comme il arrive souvent encore aux personnes de sa classe.
« Est-ce que tu as perdu la tête ? lui demanda le marchand de vin, qui traversa la rue, prit une poignée de boue, et effaça la plaisanterie de Gaspard. À quoi bon l’écrire en public, je te le demande ? Est-ce qu’il n’y a pas d’autres endroits où l’on puisse graver de pareils mots ? »
En terminant cette phrase, le marchand de vin, peut-être sans y penser, peut-être avec intention, posa la main gauche sur le cœur de l’artisan.
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