Très-bien, mon cher ami ; allons, enfant, du courage, c’est une affaire… une affaire… »

L’échelle était courte ; ils arrivèrent bientôt à son extrémité. L’espèce de corridor où ils débouchèrent faisait un brusque détour, et ils se virent en face de trois hommes qui, rapprochés les uns des autres, avaient les yeux collés à une fente de la muraille, et regardaient avec une extrême attention. Ces hommes se retournèrent en entendant marcher auprès d’eux, et M. Lorry reconnut les trois buveurs qui un instant auparavant étaient à côté de Mme Defarge.

« Votre visite m’a tellement surpris que je les avais oubliés, dit le marchand de vin. Laissez-nous, camarades, nous avons affaire ici. »

Les trois hommes s’éloignèrent et disparurent en silence. Dès qu’ils furent passés, le cabaretier se dirigea vers la seule porte qu’on aperçut dans le corridor.

« Faites-vous de M. Manette un objet de curiosité ? lui demanda tout bas M. Lorry, avec une certaine irritation.

– Je le montre seulement à quelques élus.

– Croyez-vous que ce soit bien ?

– Je le pense.

– Quels sont les gens à qui vous le montrez ainsi ?

– Des gens de cœur, des hommes qui portent mon nom (je m’appelle Jacques), et pour qui ce spectacle est salutaire. Vous êtes Anglais, vous, c’est autre chose. »

M. Defarge se baissa, mit un œil à la crevasse de la muraille ; puis s’étant redressé, frappa deux ou trois coups à la porte, sans autre intention que de faire un bruit quelconque ; c’est pour le même motif qu’il fit grincer la clef dans la serrure.

La porte s’ouvrit avec lenteur, le cabaretier avança la tête, il proféra certaines paroles auxquelles répondit une voix faible ; et se retournant du côté de M. Lorry et de miss Manette, il leur fit signe de venir. M. Lorry sentit chanceler la jeune fille, et la soutint dans ses bras au moment où elle allait tomber.

« Du courage, enfant ! balbutia-t-il, le front trempé d’une moiteur qui n’avait rien de commun avec les affaires, du courage ! vous voyez bien qu’il faut entrer !

– J’ai peur, répondit-elle en frissonnant.

– Peur de quoi, chère miss ?

– De lui, de mon père ! »

Effrayé de l’état où il voyait sa compagne, et troublé par les signes que lui faisait le marchand de vin, M. Lorry prit un parti désespéré ; il souleva la jeune fille et se précipita avec elle dans la mansarde, où, la faisant asseoir, il continua de la soutenir.

Defarge, après avoir fermé la porte à double tour, retira la clef de la serrure, et la conserva dans la main. Tout cela méthodiquement et avec bruit. Enfin, il alla d’un pas mesuré jusqu’à la fenêtre, et se retourna du côté des visiteurs.

Le galetas où ils venaient d’entrer, construit pour y mettre du bois, était complètement sombre ; la fenêtre, c’est-à-dire ce que nous avons nommé ainsi, n’était qu’une brèche à la toiture, close par une porte, non vitrée, que surmontait une grosse poulie au moyen de laquelle étaient hissés les fagots et tous les gros objets qu’on voulait mettre au grenier. Les deux battants de cette porte, à peine entr’ouverts, sans doute à cause du froid, laissaient pénétrer si peu de jour dans ce taudis, qu’il fallait une bien longue habitude de l’obscurité pour y faire une besogne exigeant un peu de soin.

Quelqu’un cependant y travaillait avec application ; la figure tournée vers la fenêtre, près de laquelle le marchand de vin se tenait debout, un vieillard, assis sur un escabeau, la tête penchée sur son ouvrage, faisait une paire de souliers qui l’absorbait entièrement.

CHAPITRE VI. – Le cordonnier.

« Bonjour ! dit M. Defarge en s’adressant au vieillard.

– Bonjour ! lui répondit une voix tellement affaiblie qu’on l’aurait prise pour un écho lointain.

– Vous êtes toujours ferme à l’ouvrage ? » continua le cabaretier.

Après un instant de silence, la tête blanchie se releva, deux yeux hagards se fixèrent sur M. Defarge, et la voix murmura faiblement :

« Oui… je travaille. »

Cette voix avait quelque chose de poignant et d’horrible ; ce n’était pas la faiblesse qui résulte de l’appauvrissement physique, bien que cependant la souffrance y eût contribué sans aucun doute ; c’était celle qui est contractée dans la solitude, et qui vient du manque d’usage. Cette parole éteinte, d’où la vie était absente, et qui n’avait plus rien des vibrations de la voix humaine, produisait le même effet qu’une riche couleur, effacée par le temps, et qui n’est plus qu’une tache pâle et fanée, sans rapport avec la nuance qu’elle avait autrefois. On aurait dit, tant cette voix était creuse, qu’elle s’échappait d’un souterrain, et son accent expressif était celui dont un voyageur, mourant de soif au désert, se lamente en se rappelant la patrie et les êtres aimés qu’il ne reverra jamais.

Lorsqu’il eut travaillé en silence pendant quelques minutes, l’homme aux cheveux blancs releva de nouveau les yeux, non par intérêt ou par curiosité, mais sous l’influence d’une perception toute machinale : parce que l’endroit où il avait aperçu M. Defarge, le seul des trois visiteurs qu’il eût découvert, était toujours occupé.

« Je voudrais y voir davantage, dit le marchand de vin, qui ne le quittait pas du regard, pouvez-vous apporter une lumière un peu plus vive ? »

Le cordonnier détourna la tête, jeta les yeux sur le plancher, à droite et à gauche, en prêtant l’oreille d’un air distrait ; puis il regarda M. Defarge.

« Qu’avez-vous dit ? murmura-t-il.

– J’ai demandé si vous supporteriez sans souffrir une lumière un peu plus vive.

– Il faudra bien que je la supporte, si vous le voulez. »

L’ombre d’une intention avait fait timidement ressortir ce dernier membre de phrase.

M. Defarge poussa l’un des volets, qu’il assujettit ; dans la position où il venait de le placer, un vif rayon de lumière entra subitement et permit de voir le cordonnier qui, sa forme sur ses genoux, avait suspendu son travail.

Il était entouré de ses outils et de quelques lambeaux de cuir. Sa barbe blanche, inégalement coupée, n’était pas très-longue, mais sa figure était décharnée. Ses yeux, dont l’éclat excessif brillait sous deux sourcils restés noirs, et sous une masse confuse de cheveux blancs, paraissaient d’une grandeur surnaturelle. Une guenille jaune, qui lui servait de chemise, était ouverte sur sa poitrine, et laissait voir un corps flétri et usé. Toute sa personne, aussi bien que sa vieille blouse de grosse toile, ses bas trop larges et ses haillons, étaient devenus, par la privation de jour et d’air, d’une couleur de parchemin tellement uniforme, qu’il aurait été difficile d’en reconnaître la nuance primitive, et de deviner ce qu’ils avaient été jadis.

Il avait mis une de ses mains devant la lumière pour se préserver la vue, et non-seulement ses muscles, mais ses os, paraissaient diaphanes. Les yeux fixés dans le vide, il ne répondait au marchand de vin qu’après avoir regardé à plusieurs reprises autour de lui, comme s’il avait perdu l’habitude de rattacher les sons au lieu de leur origine, et qu’il eût cherché d’où provenaient les paroles dont son oreille était frappée.

« Finirez-vous aujourd’hui cette paire de souliers ? lui demanda M. Defarge, en faisant signe à l’Anglais de venir se mettre à côté de lui.

– Qu’est-ce que vous dites ?

– Je demande si vous avez l’intention de finir ces souliers aujourd’hui même.

– Je ne peux pas dire que j’en aie l’intention… je le suppose… je n’en sais rien… »

Ces paroles lui rappelèrent son ouvrage et il se remit au travail. Cependant, lorsqu’il y eut environ deux minutes que M. Lorry fut à côté de Defarge, le cordonnier releva ses yeux hagards. Il ne témoigna aucune surprise en voyant une seconde personne devant lui ; mais il porta ses doigts tremblants à ses lèvres, qui avaient la même pâleur que ses ongles, et reprit de nouveau sa besogne.

« On vous fait une visite, vous le voyez, » dit le marchand de vin.

Le cordonnier regarda autour de lui sans quitter son ouvrage.

« Allons, poursuivit Defarge, voilà un monsieur qui se connaît en chaussures, montrez-lui votre soulier, il verra qu’il est bien cousu. »

Le vieillard obéit machinalement.

« Dites à monsieur comment on appelle cette chaussure, et quel est le nom de celui qui l’a faite, » poursuivit le cabaretier.

La réponse se fit attendre plus longtemps qu’à l’ordinaire.

« Vous me demandez quelque chose ? dit enfin l’ouvrier. Qu’est-ce que c’était ? Je n’en sais plus rien.

– Je vous prie d’expliquer à monsieur de quel genre est le soulier que vous venez de faire.

– C’est un soulier de femme ; un soulier de promenade ; on les fait comme cela maintenant. Je n’ai pas vu la mode, mais j’ai eu un modèle, » ajouta-t-il en regardant son ouvrage avec une nuance de satisfaction et d’orgueil.

Depuis qu’il avait remis son soulier à M. Lorry, il passait le dos de sa main droite dans le creux de sa main gauche, et réciproquement, les portait l’une après l’autre à son menton, dont il faisait le tour, et ainsi de suite, avec régularité et sans interruption. Il fallait, pour le tirer de l’absence où il retombait immédiatement après avoir parlé, se donner autant de peine que pour faire revenir une personne évanouie, ou pour ranimer un agonisant, dans l’espoir d’en obtenir une confidence.

« Ne m’avez-vous pas demandé mon nom ? reprit-il d’un air distrait.

– Oui.

– 105, tour du Nord.

– Est-ce tout ?

– 105, tour du Nord. »

Il articula faiblement un son qui, sans être un gémissement ou un soupir, exprimait la fatigue, et il reprit son travail jusqu’à ce qu’on lui adressât de nouveau la parole.

« Vous n’avez pas toujours été cordonnier ? » lui demanda M. Lorry, en le regardant fixement.

Ses yeux hagards se tournèrent vers Defarge, comme pour lui transférer la question qui lui était faite ; mais voyant que celui-ci restait silencieux, il finit par regarder le gentleman, après avoir cherché où il pouvait être.

« Si j’ai toujours été cordonnier ? lui dit-il, non ! Ce n’était pas mon état. C’est ici que j’ai commencé, j’ai appris tout seul. J’avais demandé… »

Il s’arrêta brusquement, parut avoir oublié son interlocuteur, et se remit à poser ses mains l’une dans l’autre avec une régularité machinale. Au bout de quelques minutes, ses yeux rencontrèrent de nouveau la figure de l’Anglais ; il tressaillit comme un homme qui se réveille en sursaut, et continua la phrase qu’il avait commencée.

« J’avais demandé la permission d’apprendre un état… j’ai eu bien de la peine… j’ai été bien longtemps à l’obtenir… mais depuis lors j’ai toujours fait des souliers.

– Docteur Manette, lui dit M. Lorry en lui rendant son ouvrage, ne vous souvenez-vous pas de m’avoir vu ? »

Il laissa tomber le soulier qu’il avait repris, et regarda fixement le gentleman.

« Docteur Manette, continua celui-ci en posant la main sur le bras de M. Defarge, cet homme ne vous rappelle-t-il aucun souvenir ? regardez-le bien, regardez-moi. N’y a-t-il pas un vieux banquier… un ancien serviteur… d’anciennes affaires… tout un passé qui vous revienne à la mémoire ?… »

Tandis que ses yeux se fixaient alternativement sur son ancien ami et sur le marchand de vin, quelques signes d’une vive intelligence percèrent le nuage qui couvrait son esprit, et reparurent un instant dans les plis de son front pâle. Ils s’affaiblirent presque aussitôt et s’effacèrent ; mais ils se retrouvaient avec une telle ressemblance sur le front de la jeune fille, qui tendait vers lui ses bras tremblants, qu’on aurait pu croire qu’ils avaient passé de l’un à l’autre, ainsi que le reflet d’une lumière mouvante.

Replongé dans l’ombre, il regarda ses deux visiteurs d’un air de plus en plus distrait, promena autour de lui ses yeux, dont le regard était absent, poussa un long soupir, ramassa le soulier auquel il travaillait, et se remit à l’ouvrage.

« Avez-vous reconnu monsieur ? lui demanda Defarge à voix basse.

– Oui. J’ai cru d’abord que je ne le pourrais pas ; mais je suis sûr d’avoir vu, pendant un instant, une personne que j’ai connue autrefois… Chut !… reculons-nous un peu… Chut !… »

Sa fille s’était lentement approchée de son escabeau ; elle aurait pu lui mette la main sur l’épaule, mais lui, qui ne savait même pas qu’elle existât, ne se doutait point de sa présence, et, courbé sur sa forme, il travaillait activement.

Pas un mot, pas un son.

Elle était debout auprès de lui, comme un bon ange ; et, les yeux attachés sur son ouvrage, il avait oublié qu’il n’était pas seul. Il arriva cependant qu’il eut besoin de son tranchet ; cet instrument était à ses pieds ; il le ramassa, et, comme il allait s’en servir, il aperçut le bord d’une robe, leva les yeux et vit la jeune fille.

M. Lorry et le cabaretier s’avancèrent dans la crainte qu’il ne la frappât de son outil ; mais elle n’avait pas peur et les éloigna d’un geste.