Ceux qui en possédaient, après avoir montré de l’empressement et éprouvé de la peine à les offrir, préfèrent les garder en les dissimulant, ce qui est bien plus facile que pour l’argent, de sorte que, malgré tous les tours de gobelets et diverses menaces d’enfermerie, la situation des finances n’avait été que fort peu et fort passagèrement améliorée. Le Moine le sut et pensa faire croire à M. le duc d’Orléans qu’elle le serait s’il le persuadait qu’il était possible de fabriquer du diamant. Il espérait du même coup flatter par là les détestables goûts de chimie de ce prince et qu’il lui ferait ainsi sa cour. C’est ce qui n’arriva pas tout de suite. Il n’était pourtant pas difficile d’approcher M. le duc d’Orléans pourvu qu’on n’eût ni naissance, ni vertu. On a vu ce qu’étaient les soupers de ces roués d’où seule la bonne compagnie était tenue à l’écart par une exacte clôture. Le Moine, qui avait passé sa vie enterré dans la crapule la plus obscure et ne connaissait pas à la cour un homme qui se pût nommer, ne sut pourtant à qui s’adresser pour entrer au Palais-Royal ; mais à la fin, la Mouchi en fit la planche. Il vit M. le duc d’Orléans, lui dit qu’il savait faire du diamant, et ce prince, naturellement crédule, s’en coiffa. Je pensai d’abord que le mieux était d’aller au Roi par Maréchal. Mais je craignis de faire éclater la bombe, qu’elle n’atteignît d’abord celui que j’en voulais préserver et je résolus de me rendre tout droit au Palais-Royal. Je commandai mon carrosse en pétillant d’impatience, et je m’y jetai comme un homme qui n’a pas tous ses sens à lui. J’avais souvent dit à M. le duc d’Orléans que je n’étais pas homme à l’importuner de mes conseils, mais que lorsque j’en aurais, si j’osais dire, à lui donner, il pourrait penser qu’ils étaient urgents et lui demandais qu’il me fît dors la grâce de me recevoir de suite car je n’avais jamais été d’une humeur à faire antichambre. Ses valets les plus principaux me l’eussent évité, du reste, par la connaissance que j’avais de tout l’intérieur de sa cour. Aussi bien me fit-il entrer ce jour-là sitôt que mon carrosse se fût rangé dans la dernière cour du Palais-Royal, qui était toujours remplie de ceux à qui l’accès eût dû en être interdit, depuis que, par une honteuse prostitution de toutes les dignités et par la faiblesse déplorable du Régent, ceux des moindres gens de qualité, qui ne craignaient même plus d’y monter en manteaux longs, y pouvaient pénétrer aussi bien et presque sur le même rang que ceux des ducs. Ce sont là des choses qu’on peut traiter de bagatelles, mais auxquelles n’auraient pu ajouter foi ceux des hommes du précédent règne, qui, pour leur bonheur, sont morts assez tôt pour ne les point voir. Aussitôt entré auprès du Régent que je trouvai sans un seul de ses chirurgiens ni de ses autres domestiques, et après que je l’eusse salué d’une révérence fort médiocre et fort courte qui me fut exactement rendue : – « Eh bien, qu’y a-t-il encore ? me dit-il d’un air de bonté et d’embarras. – Il y a, puisque vous me commandez de parler, Monsieur, lui dis-je avec feu en tenant mes regards fichés sur les siens qui ne les purent soutenir, que vous êtes en train de perdre auprès de tous le peu d’estime et de considération – ce furent là les termes dont je me servis – qu’a gardé pour vous le gros du monde. »

Et, le sentant outré de douleur (d’où, malgré ce que je savais de sa débonnaireté, je conçus quelque espérance), sans m’arrêter, pour me débarrasser en une fois de la fâcheuse pilule qu’il me fallait lui faire prendre, et ne pas lui laisser le temps de m’interrompre, je lui représentai avec le plus terrible détail en quel abandon il vivait à la cour, quel progrès ce délaissement, il fallait dire le vrai mot, ce mépris, avaient fait depuis quelques années ; combien ils s’augmenteraient de tout le parti que les cabales ne manqueraient pas de tirer scélératement des prétendues inventions du Moine pour jeter contre lui-même des accusations ineptes, mais dangereuses au dernier point ; je lui rappelai – et je frémis encore parfois, la nuit quand je me réveille, de la hardiesse que j’eus d’employer ces mots mêmes – qu’il avait été accusé à plusieurs reprises d’empoisonnement contre les princes qui lui barraient la voie au trône ; que ce grand amas de pierreries qu’on ferait accepter comme vraies l’aiderait à atteindre plus facilement à celui d’Espagne, pour quoi on ne doutait point qu’il y eût concert entre lui, la cour de Vienne, l’empereur et Rome ; que par la détestable autorité de celle-ci il répudierait Mme d’Orléans dont c’était pour lui une grâce de la Providence que les dernières couches eussent été heureuses, sans quoi eussent été renouvelées les infâmes rumeurs d’empoisonnement ; qu’à vrai dire, pour vouloir la mort de madame sa femme, il n’était pas comme son frère convaincu du goût italien – ce furent encore mes termes – mais que c’était le seul vice dont on ne l’accusât pas (non plus que n’avoir pas les mains nettes), puisque ses relations avec Mme la duchesse de Berry paraissaient à beaucoup ne pas être celles d’un père ; que s’il n’avait pas hérité l’abominable goût de Monsieur pour tout le reste, il en était bien le fils par l’habitude des parfums qui l’avaient mis mal avec le Roi qui ne les pouvait souffrir, et plus tard avaient favorisé les bruits affreux d’avoir attenté à la vie de la Dauphine, et par avoir toujours mis en pratique la détestable maxime de diviser pour régner à l’aide des redites de l’un à l’autre qui étaient la peste de sa cour, comme elles l’avaient été de celle de Monsieur, son père, où elles avaient empêché de régner l’unisson ; qu’il avait gardé pour les favoris de celui-ci une considération qu’il n’accordait à pas un autre, et que c’étaient eux – je ne me contraignis pas à nommer Effiat – qui, aidés de Mirepoix et de la Mouchi, avaient frayé un chemin au Moine ; que n’ayant pour tout bouclier que des hommes qui ne comptaient plus depuis la mort de Monsieur et ne l’avaient pu pendant sa vie que par l’horrible conviction où était chacun, et jusqu’au Roi qui avait ainsi fait le mariage de Mme d’Orléans, qu’on obtenait tout d’eux par l’argent, et de lui par eux entre les mains de qui il était, on ne craindrait pas de l’atteindre par la calomnie la plus odieuse, la plus touchante ; qu’il n’était que temps, s’il l’était encore, qu’il relevât enfin sa grandeur, et pour cela un seul moyen : prendre dans le plus grand secret les mesures pour faire arrêter Le Moine et, aussitôt la chose décidée, n’en point retarder l’exécution et ne le laisser de sa vie rentrer en France.

M. le duc d’Orléans, qui s’était seulement écrié une ou deux fois au commencement de ce discours, avait ensuite gardé le silence d’un homme anéanti par un si grand coup ; mais mes derniers mots en firent sortir enfin quelques-uns de sa bouche. Il n’était pas méchant et la résolution n’était pas son fort :

— Eh quoi ! me dit-il d’un ton de plainte, l’arrêter ? Mais enfin, si son invention était vraie ?

— Comment, Monsieur, lui dis-je étonné au dernier point d’un aveuglement si extrême et si pernicieux, vous en êtes là, et si peu de temps après avoir été détrompé sur l’écriture du faux marquis de Ruffec !

Mais enfin, si vous avez seulement un doute, faites venir l’homme de France qui se connaît le mieux à la chimie comme à toutes les sciences, ainsi qu’il a été reconnu par les académies et par les astronomes, et dont aussi le caractère, la naissance, la vie sans tache qui l’a suivie, vous garantissent la parole. Il comprit que je voulais parler du duc de Guiche, et avec la joie d’un homme empêtré dans des résolutions contraires et à qui un autre ôte le souci d’avoir à prendre celle qui conviendra :

— Oh bien ! nous avons eu la même idée, me dit-il. Guiche en décidera, mais je ne peux le voir aujourd’hui. Vous savez que le roi d’Angleterre, voyageant très incognito sous le nom de comte de Stanhope, vient demain parler avec le Roi des affaires d’Hollande et d’Allemagne ; je lui donne une fête à Saint-Cloud où Guiche se trouvera. Vous lui parlerez et moi pareillement, après le souper. Mais êtes-vous sûr qu’il viendra ? ajoute-t-il d’un air embarrassé.

Je compris qu’il n’osait faire mander le duc de Guiche au Palais-Royal, où, comme on peut bien penser et par le genre de gens que M. le duc d’Orléans voyait et avec lesquels Guiche n’avait nulle familiarité, hors avec Besons et avec moi, il venait le moins souvent qu’il pouvait, sachant que c’étaient les roués qui y tenaient le premier rang plutôt que des hommes du sien.