Il croyait trouver sir Benedict, à force d'allées et de venues; il entra à plusieurs reprises dans les rares boutiques de la ruelle, et se fit répéter à satiété par les honnêtes habitants de denrées des Indes orientales et occidentales, par les hospitaliers propriétaires des oyster-houses et des dépôts de spirit-wines, brandy et autres boissons qui avoisinent ordinairement les poissonneries, qu'on n'avait vu passer personne de semblable aux deux gentlemen dont il donnait la description.

Les policemen, interrogés, dirent n'avoir vu aucun promeneur, aucun groupe à l'heure où sir Arundell avait disparu; que, d'ailleurs, le brouillard qui régnait en ce moment empêchait de voir à plus de quatre pas; mais que cependant, ils n'avaient pas entendu le moindre bruit, ni cri, ni trépignement, ni le moindre symptôme de lutte, et que le gentilhomme à la recherche duquel on était, s'était à coup sûr en allé de son plein gré.

Où le chercher, dans une ville immense comme Londres, sans le moindre indice qui pût guider les investigations qui eussent dû, d'ailleurs, s'arrêter au seuil inviolable du foyer anglais, au cas où l'on eût soupçonné la retraite qui le cachait? C'était de la folie. Sir William Bautry alla cependant à la police, qui promit de s'occuper de la chose, et répandit à travers la ville une cinquantaine de limiers, qui se promenèrent par toute sorte de rues improbables, et revinrent le soir, les semelles diminuées d'une sensible épaisseur, et crottés jusqu'au collet, mais sans avoir trouvé rien qui eût le moindre rapport avec Benedict ou Sidney.

Tout en se dirigeant à pied vers la maison de miss Amabel Vyvyan, car l'agitation où il était lui faisait préférer la marche à la voiture, sir William, dans un monologue que le flegme ordinaire des Anglais ne l'empêchait pas d'entremêler de gestes qui eussent paru bizarres si, à Londres, quelqu'un en regardait un autre, se posait une foule de questions insolubles à l'endroit de l'événement arrivé le matin.

—Que diable! se disait sir William, nous avons beau mériter un peu la réputation d'excentriques qu'on nous fait sur le continent, l'action de mon ami Benedict dépasse toutes les bornes de l'originalité. Planter là, sur le seuil d'une église, la plus belle fille des trois royaumes, c'est une action sauvage et détestable. Benedict était assurément amoureux fou de miss Amabel; ce n'était pas un caprice: depuis un an, il la voyait presque tous les jours; il ne s'était donc pas enthousiasmé à la légère. Miss Amabel a l'âme aussi charmante que le corps; elle est belle au dedans comme au dehors. Qui peut avoir désenchanté si subiment Benedict? A-t-il, au moment suprême, découvert quelque vice caché, quelque cas rédhibitoire, pour parler la langue des maquignons?

«Cependant, en allant à l'église dans la voiture avec moi, il paraissait radieux de bonheur, caressant des rêves d'avenir et ne méditant pas le moindre projet de fugue. Il avait l'air de présenter sa tête de très bonne grâce au joug de l'hymen, et personne n'aurait pu prévoir qu'il allait secouer brusquement les oreilles et s'enfuir en hennissant comme un poulain farouche. Il faut donc qu'au moment de la quitter, la vie de garçon se soit peinte à ses yeux sous de bien séduisantes couleurs, ou ce Sidney lui a fait sur le compte de miss Amabel une de ces révélations terribles qui marquent comme un fer ronge et coupent comme une hache. Mais qu'y a-t-il à dire sur cette vie pure, transparente, passée dans une maison de cristal, et dont chaque heure en quelque sorte peut se justifier, où la médisance et la calomnie ne trouveraient pas l'ombre d'un prétexte? Quelle froide extravagance lui aura proposée ce Sidney? un voyage au pôle arctique, une chasse au tigre ou à la panthère noire dans ses possessions de Java? Ce serait de la folie, et Benedict n'est pas fou; et, à moins que Sidney ne l'ait escamoté et mis dans sa poche je n'y conçois rien.

En ce moment, une idée lumineuse traversa la cervelle de sir William Bautry.

—Si j'allais voir à l'hôtel que possède Sidney dans Pall-Mall, et qu'il occupait avant de partir pour l'Inde?

Les fenêtres de l'hôtel étaient fermées, et tout indiquait qu'il n'avait pas été habité depuis longtemps.

William fit voltiger le marteau, et un domestique vint ouvrir après lui avoir fait subir une attente assez longue.

Ce domestique, venu des parties les plus reculées de l'hôtel, témoigna, à l'aspect de William Bautry, une surprise qui témoignait combien l'apparition d'un visiteur était rare en ce logis désert.

—Sir Arthur Sidney est-il chez lui maintenant? demanda à tout hasard William Bautry.

—Oui, milord, probablement.

—En ce cas, faites-moi parvenir à lui; voici ma carte, dit William en gagnant du terrain.

—Oh pas ici, mais à Calcutta, rue de l'Éléphant-Bleu, 25; c'était l'heure où il avait l'habitude de rentrer. Sir Arthur Sidney habite l'Inde depuis deux ans.

—Et il n'est pas revenu?

—Pas que je sache, répondit le domestique poussant toujours William du côté de la porte.

—Je viens cependant de le voir dans une rue près de l'église Sainte-Margareth.

—Milord aura été abusé par une ressemblance; car sir Arthur, s'il était à Londres, nous aurait prévenus de son arrivée, et serait très vraisemblablement descendu à son hôtel, répondit le domestique d'un ton de politesse ironique et en fermant au nez de William Bautry, qu'il prenait évidemment pour un aigrefin, le battant de la porte dont il n'avait pas abandonné le bouton pendant la durée de ce colloque.

Reprenant son chemin, sir William se dit en lui-même:

—Ou Sidney n'est réellement pas à Londres, ou ce drôle à reçu sa leçon. J'ai pourtant bien reconnu Arthur, et Benedict lui a parlé en le nommant. Si Benedict avait des dettes, je croirais qu'un recors s'est grimé à la ressemblance de sir Arthur afin de l'entraîner à la prison pour dettes. Après cela, je vais peut-être le trouver chez miss Amabel, expliquant son incartade de la manière la plus naturelle du monde.

Sir Benedict Arundell n'était pas chez sa fiancée, à qui lady Braybrooke, voyant son morne désespoir, tâchait de prouver que rien n'était plus naturel que de disparaître au moment du mariage, et que sir Alan Braybrooke, le plus galant des hommes, eût au besoin hasardé cette facétie de bon goût.

Si Benedict ne reparaissait pas lui-même, il eût pu écrire; mais nulle lettre, nul billet, rien qui expliquât cette conduite étrange!

Les recherches de la police avaient été infructueuses: le sort de Benedict Arundell restait enveloppé des ténèbres les plus mystérieuses. Croire à un assassinat, cela était difficile, puisque Sidney, élevé au collège de Harrow avec Benedict, était son ami de cœur et n'avait aucun motif d'inimitié contre lui. A un enlèvement, à une séquestration; dans quel but, pour quel motif? Une jalousie d'amant rebuté? Mais Sidney n'avait jamais vu miss Amabel et aucune rivalité ne pouvait exister entre lui et Benedict.

Le soir venu, la pauvre fiancée rentra dans cette chambre virginale dont, le matin, elle croyait avoir franchi le seuil pour la dernière fois. Ses femmes la déshabillèrent et la placèrent comme un corps inerte dans ce joli nid blanc où avaient voltigé tant de rêves heureux, secouant leurs ailes roses sur le front d'ivoire de la jeune fille.

Elle resta là dans la position où on l'avait mise, sa tête noyée dans ses cheveux, ruisselants comme les flots de l'urne d'un fleuve, sa joue pâle appuyée sur son bras. On eut pu la croire morte, si de temps à autre une larme n'eût roulé sur sa chair, comme une perle sur du marbre.

—Adieu, mon enfant, dit Eleanor Braybrooke voyant que sa nièce gardait un mutisme obstiné; bon espoir.

Un imperceptible mouvement de dénégation fit frissonner les épaules d'Amabel, dont la conviction était irrévocablement formée, et qui jugeait que Benedict, n'étant pas revenu sur-le-champ, ne reviendrait jamais.

Amabel n'avait pas cru un seul instant à une perfidie de la part de Benedict; elle se sentait aimée de lui absent ou présent, dans cette vie ou dans l'autre; elle possédait la foi inébranlable du premier amour.

Elle pleura ainsi toute la nuit, silencieusement, jusqu'à ce que le sommeil pénible du matin vînt peser sur ses paupières meurtries; mais ses rêves étaient aussi tristes que ses pensées, car à plusieurs reprises des larmes s'échappèrent de ses yeux fermés.

C'est ainsi que se passa la première nuit de noces de la jeune fille qui avait dû être lady Arundell.

Lord Harley et sa femme, accablés de douleur, se livraient, de leur côté, aux mêmes recherches pour retrouver leur fille et leur gendre perdus.

Le lit paraissait à peine foulé. Les bougies des flambeaux s'étaient consumées paisiblement jusqu'aux bobèches.

Sur le guéridon, un papier froissé et brûlé à la flamme d'une des bougies avait conservé sa forme, représentée par des cendres noires.

A terre gisait une enveloppe de lettre à l'adresse du comte de Volmerange, sans timbre de poste, et dont la suscription était une écriture évidemment contrefaite.

Lord Harley contemplait avidement cette ombre de lettre que le moindre souffle faisait palpiter, et qui contenait peut-être, irritant mystère, le secret de la fuite d'Édith et de Volmerange.

Il cherchait vainement à suivre, sur la mince pellicule carbonisée, les quelques traces de lettres que le feu n'avait pas fait disparaître; mais autant eût valu essayer de déchiffrer les hiéroglyphes, et des hiéroglyphes frustes encore.

Le papier brûlé ne donna aucun renseignement, et pourtant il avait dû jouer un rôle important et décisif dans cette nuit fatale; le soin même qu'on avait mis à le détruire témoignait de sa valeur.

Une grande porte vitrée donnant sur le jardin avait été ouverte, et le sol des allées, inspecté avec soin, montra quelques empreintes à peine appuyées par un pied de femme petit et cambré; car l'orteil et le talon se dessinaient seuls sur le sable humide. D'autres, plus grandes, plus enfoncées, s'y mêlaient tumultueusement. Elles aboutissaient à une terrasse qui terminait, en saut-de-loup, le jardin, du côté de la rue.

Édith et Volmerange avaient dû sortir par là. Du balcon au sol, la distance était de six à sept pieds. Comment l'avaient-ils franchie, et quelle supposition pouvait-on faire sur cette fuite inconcevable? Deux jeunes mariés quitter la chambre nuptiale la première nuit de leurs noces, comme des coupables, sans laisser un mot d'explication; plonger une mère et un père dans le plus mortel désespoir; n'était-ce pas affreux!

Lady Harley se rappelait l'air triste et préoccupé d'Édith, les jours qui avaient précédé son mariage, et supposait quelque passion contrariée; mais Édith n'avait-elle pas affirmé que son cœur était libre, et Volmerange l'époux de son choix.

L'explication d'un enlèvement, d'un crime tombait d'elle-même. Aucune empreinte de pas ne se dirigeait de la terrasse à la porte vitrée, chemin qu'eussent dû prendre les malfaiteurs.

Le sol, détrempé par la tempête de la nuit, eût gardé leurs traces aussi fidèlement que celles d'Édith et de Volmerange.

Un petit lambeau de mousseline, accroché au passage par une des griffes de ces artichauts de fer qui hérissent le chaperon des murs qu'on veut protéger, indiquait l'endroit par où la jeune femme s'était élancée dans la rue.

Malheureusement, le pavé, souillé de boue et couvert de flaques de pluie, n'avait gardé aucun vestige des fugitifs.

La tempête de la nuit avait rendu les rues désertes de bonne heure, et personne n'avait rien vu.

—Peut-être, dit lord Harley, sont-ils allés à leur terre de Twickenham; cependant Volmerange avait dit qu'il ne concevait rien à cette mode d'enfouir son bonheur dans la caisse d'une chaise de poste et de faire des postillons les confidents du plus pur amour. Envoyons un message à Twickenham.

Le comte de Volmerange et sa femme n'avaient pas paru à leur château, et l'intendant n'avait reçu aucun ordre à cet égard.

Cette réponse plongea lord et lady Harley dans la plus profonde douleur; pendant le voyage du messager, ils s'étaient fait de si beaux raisonnements pour prouver que leur fille était allée à Twickenham! Ils s'étaient attachés à cette frêle broussaille d'espérance avec des ongles si désespérés, que, lorsqu'elle leur vint aux mains, comme une touffe de fenouil, ils roulèrent dans un abîme de malheur et crurent perdre leur fille une seconde fois.

Les recherches les plus actives n'eurent aucun résultat, et la disparition des deux époux resta enveloppée des plus profondes ténèbres.

La noire église Sainte-Margareth avait bien réalisé les tristes pressentiments inspirés par son aspect glacial et funèbre, et justifié le goût de lady Braybrooke pour le temple neuf d'Hanover square, en fait de cérémonies de mariage. Cette fois-là, ce n'était pas à tort que la bonne dame prétendait que les églises gothiques n'étaient bonnes qu'à se faire enterrer.

VII

—Eh bien, Sidney, qu'aviez-vous de si important à me confier, dit Benedict Arundell à son ami, en faisant quelques pas dans la ruelle étroite que l'ombre de l'église et le brouillard rendaient noire comme un corridor de l'enfer.

—Ce ne sera pas long, répondit Sidney en prenant Benedict par le bras et l'amenant à peu près en face de la maison décrite dans un des chapitres précédents, comme s'il ne se fût pas trouvé assez éloigné du gros de la noce pour dire son secret.

En ce moment, une charrette attelée de quatre de ces chevaux énormes que l'on ne voit qu'à Londres, et à qui leurs teintes grises et leurs formes colossales donnaient des airs de jeunes éléphants, s'engagea dans la rue qu'elle remplissait presque d'un bout à l'autre. Le conducteur, qui se tenait à la tête de ses chevaux, n'était autre que l'ingénieux Cuddy, ci-dessus mentionné.

Cette voiture, ainsi engagée, formait une barricade mouvante qui barrait exactement la rue. Elle n'eût pas permis à Benedict de rétrograder, et eût empêché les gens de venir à son secours.

Vu sa charge énorme, la voiture marchait très lentement et n'avait pas encore dépassé la troisième ou quatrième maison de la rue.

Saunders rasait le mur du côté de Benedict, et son bras, pendant le long de sa cuisse, ballottait ce masque auquel Noll avait fait des allusions anacréontiques en le supposant destiné au joli visage de Nancy.

Quant à Noll, qui avait des prétentions à être un homme du monde, prétentions que justifiaient à ses yeux une épingle en argent constellée de fausses turquoises et fichée dans un lambeau de satin noir, représentant la harpe de la verte Érin, et surtout une paire de gants d'une couleur indescriptible, qui avaient pu être blancs aux temps fabuleux, mais dont les doigts décousus laissaient passer des phalanges rougies et des ongles bleus, il se dandinait gracieusement en mâchant un bout de cigare éteint, et caressait l'os de sa jambe de héron du bout d'une petite baguette à battre les habits simulant une cravache.

Bob, fidèle à son caractère, épelait sur la devanture d'une taverne borgne l'emphatique et trompeuse nomenclature des vins de France et des liqueurs étrangères: cette littérature lui paraissait supérieure à toutes les poésies de la terre. Shakespeare et Milton n'étaient à ses yeux que de bien médiocres grimauds, à côté du peintre en lettres qui avait écrit cette triomphante liste, plus lyrique cent fois que les odes de Pindare, un Grec que Bob eût assurément méprisé pour la strophe qui commence ainsi:

L'eau, à la vérité, est très bonne.

Quand Sidney, suivi de Benedict, passa près de Saunders, il lui fit un imperceptible signe du coin de l'œil.

Celui-ci comprit et se rapprocha de Benedict; Noll laissa tomber sa baguette à terre et s'inclina, faisant semblant de la ramasser.—Bob, qui en était au cognac, au rack, au rhum et au tafia, s'arracha à son enivrante lecture.—Cuddy quitta la tête de ses chevaux, qui s'arrêtèrent pacifiquement, et fit quelques pas vers le groupe...

Au même instant, Benedict reçut au visage une espèce de contusion molle et sentit s'étaler sur sa face un masque épais, tiède et lourd, qui lui enleva à la fois la vue, la respiration et la parole.

Un bras nerveux s'appuya sur ses reins comme une barre de fer; des mains larges et osseuses, aux doigts fourmillants comme des pinces de crabe, s'attachèrent à ses jambes et leur firent quitter le sol.

Cela fut fait avec la promptitude de l'éclair, et Benedict, dont les bras étaient maintenus par des tenailles de chair pour l'empêcher de se débarrasser de son masque, se sentit entraîner vers un but inconnu par une force mystérieuse, comme dans ces horribles rêves où Smarra vous emporte sur sa croupe monstrueuse.

La porte de la maison déserte s'ouvrit comme par enchantement, et la troupe s'engagea dans le couloir sombre, suivie de sir Arthur Sidney.

Quand on se fut assez enfoncé dans l'étroit boyau pour que le jour venant de la rue fût complètement éteint, Saunders fit cette judicieuse réflexion qu'il n'était pas nécessaire d'étouffer ce gentleman, et arracha avec beaucoup de dextérité le masque de poix qui couvrait la figure de Benedict.

Celui-ci commençait à perdre connaissance, et les soubresauts furieux qu'il faisait pour se débarrasser avaient sensiblement molli. Une angoisse inexprimable lui serrait la poitrine. Ses tempes sifflaient, sa gorge se gonflait pour une aspiration impossible, les oreilles lui tintaient avec violence, et ses yeux aveuglés voyaient tourbillonner de folles lueurs bleues, vertes et rouges.

Certes, l'air de ce couloir sombre, fétide et glacial, eût en toute autre circonstance, soulevé le cœur de Benedict; mais jamais brise alpestre, vierge de toute haleine humaine et chargée de tous les baumes des solitudes fleuries, ne fut respirée à plus larges narines, à poumons plus avides que cette atmosphère presque méphitique.

Cette gorgée d'air corrompu, c'était la vie que buvait Benedict.