Malgré l'élégance patricienne de sa taille, la largeur de sa poitrine et les muscles de ses bras, visibles même sous le drap de ses manches, démontraient une vigueur d'athlète.

Cette nature robuste, assouplie par l'élégance et la parfaite tenue du gentilhomme, avait une grâce extrême, la grâce de la force.

On partit pour l'église...

Cette église se trouvait être celle de Sainte-Margareth, dans Palace-Yard, et sous le porche de laquelle miss Amabel Vyvyan, pâle comme une statue d'albâtre sur un tombeau, attendait son fiancé.

Les voiles d'Édith frôlèrent en passant l'épaule d'Amabel.

Quant à Volmerange, tout entier à son bonheur, il ne jeta pas même un regard sur cette jeune fille inquiète arrêtée au seuil du temple et cherchant à percer le brouillard de sa vue.

Et cependant deux destinées venaient de passer l'une à côté de l'autre.

Amabel ne fit pas la moindre attention à cet incident. Tout entière à la pensée de Benedict, aux angoisses de l'anxiété, à l'embarras de cette situation gênante, elle ne remarqua ni Édith ni Volmerange; aucun tressaillement ne les avertit.

Ceux-ci entrèrent dans la noire église, et la cérémonie s'acheva au son des rafales qui faisaient battre les portes et gémissaient dans les nefs encombrées d'ombres; le brouillard se résolvait en pluie, et de larges gouttes chassées par le vent cinglaient les vitres jaunes des grandes vitrines protestantes.

Une lueur blafarde, éteinte à chaque instant par les tourbillons de la tempête éclairait de reflets sinistres les fiancés, le prêtre et les assistants. Le surplis prenait des aspects de suaire et le ministre des lividités de spectre ou de nécroman faisant une conjuration. Les gestes sacrés ressemblaient à des signes cabalistiques; les époux inclinés paraissaient plutôt prier sur des tombes que se pencher, heureux et ravis, sous la bénédiction nuptiale.

Près de la porte au loin, on entrevoyait une ombre blanche entourée d'habits noirs et qu'on eût dit fixée au seuil de l'église par une puissance infernale, âme malheureuse qu'un ange repousse du paradis.

Un sentiment de tristesse invincible s'était emparé de l'assistance: une vague idée de malheur secouait ses ailes de chauve-souris sur tous les fronts; un froid glacial, pénétrant qui figeait la moelle dans les os, froid de cave, de sépulcre ou de prison, transissait les invités et ajoutait à l'impression pénible. Les moins superstitieux, malgré leur incrédulité, ne purent s'empêcher de dire en eux-mêmes: «Voilà un mariage qui ne s'annonce guère bien; s'il est heureux, il faut avouer que le bonheur a de tristes auspices.»

Le seul qui fût insensible à toute impression extérieure, c'était Volmerange; il adorait Édith, et le jour où il recevait sa main eût-il été plein de foudres et d'éclairs, de nuages et de trombes, lui eût paru le plus pur et le plus serein. Qu'importent les nuages du ciel et les brouillards de la terre, quand on a le soleil dans le cœur et l'azur dans l'âme!

Quand le couple sortit de l'église, un homme d'un costume délabré et d'une mine humble, qu'on pouvait prendre pour un pauvre honteux ou un solliciteur spéculant sur le contentement qui porte un heureux à en faire d'autres, tendit à M. de Volmerange une enveloppe cachetée qui paraissait contenir quelques papiers, une supplique probablement et des certificats à l'appui.

Volmerange prit le pli d'une main distraite et le mit dans sa poche sans regarder l'individu qui le lui tendait.

Édith, à l'aspect de cet homme, tressaillit, mais ne fit aucune observation.

Il était écrit là-haut que l'église de Sainte-Margareth ne verrait, ce jour-là, s'accomplir heureusement aucun mariage.

Benedict Arundell avait disparu.

Et, vers le milieu de la nuit, dans la chambre nuptiale de Volmerange et d'Édith, un gémissement profond et douloureux avait retenti à travers le silence de la maison. Quelques domestiques l'avaient entendu; mais nul n'avait osé pénétrer sans appel dans les mystères du thalamus. Était-ce le cri de la pudeur effrayée, la dernière résistance de la vierge à l'époux?

C'est ce que nul ne put résoudre.

Seulement, le matin, comme aucun bruit ne se faisait entendre dans la chambre, qu'aucun coup de sonnette ne retentissait et qu'il était déjà plus de midi, on se hasarda à ouvrir la porte.

La chambre était vide!

VI

Lady Eleanor Braybrooke, exaspérée de rage, avait pris un teint d'apoplectique à remplir d'espérance ses héritiers et collatéraux, s'ils avaient pu l'apercevoir dans ce moment-là. Elle piétinait sous ses jupes et formait le plus parfait contraste avec la pâleur et l'immobilité d'Amabel: c'était comme un charbon ardent à côté d'un flocon de neige, et l'on pouvait s'étonner que le voisinage de ce teint allumé ne fît pas fondre cette blanche figure.

—C'est inconcevable, dit William Bautry; je ne puis pas même former une conjecture absurde sur cette disparition.

—Je trouve une raison, moi, répondit la colérique lady Braybrooke: Benedict Arundell est le dernier des misérables; mais nous ne pouvons rester toujours ici plantées comme des statues. Retournons chez vous, ma nièce.

Et elle prit par le bras Amabel, qu'elle traîna jusqu'à sa voiture.

Quand elle se trouva seule avec sa tante, Amabel, jusque-là abîmée dans une stupeur muette, fut saisie d'une crise nerveuse; ses jolis traits se contractèrent, des sanglots violents soulevèrent sa poitrine, et, si d'abondantes larmes n'eussent enfin jailli de ses yeux, sa douleur l'eût étouffée.

—La perte de cinquante mille Arundell ne vaut pas une de ces perles qui tombent de vos beaux yeux, chère petite! disait Eleanor en tâchant de calmer miss Vyvyan.—Je vous avais bien dit, ma nièce, qu'un galant homme ne quittait pas sa fiancée à la porte d'une église pour parler à un ami. Ce n'est pas sir Alan Braybrooke qui eût jamais commis une impropriété pareille. Quel peut être ce Sidney? Le frère de quelque créature que ce gueux d'Arundell avait séduite et qui attendait dans quelque taverne voisine, son poupon sur les bras.

—Ma tante, Sidney n'avait pas de sœur; sir Benedict me l'a dit plusieurs fois, répondit Amabel à lady Braybrooke; votre supposition tombe d'elle-même. D'ailleurs, sir Benedict Arundell est incapable...

—Bah! bah! vous autres jeunes filles, vous avez toujours des excuses pour ces beaux jeunes gens à favoris frisés qui regardent la lune en vous parlant le soir. Votre Benedict était poétique et poète. J'ai toujours détesté ces caractères-là. Avec eux, l'on ne sait jamais sur quel pied danser; ils vous ont des manières de voir incompréhensibles, et une sorte de logique inverse qui leur fait prendre la résolution à laquelle personne ne peut s'attendre; ils se font des bonheurs absurdes et se créent des malheurs chimériques. Ce qu'il faut dans le mariage, c'est un esprit positif... Sir Alan Braybrooke...

—Mais, ma tante, s'il était tombé victime de quelque guet-apens, si on lui avait tendu quelque piège...

—Allons donc! un guet-apens à Londres, en plein jour, à vingt-cinq pas d'une file de voitures, devant tout un monde de laquais et de policemen!

—Si Benedict n'est pas revenu, c'est qu'il est mort, répondit Amabel en étouffant un soupir dans son mouchoir, que vint baigner un flot de larmes.

Pendant quelques minutes, le corps de la jeune fille fut agité de soubresauts convulsifs.

—Voyons, voyons, dit Eleanor inquiète du désespoir d'Amabel: de ce qu'un fiancé se fait attendre pour une raison plus ou moins mystérieuse, il ne s'ensuit pas de là qu'il n'est plus de ce monde.

—Oh! j'en suis sûre, je ne le reverrai plus. Mes pressentiments me le disent: il est à jamais perdu pour moi.

—Chimères! billevesées! est-ce qu'il y a des pressentiments? Je n'en ai pas, moi. Cela est bon en Écosse, au pays de la seconde vue; mais, à Londres, dans le West-End, on ne prévoit pas l'avenir.

—Cette église avait un air si funèbre! Un frisson mortel m'a saisie en dépassant le seuil.

—Pur effet des siècles et du charbon de terre, simple fantasmagorie gothique. Si vous vous étiez choisi l'église neuve d'Hanover square, imitée du Parthénon et peinte en blanc, où tout le monde élégant se marie, vous n'auriez pas éprouvé cet effet prophétique, et votre avenir eût cependant été le même.

—Ah! ma tante, que vous avez une raison cruelle! Je le sens, une main violente vient de raturer, sur le livre du destin, la page où était écrite sa vie future et la mienne.

—Mais, au lieu d'aller chercher des explications surnaturelles, dussé-je affliger votre cœur, on pourrait trouver des motifs plus plausibles; un autre amour...

—Y pensez-vous, ma tante! Oh! dans ce cas, je préférerais qu'il fût mort! Sir Benedict Arundell est incapable de mensonge et de trahison, sa bouche dit ce que son cœur pense, et son cœur est d'accord avec ses yeux. D'ailleurs, est-ce possible de tromper? et pourquoi l'eut-il fait? N'a-t-il pas un grand nom? n'est-il pas aussi riche que moi, aussi jeune?

—Aussi beau, dites-le; à vous deux, vous formiez un couple charmant, ajouta en soupirant lady Eleanor Braybrooke, qui ne pouvait s'empêcher de reconnaître la justesse des raisonnements d'Amabel, et dont la colère commençait à faire place à une inquiétude véritable.

Elle comprit que ce qu'elle avait pris pour une impropriété pourrait bien être un malheur, et, du violet, son teint retomba à la pourpre, puis au cramoisi, et enfin au rouge, ce qui était pour elle une pâleur relative.

Au bout de quelques minutes, la voiture s'arrêta et miss Amabel Vyvyan remonta seule, morne et désespérée, cet escalier qu'une heure auparavant elle avait descendu la joie au cœur, le sourire sur les lèvres, et le bout de ses gants blancs dans la main du bien-aimé.

La surprise de ses femmes fut extrême de la voir rentrer ainsi; mais les exclamations de lady Braybrooke les eurent bientôt mises au fait, et, bien qu'avec l'extrême réserve de la domesticité anglaise elles ne se permissent aucune question ni aucun commentaire sur le malheur qui venait d'arriver à leur jeune maîtresse, à l'altération de leurs traits, à la manière pleine de précautions dont elles marchaient dans la chambre, de peur d'importuner une si grande et si légitime douleur, on pouvait voir la part qu'elles y prenaient dans l'infériorité de leur sphère.

Miss Amabel s'était jetée anéantie sur un divan, en face de la glace devant laquelle tout à l'heure elle avait mis la dernière main à sa toilette nuptiale. Si les miroirs, malgré leur fidélité inconstante, avaient le moindre sentiment des objets qu'ils reflètent sans en garder aucun, celui-ci eût été étonné et touché de réfléchir si pâle, si défaite et si désespérée la tête qui se dessinait, quelques instants auparavant, dans les profondeurs d'acier bruni, si blanche, si fraîche, si rayonnante de bonheur et d'espérance.

Hélas! les jolies roses-thé avaient perdu leurs nuances charmantes, et c'est à peine si les lèvres gardaient un reflet vermeil presque effacé. La beauté vivante était devenue une beauté morte, et la statue animée de la joie, l'ange de la mélancolie pleurant sur un tombeau.

Le bouquet nuptial et les parures de fiancée que le vague regard d'Amabel saisit au fond de la glace, dans leur blanche fraîcheur et leur virginal éclat, lui parurent une odieuse ironie, une dérision cruelle.

—Déshabillez-moi, dit-elle à ses femmes. A quoi bon ces parures mensongères? Je ne suis pas une fiancée, mais une veuve: donnez-moi une robe noire.

—Bon! s'écria lady Eleanor, voilà encore une idée romanesque. Se mettre en robe noire, c'est exorbitant: une robe de couleur brune eût suffi, car, après tout, vous n'êtes pas mariée. Vous vous compromettez, miss Amabel; cela pourra vous nuire plus tard. Benedict n'est pas le seul époux qu'il y ait au monde.

—Si, ma tante; pour moi, c'est le seul.

—Propos de jeune fille amoureuse. Aucune perte n'est irréparable; tout se remplace, et un homme en vaut un autre; croyez-en ma vieille expérience, dit en se rengorgeant lady Eleanor, qui, grâce à ce qu'en pareille matière le mot expérience avait de flatteur, risqua l'épithète vieille pour donner plus de rondeur à la période et d'autorité à la maxime.

De son côté, le pauvre William Bautry, ne sachant se rendre compte d'un événement si bizarre, parcourait la rue pour la vingtième fois avec cette obstination stupide que donne l'incompréhensible.