Un accident de machine nous força de rester jusqu’à la nuit tombante à Lisieux ; avant de partir je voulus revoir à la façade de la cathédrale quelques-uns des feuillages dont parle Ruskin, mais les faibles lumignons qui éclairaient les rues de la ville cessaient sur la place où Notre-Dame était presque plongée dans l’obscurité. Je m’avançais pourtant, voulant au moins toucher de la main l’illustre futaie de pierre dont le porche est planté et entre les deux rangs si notablement taillés de laquelle défila peut-être la pompe nuptiale d’Henri II d’Angleterre et d’Éléonore de Guyenne. Mais au moment où je m’approchais d’elle à tâtons, une subite clarté l’inonda ; tronc par tronc, les piliers sortirent de la nuit, détachant vivement, en pleine lumière sur un fond d’ombre, le large modèle de leurs feuilles de pierre. C’était mon mécanicien, l’ingénieux Agostinelli, qui, envoyant aux vieilles sculptures le salut du présent dont la lumière ne servait plus qu’à mieux lire les leçons du passé, dirigeait successivement sur toutes les parties du porche, à mesure que je voulais les voir, les feux du phare de son automobile(6). Et quand je revins vers la voiture je vis un groupe d’enfants que la curiosité avait amenés là et qui, penchant sur le phare leurs têtes dont les boucles palpitaient dans cette lumière surnaturelle, recomposaient ici, comme projetée de la cathédrale dans un rayon, la figuration angélique d’une Nativité. Quand nous quittâmes Lisieux, il faisait nuit noire ; mon mécanicien avait revêtu une vaste mante de caoutchouc et coiffé une sorte de capuche qui, enserrant la plénitude de son jeune visage imberbe, le faisait ressembler, tandis que nous nous enfoncions de plus en plus vite dans la nuit, à quelque pèlerin ou plutôt à quelque nonne de la vitesse. De temps à autre – sainte Cécile improvisant sur un instrument plus immatériel encore – il touchait le clavier et tirait un des jeux de ces orgues cachés dans l’automobile et dont nous ne remarquons guère la musique, pourtant continue, qu’à ces changements de registres que sont les changements de vitesse ; musique pour ainsi dire abstraite, tout symbole et tout nombre, et qui fait penser à cette harmonie que produisent, dit-on, les sphères, quand elles tournent dans l’éther. Mais la plupart du temps il tenait seulement dans sa main sa roue – sa roue de direction (qu’on appelle volant) – assez semblable aux croix de consécration que tiennent les apôtres adossés aux colonnes du chœur dans la Sainte-Chapelle de Paris, à la croix de Saint-Benoît, et en général à toute stylisation de la roue dans l’art du moyen âge. Il ne paraissait pas s’en servir tant il restait immobile, mais la tenait comme il aurait fait d’un symbole dont il convenait qu’il fût accompagné ; ainsi les saints, aux porches des cathédrales, tiennent l’un une ancre, un autre une roue, une harpe, une faux, un gril, un cor de chasse, des pinceaux. Mais si ces attributs étaient généralement destinés à rappeler l’art dans lequel ils excellèrent de leur vivant, c’était aussi parfois l’image de l’instrument par quoi ils périrent ; puisse le volant de direction du jeune mécanicien qui me conduit rester toujours le symbole de son talent plutôt que d’être la préfiguration de son supplice ! Nous dûmes nous arrêter dans un village où je fus pendant quelques instants, pour les habitants, ce « voyageur » qui n’existait plus depuis les chemins de fer et que l’automobile a ressuscité, celui à qui la servante, dans les tableaux flamands, verse le coup de l’étrier, qu’on voit, dans les paysages du Cuyp, s’arrêtant pour demander son chemin, comme dit Ruskin, « à un passant dont l’aspect seul indique qu’il est incapable de le renseigner », et qui, dans les fables de La Fontaine, chevauche au soleil et au vent, couvert d’un chaud balandras à l’entrée de l’automne, « quand la précaution au voyageur est bonne », – ce « cavalier » qui n’existe plus guère aujourd’hui dans la réalité et que pourtant nous apercevons encore quelquefois galopant à marée basse au bord de la mer quand le soleil se couche (sorti sans doute du passé à la faveur des ombres du soir), faisant du paysage de mer que nous avons sous les yeux, une « marine » qu’il date et qu’il signe, petit personnage qui semble ajouté par Lingelbach, Wouwermans ou Adrien Van de Velde, pour satisfaire le goût d’anecdotes et de figures des riches marchands de Harlem, amateurs de peinture, à une plage de Guillaume Van de Velde ou de Ruysdaël. Mais surtout, de ce voyageur ce que l’automobile nous a rendu de plus précieux c’est cette admirable indépendance qui le faisait partir à l’heure qu’il voulait et s’arrêter où il lui plaisait. Tous ceux-là me comprendront que parfois le vent en passant a soudain touchés du désir irrésistible de fuir avec lui jusqu’à la mer, où ils pourront voir, au lieu des inertes pavés du village vainement cinglés par la tempête, les flots soulevés lui rendre coup pour coup et rumeur pour rumeur ; tous ceux surtout qui savent ce que peut être, certains soirs, l’appréhension de s’enfermer avec sa peine pour toute la nuit ; tous ceux qui connaissent quelle allégresse c’est, après avoir lutté longtemps contre son angoisse et comme on commençait à monter vers sa chambre en étouffant les battements de son cœur, de pouvoir s’arrêter et se dire : « Eh bien ! non, je ne monterai pas ; qu’on selle le cheval, qu’on apprête l’automobile », et toute la nuit de fuir, laissant derrière soi les villages où notre peine nous eût étouffé, où nous la devinions sous chaque petit toit qui dort, tandis que nous passions à toute vitesse, sans être reconnu d’elle, hors de ses atteintes.
Mais l’automobile s’était arrêtée au coin d’un chemin creux, devant une porte feutrée d’iris défleuris et de roses. Nous étions arrivés à la demeure de mes parents. Le mécanicien donne de la trompe pour que le jardinier vienne nous ouvrir, cette trompe dont le son nous déplaît par sa stridence et sa monotonie, mais qui pourtant, comme toute matière, peut devenir beau s’il s’imprègne d’un sentiment. Au cœur de mes parents il a retenti joyeusement comme une parole inespérée… « Il me semble que j’ai entendu… Mais alors ce ne peut être que lui ! » Ils se lèvent, allument une bougie tout en la protégeant contre le vent de la porte qu’ils ont déjà ouverte dans leur impatience, tandis qu’au bas du parc la trompe, dont ils ne peuvent plus méconnaître le son devenu joyeux, presque humain, ne cesse plus de jeter son appel, uniforme comme l’idée fixe de leur joie prochaine, pressant et répété comme leur anxiété grandissante. Et je songeais que dans Tristan et Isolde (au deuxième acte d’abord quand Isolde agite son écharpe comme un signal, au troisième acte ensuite à l’arrivée de la nef) c’est, la première fois, à la redite stridente, indéfinie et de plus en plus rapide de deux notes dont la succession est quelquefois produite par le hasard dans le monde inorganisé des bruits ; c’est, la deuxième fois, au chalumeau d’un pauvre pâtre, à l’intensité croissante, à l’insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l’expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l’âme humaine.
II
JOURNÉES DE PÈLERINAGE
RUSKIN À NOTRE-DAME D’AMIENS, À ROUEN, ETC.(7)
Je voudrais donner au lecteur le désir et le moyen d’aller passer à Amiens une journée en une sorte de pèlerinage ruskinien. Ce n’était pas la peine de commencer par lui demander d’aller à Florence ou à Venise, quand Ruskin a écrit sur Amiens tout un livre(8). Et, d’autre part, il me semble que c’est ainsi que doit être célébré le « culte des Héros », je veux dire en esprit et en vérité. Nous visitons le lieu où un grand homme est né et celui où il est mort ; mais les lieux qu’il admirait entre tous, dont c’est la beauté même que nous aimons dans ses livres, ne les habitait-il pas davantage ?
Nous honorons d’un fétichisme qui n’est qu’illusion une tombe où reste seulement de Ruskin ce qui n’était pas lui-même, et nous n’irions pas nous agenouiller devant ces pierres d’Amiens, à qui il venait demander sa pensée, et qui la gardent encore, pareilles à la tombe d’Angleterre où d’un poète dont le corps fut consumé, ne reste – arraché aux flammes par un autre poète – que le cœur(9) ?
Sans doute le snobisme qui fait paraître raisonnable tout ce qu’il touche n’a pas encore atteint (pour les Français du moins), et par là préservé du ridicule, ces promenades esthétiques. Dites que vous allez à Bayreuth entendre un opéra de Wagner, à Amsterdam visiter une exposition de Primitifs flamands, on regrettera de ne pouvoir vous accompagner. Mais si vous avouez que vous allez voir à la Pointe du Raz une tempête, en Normandie les pommiers en fleurs, à Amiens une statue aimée de Ruskin, on ne pourra s’empêcher de sourire. Je n’en espère pas moins que vous irez à Amiens après m’avoir lu.
Quand on travaille pour plaire aux autres on peut ne pas réussir, mais les choses qu’on a faites pour se contenter soi-même ont toujours chance d’intéresser quelqu’un. Il est impossible qu’il n’existe pas de gens qui prennent quelque plaisir à ce qui m’en a tant donné. Car personne n’est original et, fort heureusement pour la sympathie et la compréhension qui sont de si grands plaisirs dans la vie, c’est dans une trame universelle que nos individualités sont taillées. Si l’on savait analyser l’âme comme la matière, on verrait que, sous l’apparente diversité des esprits aussi bien que sous celle des choses, il n’y a que peu de corps simples et d’éléments irréductibles et qu’il entre dans la composition de ce que nous croyons être notre personnalité, des substances fort communes et qui se retrouvent un peu partout dans l’Univers.
Les indications que les écrivains nous donnent dans leurs œuvres sur les lieux qu’ils ont aimés sont souvent si vagues que les pèlerinages que nous y essayons gardent quelque chose d’incertain et d’hésitant et comme la peur d’avoir été illusoires. Comme ce personnage d’Edmond de Goncourt cherchant une tombe qu’aucune croix n’indique, nous en sommes réduits à faire nos dévotions « au petit bonheur ». Voilà un genre de déboires que vous n’aurez pas à redouter avec Ruskin, à Amiens surtout ; vous ne courrez pas le risque d’y être venu passer un après-midi sans avoir su le trouver dans la cathédrale : il est venu vous chercher à la gare. Il va s’informer non seulement de la façon dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de Notre-Dame, mais du temps que l’heure du train que vous comptez reprendre vous permet d’y consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin qui mène à la cathédrale, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus ou moins pressé. Et comme il veut que vous le suiviez dans les libres dispositions de l’esprit que donne la satisfaction du corps, peut-être aussi pour vous montrer qu’à la façon des saints à qui vont ses préférences, il n’est pas contempteur du plaisir « honnête(10) » : avant de vous mener à l’église, il vous conduira chez le pâtissier.
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