Le front de la jeune fille avait cette expression caractéristique dont nous avons parlé plus haut, et qui, pour être singulière, n’en était pas moins charmante.
« Vous ne m’êtes pas complètement étranger, monsieur, dit miss Manette, en allongeant la main comme pour saisir une ombre au passage.
– Croyez-vous ? » répondit M. Lorry avec un sourire, et les deux bras tendus vers elle.
La ligne expressive qui se dessinait entre les sourcils, au-dessus d’un petit nez féminin d’une extrême délicatesse, devint encore plus profonde, et miss Manette, qui jusqu’alors s’était tenue debout près de son fauteuil, s’assit d’un air rêveur.
Le vieillard la contempla en silence, et reprenant la parole dès qu’elle se tourna vers lui :
« Je crois, lui dit-il, ne pas pouvoir mieux faire, tant que nous serons dans votre patrie adoptive, que de vous parler comme si vous étiez Anglaise.
– Je vous serai obligée, monsieur.
– Je suis un homme d’affaires, miss Manette, et la mission que j’ai à remplir n’est elle-même qu’une affaire. Veuillez donc me considérer, je vous prie, comme une simple machine parlante ; je ne suis vraiment pas autre chose. Ceci bien établi, je vais, si vous le permettez, vous raconter l’histoire de l’un des clients de notre maison.
– L’histoire de… » interrompit miss Manette.
M. Lorry fit semblant de se méprendre sur le sens de cette interruption.
« Oui, reprit-il en toute hâte, de l’un de nos clients ; c’est ainsi, qu’en matière de banque, nous appelons les personnes avec qui nous sommes en relation. C’était un Français, un homme de science, un docteur en médecine fort distingué…
– Natif de Beauvais ?
– Mon Dieu ! oui, comme monsieur votre père, et jouissant, ainsi que le docteur Manette, d’une très-grande réputation à Paris, où il était venu s’établir. C’est dans cette dernière ville, que j’ai eu l’honneur de le connaître ; nos relations étaient de simples relations d’affaires, mais confidentielles. Je me trouvais alors attaché à notre maison de Paris…
– Puis-je vous demander à quelle époque, monsieur ?
– Il y a vingt ans, miss Manette. Ce docteur était marié ; il avait épousé une Anglaise, et j’étais chargé de ses affaires et de sa procuration. Toute sa fortune était, comme celle de beaucoup de Français, dans les mains de Tellsone et Cie, d’où il résulte que j’ai été son fondé de pouvoir, comme celui de beaucoup d’autres clients. De simples relations d’affaires, miss, où le sentiment n’avait rien à démêler. J’ai passé de l’une à l’autre, dans tout le cours de ma vie, comme je le fais à l’égard des personnes qui viennent toucher le montant d’une lettre de change, ou déposer des fonds. (Je n’ai aucun sentiment, je ne suis qu’une vraie machine.) Ce docteur…
– Mais c’est l’histoire de mon père ! s’écria miss Manette en se levant ; et je crois me rappeler, monsieur, qu’à la mort de ma mère, c’est vous qui m’avez conduite à Londres, j’en ai la presque certitude. »
M. Lorry s’empara de la main tremblante qui s’avançait vers la sienne, et, l’ayant portée à ses lèvres avec une grâce cérémonieuse, il fit rasseoir la jeune fille, posa la main gauche sur le fauteuil de cette dernière, et se servit de sa main droite pour se frotter le menton, ajuster sa petite perruque, ou pour appuyer ses paroles du mouvement de son index.
« Vous avez raison, c’était moi, dit-il en regardant miss Manette, qui levait les yeux vers lui, vous voyez combien j’étais dans le vrai lorsque j’affirmais tout à l’heure que je n’ai pas le moindre sentiment, et que les seules relations que je garde avec mes semblables ne sont que des rapports d’affaires ; sans cela je vous aurais revue depuis cette époque. Depuis lors, vous avez bien été pupille de la maison Tellsone ; mais j’étais chargé d’une autre ligne d’opérations. Des sentiments ! je n’ai pas le temps, pas la chance d’en avoir : je passe toute ma vie à défricher des broussailles pécuniaires. »
Après avoir ainsi caractérisé l’emploi de ses jours, M. Lorry porta les deux mains à sa tête pour aplatir la petite perruque, chose complètement inutile, et reprit l’attitude qu’il avait auparavant.
« Ainsi que vous l’avez remarqué, miss, poursuivit-il, cette histoire est celle de monsieur votre père. Supposez maintenant que le docteur ne soit pas mort à l’époque… calmez-vous, je vous en prie ! Comme vous voilà tremblante !… »
Elle avait saisi le poignet de M. Lorry, et s’y cramponnait d’une façon convulsive.
« Voyons, dit le gentleman d’une voix douce, en retirant sa main gauche du fauteuil pour la poser sur les doigts suppliants qui le serraient avec force, voyons, chère miss, un peu de calme, nous parlons d’affaires. Je vous disais donc… »
Il s’arrêta déconcerté par le regard de la jeune fille.
« Supposons, comme je le disais tout à l’heure, reprit-il en faisant un effort sur lui-même, supposons que M. Manette, au lieu de mourir, ait seulement disparu ; qu’il ait été impossible de le retrouver, bien qu’on ait eu quelque soupçon de l’affreux endroit où il pouvait être captif ; supposons qu’il ait eu pour ennemi l’un de ces hommes qui, de l’autre côté du détroit, jouissent d’un privilège, dont les plus téméraires ne parlent qu’à voix basse, tel que celui de remplir quelque blanc seing, en vertu duquel un malheureux est jeté en prison, où il s’éteint dans le désespoir et l’oubli ; supposons que la femme de ce malheureux ait vainement supplié le roi et la reine, les ministres, la magistrature et le clergé, de lui permettre d’avoir des nouvelles de son mari, l’histoire de monsieur votre père serait exactement celle du docteur de Beauvais.
– Je vous en supplie, monsieur, continuez.
– Certainement, je vais tout dire. Vous aurez la force de l’entendre ?
– Je veux tout supporter, si ce n’est l’incertitude.
– À merveille ! Vous avez plus de sang-froid, vous vous possédez mieux. (L’accent de M. Lorry démentait ses paroles). Une simple affaire ! ne le considérez pas autrement ; une affaire qu’il faut terminer. Je continue : si la femme du docteur en avait conçu tant de chagrin avant la naissance…
– De sa fille, monsieur.
– Précisément. Il s’agit d’une simple affaire, miss, ne vous désolez pas. Si la femme du docteur, voulant épargner à sa fille les angoisses que lui faisaient subir les tortures du captif, avait dit à l’enfant, dès qu’elle put la comprendre, que son père était mort !… Au nom du ciel pourquoi vous mettre à genoux.
– Pour que vous me disiez la vérité ; je vous en prie, monsieur, vous êtes si bon !
– Une simple affaire, miss, vous me confondez ; comment pourrai-je traiter la chose, si vous me troublez ainsi ? Il faut conserver notre sang-froid. Si vous étiez assez bonne pour me dire quel est le total de neuf pence, multiplié par neuf ; ou combien trente guinées contiennent de shillings, je serais beaucoup plus à mon aise, plus rassuré à votre égard. »
Miss Manette, sans répondre directement à cette question, reprit assez d’empire sur elle-même pour calmer à son tour M. Lorry.
« C’est très-bien, reprit l’homme de banque, très-bien, chère demoiselle ; du courage ! c’est une affaire sérieuse. Madame votre mère prit donc la résolution de vous cacher l’emprisonnement du docteur ; et, lorsqu’elle mourut de chagrin, sans avoir pu obtenir les moindres nouvelles de son mari, elle vous laissa un avenir calme et paisible qui vous permit de croître en beauté, sans que votre jeunesse fût assombrie par l’inquiétude dévorante qui lui avait brisé le cœur. »
En disant ces mots, il abaissa un regard ému sur les cheveux ondoyants de miss Manette, qu’il se représentait blanchis avant l’âge par une douleur sans espoir.
« Le docteur et sa femme, poursuivit-il, n’avaient qu’une fortune médiocre, et vous possédez aujourd’hui tout ce qui leur a jamais appartenu. Nous n’avons rien découvert à cet égard ; il ne s’agit nullement pour vous ni d’une somme ni d’une propriété quelconque… »
Il sentit les doigts de la jeune fille lui serrer plus fortement le poignet, et s’arrêter court. Les lignes expressives du front de miss Manette, qui avaient si vivement frappé M. Lorry, témoignaient d’une souffrance et d’une horreur profondes.
« On l’a retrouvé, balbutia le digne homme ; il vit encore. Il est bien changé, bien vieilli ; ce n’est plus qu’une ombre ; mais enfin il est vivant. Un ancien serviteur qui habite Paris lui a donné asile, et c’est à ce propos que nous nous rendons en France, moi pour établir son identité, s’il est possible de le reconnaître, et vous, chère demoiselle, pour le rappeler à la vie, et l’entourer de soins et d’amour. »
Un frisson parcourut tous les membres de la jeune fille.
« Ce n’est pas lui que je vais trouver, dit-elle à demi-voix, c’est un spectre.
– Allons, chère miss, interrompit M. Lorry, en frappant sur les mains de sa compagne ; vous savez tout maintenant, vous n’avez rien à craindre. Nous partons pour la France, où nous attend monsieur votre père ; le temps est beau ; la marée favorable ; notre voyage ne sera ni long ni difficile.
– J’étais libre, j’étais heureuse, continua miss Manette parlant toujours comme en rêve ; et son ombre ne m’est jamais apparue pour me reprocher ma joie !
– Encore une chose, reprit M. Lorry, qui appuya sur ses paroles, dans l’espérance d’attirer l’attention de la jeune fille ; le docteur ne porte plus son nom. Il est inutile de se demander pourquoi ; inutile de rechercher si on l’avait oublié dans son cachot, ou si la détention qu’il devait subir avait une longueur déterminée. La moindre enquête à son égard serait non-seulement une chose vaine, mais elle pourrait être dangereuse ; il est beaucoup plus sage de n’en dire mot à personne, et de revenir immédiatement à Londres avec l’ancien prisonnier.
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