Elles échapperaient peut-être aux Sept Dormants, s’ils s’éveillaient une seconde fois du sommeil où ils s’endormirent sous l’empereur Decius et qui ne devait durer que trois cent soixante-douze ans. Le point de vue messianique ne saurait plus être le nôtre. De moins en moins la privation de tel ou tel don de l’esprit nous apparaîtra comme devant mériter les malédictions merveilleuses qu’il a inspirées à l’auteur inconnu du Livre de Job. « Compensation », ce mot, qui domine la philosophie d’Emerson, pourrait bien être le dernier mot de tout jugement sain, le jugement du véritable agnostique. La comtesse de Noailles, si elle est l’auteur des poèmes qui lui sont attribués, a laissé une œuvre extraordinaire, cent fois supérieure au Cohélet, aux chansons de Béranger. Mais quelle fausse position ça devait lui donner dans le monde ! Elle paraît d’ailleurs l’avoir parfaitement compris et avoir mené à la campagne, peut-être non sans quelque ennui(4), une vie entièrement simple et retirée, dans le petit verger qui lui sert habituellement d’interlocuteur. L’excellent chanteur Polin, lui, manque peut-être un peu de métaphysique ; il possède un bien plus précieux mille fois, et que le fils de Sirach ni Jérémie ne connurent jamais : une jovialité délicieuse, exempte de la plus légère trace d’affectation, etc.

IX

DANS LES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON

Mariage de Talleyrand-Périgord. – Succès remportés par les Impériaux devant Château-Thierry, fort médiocres. – Le Moine, par la Mouchi, arrive au Régent. – Conversation que j’ai avec M. le duc d’Orléans à ce sujet. Il est résolu de porter l’affaire au duc de Guiche. – Chimères des Murât sur le rang de prince étranger. – Conversation du duc de Guiche avec M. le duc d’Orléans sur Le Moine, au parvulo donné à Saint-Cloud pour le roi d’Angleterre voyageant incognito en France. – Présence inouïe du comte de Fels à ce parvulo. – Voyage en France d’un infant d’Espagne, très singulier.

 

Cette année-là vit le mariage de la bonne femme Blumenthal avec L. de Talleyrand-Périgord dont il a été maintes fois parlé, avec force éloges, et très mérités, au cours de ces Mémoires. Les Rohan en firent la noce où se trouvèrent des gens de qualité. Il ne voulut pas que sa femme fût assise en se mariant, mais elle osa la housse sur sa chaise et se fit incontinent appeler duchesse de Montmorency, dont elle ne fut pas plus avancée. La campagne continua contre les Impériaux qui malgré les révoltes d’Hongrie, causées par la cherté du pain, remportèrent quelques succès devant Château-Thierry. Ce fut là qu’on vit pour la première fois l’indécence de M. de Vendôme traité publiquement d’Altesse. La gangrène gagna jusqu’aux Murât et ne laissait pas de me causer des soucis contre lesquels je soutenais difficilement mon courage, si bien que j’étais allé loin de la cour, passer à la Ferté la quinzaine de Pâques en compagnie d’un gentilhomme qui avait servi dans mon régiment et était fort considéré par le feu Roi, quand la veille de Quasimodo un courrier que m’envoyait Mme de Saint-Simon me rendit une lettre par laquelle elle m’avisait d’être à Meudon dans le plus bref délai qu’il se pourrait, pour une affaire d’importance concernant M. le duc d’Orléans. Je crus d’abord qu’il s’agissait de celle du faux marquis de Ruffec, qui a été marquée en son lieu ; mais Biron l’avait écumée, et par quelques mots échappés à Mme de Saint-Simon, de pierreries et d’un fripon appelé Le Moine, je ne doutai plus qu’il ne s’agît encore d’une de ces affaires d’alambics qui, sans mon intervention auprès du chancelier, avaient été si près de faire – j’ose à peine à l’écrire – enfermer M. le duc d’Orléans à la Bastille. On sait en effet que ce malheureux prince, n’ayant aucun savoir juste et étendu sur les naissances, l’histoire des familles, ce qu’il y a de fondé dans les prétentions, l’absurdité qui éclate dans d’autres et laisse voir le tuf qui n’est que néant, l’éclat des alliances et des charges, encore moins l’art de distinguer dans sa politesse le rang plus ou moins élevé, et d’enchanter par une parole obligeante qui montre qu’on sait le réel et le consistant, disons le mot, l’intrinsèque des généalogies, n’avait jamais su se plaire à la cour, s’était vu abandonné, par la suite, de ce dont il s’était détourné d’abord, tant et si loin qu’il en était tombé, encore que premier prince du sang, à s’adonner à la chimie, à la peinture, à l’Opéra, dont les musiciens venaient souvent lui apporter leurs livres et leurs violons qui n’avaient pas de secrets pour lui. On a vu aussi avec quel art pernicieux ses ennemis, et par-dessus tous le maréchal de Villeroy, avaient usé contre lui de ce goût si déplacé de chimie, lors de la mort étrange du Dauphin et de la Dauphine. Bien loin que les bruits affreux qui avaient été alors semés avec une pernicieuse habileté par tout ce qui approchait la Maintenon eussent fait repentir M. le duc d’Orléans de recherches qui convenaient si peu à un homme de sa sorte, on a vu qu’il les avait poursuivies avec Mirepoix, chaque nuit, dans les carrières de Montmartre, en travaillant sur du charbon qu’il faisait passer dans un chalumeau où, par une contradiction qui ne se peut concevoir que comme un châtiment de la Providence, ce prince qui tirait une gloire abominable de ne pas croire en Dieu m’a avoué plus d’une fois avoir espéré voir le diable.

Les affaires du Mississipi avaient tourné court et le duc d’Orléans venait, contre mon avis, de rendre son inutile édit contre les pierreries.