L’ancien captif arrêta sur elle un regard effrayé ; ses lèvres s’agitèrent sans produire aucun son ; puis, à travers sa respiration haletante, il finit par articuler ces mots :
« Qui est-elle ? »
La figure baignée de larmes, elle porta les deux mains à ses lèvres, lui envoya un baiser, et croisa ses bras sur sa poitrine, comme si elle eût serré sur son cœur la tête blanchie du captif.
« Êtes-vous la fille du geôlier ? lui demanda-t-il.
– Non.
– Qui êtes-vous alors ? »
N’osant pas s’en rapporter à sa voix, elle alla s’asseoir auprès de lui sur le banc qui lui servait de siège et de table. Il voulut reculer, mais elle lui posa la main sur le bras. Un frisson parcourut tous ses membres lorsqu’il sentit cet attouchement ; il posa son tranchet et regarda la jeune fille.
Les cheveux dorés de cette dernière, rejetés de côté, formaient des grappes épaisses de longues boucles soyeuses. Il leva la main, l’avança par degrés, saisit l’une de ces mèches blondes et la contempla pendant quelques instants ; comme il la tenait toujours, il rentra peu à peu dans l’état d’absence qui lui était ordinaire et, poussant un profond soupir, il se remit à l’ouvrage.
Mais ce ne fut pas pour longtemps. Après avoir, à deux ou trois reprises différentes, jeté un regard incertain sur la jeune fille, comme pour s’assurer qu’elle était toujours là, il suspendit son travail, porta sa main droite à sa poitrine et en retira un cordon noirci auquel était suspendu un chiffon plié. Ce chiffon, qu’il ouvrit soigneusement sur son genou, renfermait deux longs cheveux d’un blond doré qu’il avait jadis roulés autour de son doigt. Il prit de nouveau dans sa main l’une des boucles de la jeune fille, en approcha les cheveux et les regarda pendant quelque temps.
« Ce sont les mêmes, dit-il ; comment cela peut-il être ? Quand ai-je pu les avoir ? De quelle manière me les suis-je procurés ? »
Tandis que l’intelligence reparaissait sur son front, il sembla reconnaître sur le visage de sa fille les lignes qui se formaient sur le sien, et la tournant en pleine lumière, il la considéra plus attentivement qu’il n’avait fait jusqu’alors.
« Elle avait posé la tête sur mon épaule… reprit-il comme se parlant à lui-même, c’était la nuit… on était venu me demander… Elle avait peur et ne voulait pas me laisser partir ; moi, je ne craignais rien. Lorsque je fus dans la tour du Nord, ils les ont trouvés sur ma manche : « Voulez-vous me les laisser ? leur ai-je dit ; ils ne peuvent pas faire que mon corps vous échappe, mais ils permettront à mon esprit de fuir quelquefois ces murs ! » J’ai dit cela, je me le rappelle très-bien. »
Il avait articulé des lèvres, à plusieurs reprises, chacun des mots qu’il voulait dire, avant de pouvoir les proférer d’une manière perceptible ; mais une fois qu’il était parvenu à les faire entendre, il les avait répétés avec intelligence, bien qu’avec une extrême lenteur.
« Comment cela se fait-il ? Est-ce que c’était vous ? »
Les deux spectateurs s’avancèrent de nouveau, tant ils furent effrayés de la manière dont ces paroles avaient été prononcées, et du mouvement rapide qui les accompagna. Mais elle leur fit signe de rester à leur place.
« Je vous en prie, dit-elle, mes bons messieurs, n’appelez pas, ne dites rien, laissez-nous.
– Écoutez !… s’écria l’ancien captif, quelle est cette voix ?… »
Il porta les mains à ses cheveux blancs, et les arracha dans un accès de frénésie ; puis son émotion passa comme une lueur fugitive.
Il renferma les deux cheveux blonds dans le lambeau de toile qui leur servait d’enveloppe, et les remit dans sa poitrine ; mais il ne cessait de regarder la jeune fille, et hochant la tête d’un air sombre :
« Non… murmura-t-il, non… Vous êtes trop jeune, trop fraîche. Cela ne se peut pas !… Voyez ce qu’est devenu le prisonnier… Ce ne sont pas là les mains, la figure, la voix qu’elle connaissait !… Non ! Elle et lui vivaient, il y a longtemps, bien longtemps !… Avant ces longues années passées à la tour du Nord… Comment vous appelez-vous, mon bel ange ?…
– Je vous le dirai plus tard, répondit miss Manette en s’agenouillant devant son père et en étendant vers lui ses mains jointes ; vous saurez quels ont été mes parents et comment il s’est fait que je n’ai pas connu leur histoire… Aujourd’hui, c’est impossible… Tout ce que je peux actuellement, c’est de vous prier de me bénir… de m’embrasser… Je vous en supplie… embrassez-moi !… »
Le captif inclina la tête, et mêla ses cheveux blancs à la chevelure rayonnante de sa fille, qui l’entoura d’une auréole.
« Si dans ma voix, poursuivit-elle, vous reconnaissez la voix que vous aimiez jadis, laissez couler vos larmes… Si en touchant mes cheveux vous vous rappelez la tête chérie qui s’appuyait sur vous, lorsque vous étiez libre, pleurez, mon père ; si, vous parlant des soins dont vous entourera mon amour, si j’éveille dans votre âme le souvenir du foyer où l’on a tant gémi de votre absence… pleurez… pleurez encore !… »
Elle le pressa sur sa poitrine et le berça comme un enfant.
« Cher ! oh ! bien cher père ! si en vous disant que je suis venue vous chercher pour vous donner le repos, je vous fais songer à votre existence qui pouvait être si utile, et qui s’est perdue dans l’inaction et la douleur ; si, en vous disant que je vous conduis en Angleterre, je vous fais penser à la France, qui s’est montrée si cruelle envers vous, pleurez, pleurez sans crainte. Il me reste à vous parler de celle qui n’est plus, à vous dire que je me mets aux genoux de mon père, afin qu’il me pardonne ma vie heureuse et tranquille… à moi, qui devais nuit et jour songer à ses tortures et hâter sa délivrance. Pleurez sur elle, pleurez sur moi… Mes bons messieurs, je viens de sentir ses larmes sacrées. »
Ses sanglots soulevèrent sa poitrine.
« Oh ! voyez donc ! Soyez béni ! mon Dieu ! soyez béni ! »
La tête appuyée sur le cœur de la jeune fille, il s’abandonnait aux deux bras qui l’avaient entouré. Spectacle si touchant que les deux spectateurs se couvrirent le visage.
Lorsque cette crise violente eut suivi toutes ses phases, et que le calme profond qui, chez l’homme ainsi que dans la nature, succède aux orages, se fut emparé de l’ancien captif, le gentleman et le cabaretier allèrent relever celui-ci, qui gisait sur le plancher, tandis que sa fille lui soutenait la tête, et lui faisait de ses cheveux un rideau, qui le préservait du jour.
M. Lorry, après s’être mouché à diverses reprises, se pencha auprès de miss Manette.
« Si l’on pouvait tout préparer, lui dit-elle, de manière à ne sortir d’ici que pour retourner en Angleterre ?
– Est-il capable de supporter le voyage ? demanda M. Lorry.
– Plus que de rester dans cette ville, dont le séjour lui est odieux.
– Mademoiselle a raison, dit le cabaretier, qui s’était mis à genoux pour mieux l’entendre ; j’ai d’ailleurs de bons motifs pour désirer que M. Manette quitte la France le plus tôt possible. Faut-il que j’aille commander les chevaux de poste ?
– Ceci rentre dans les affaires, et par conséquent est de mon ressort, répliqua le gentleman en reprenant aussitôt ses allures méthodiques.
– Soyez assez bon pour me laisser avec lui, dit miss Manette d’une voix pressante. Vous voyez comme il est calme… Ne redoutez rien ; que pourrais-je craindre ? Si vous avez peur qu’un étranger ne vienne ici, fermez la porte à clef. Je prendrai soin de lui pendant que vous n’y serez pas, et à votre retour vous le trouverez aussi paisible qu’à votre départ. »
M. Lorry et M. Defarge, moins confiants que miss Manette, inclinaient pour que l’un d’eux restât près d’elle ; mais comme, en outre des chevaux et de la voiture, il fallait des passeports, que la journée s’avançait, et qu’il n’y avait pas de temps à perdre, ils se décidèrent à se partager la besogne.
Lorsque ces messieurs furent partis, la jeune fille se coucha près de son père et le regarda dormir. L’ombre se répandit peu à peu ; elle devint plus épaisse, et bientôt la nuit fut complète. Tous deux restèrent immobiles jusqu’au moment où la clarté d’une lampe pénétra dans le grenier par les crevasses de la muraille. M. Lorry et M. Defarge rapportaient non-seulement les papiers nécessaires, mais des manteaux, des couvertures, du pain, de la viande, du café et du vin. La lampe et les vivres furent déposés sur le petit banc qui, avec un grabat, formait tout l’ameublement du taudis ; et se faisant assister par le gentleman, M. Defarge réveilla M. Manette et le remit sur ses pieds.
Il n’est personne qui, en voyant la figure du captif, où la crainte se mêlait à la surprise, eût pu deviner les pensées mystérieuses qui agitaient son esprit. Avait-il conscience de ce qui s’était passé ? Se souvenait-il des paroles qu’on lui avait dites ? Comprenait-il surtout que la liberté lui était rendue ? Autant de questions que la sagacité la plus grande n’aurait pas pu résoudre.
Le représentant de Tellsone et le marchand de vin lui adressèrent la parole ; mais ses yeux étaient si égarés, ses réponses tellement vagues et lentes, qu’ils craignirent d’augmenter son trouble, et convinrent de le laisser à lui-même. De temps à autre, il se pressait la tête à deux mains, et la serrait d’un air étrange qu’on ne lui avait pas vu jusqu’alors. Cependant la voix de sa fille lui causait une satisfaction évidente, et il se tournait invariablement du côté de miss Manette chaque fois qu’elle venait à parler. Habitué depuis longtemps à une obéissance passive, il but et mangea tout ce qu’on voulut, et ne fit aucune observation quand on le pria d’endosser les habits et le manteau que Defarge avait apportés ; mais il parut mettre un certain empressement à recevoir le bras de la jeune fille, et lui prit la main, qu’il conserva dans les siennes.
Nos amis n’avaient plus qu’à partir. M. Defarge prit la lumière, passa le premier, et ce fut M. Lorry qui ferma le petit cortège.
Ils avaient à peine descendu quelques marches de l’escalier principal, lorsque M. Manette s’arrêta et fixa des yeux étonnés sur le plafond et sur les murs.
« Vous vous rappelez cet escalier, mon père ? Vous vous souvenez d’être venu par ici ?
– Que dites-vous ? » murmura le captif.
Mais il n’attendit pas, pour lui répondre, qu’elle eût répété sa question.
« Me rappeler ! balbutia-t-il ; non, je ne me rappelle plus… Il y a si longtemps !… si longtemps !… »
Sa translation de la Bastille au galetas qu’il venait de quitter ne lui avait, à ce qu’il paraît, laissé aucun souvenir. On l’entendait murmurer tout bas : « 105 ! Tour du Nord ! »
Et lorsqu’il regardait autour de lui, c’était évidemment pour chercher les murailles épaisses de la forteresse où il avait passé dix-huit ans. Arrivé dans la cour, il modifia sa marche ; et quand, au lieu du pont-levis qu’il s’attendait à franchir, il aperçut la voiture en pleine rue, il quitta la main de sa fille, et se pressa de nouveau la tête, sous l’empire d’un étonnement qui approchait du vertige.
Il n’y avait personne autour de la maison ; personne à aucune des nombreuses fenêtres du voisinage ; pas même des passants dans la rue. Un silence peu naturel planait sur ces lieux abandonnés, le seul être qu’on aperçût était Mme Defarge qui, appuyée contre la porte de la boutique, et les yeux sur son ouvrage, tricotait sans rien voir.
« À la barrière ! » dit le marchand de vin, en montant sur le siège.
Le postillon fit claquer son fouet, et la voiture les emporta immédiatement. D’abord sous la faible lueur des réverbères fumeux, sous la lumière de plus en plus vive des beaux quartiers, près des riches magasins, des théâtres, des cafés resplendissants, à travers la foule joyeuse, puis sous les réverbères de plus en plus rares, sous la lueur de plus en plus pâle des faubourgs, enfin à l’une des portes de la ville. Ici, un corps de garde, des soldats, des lanternes, un officier qui s’avance.
« Vos papiers, messieurs !
– Les voilà, répond Defarge, qui est descendu, et qui prend l’officier à part.
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