Il loua la magnificence des jardins en termes parfaitement choisis et mesurés, et de là se rendit à Saint-Cloud pour le parvulo, mais y scandalisa par la prétention insoutenable d’avoir la main sur le Régent. La faiblesse de celui-ci fit que les discussions aboutirent à ce mezzo termine fort inouï que le Régent et l’infant d’Espagne entrèrent en même temps, par une porte différente, dans la salle où se donnait le souper. Ainsi crut-on couvrir la main. Il y charma de nouveau tout le monde par son esprit, mais ne baisa aucune des princesses et seulement la reine d’Angleterre, ce qui surprit fort. Le Roi fut outré d’apprendre la prétention de la main et que la faiblesse du Régent lui eût permis d’éclore. Il n’admit pas d’avantage le titre d’infant et déclara que ce prince serait reçu seulement à son rang d’ancienneté, aussitôt après le duc du Maine. L’infant d’Espagne essaya d’arriver à son but par d’autres voies.

Elles ne lui réussirent point. Il cessa de visiter le Roi autrement que par un reste d’habitude et avec une assiduité légère. À la fin il en essuya des dégoûts et on ne le vit plus que rarement à Versailles où son absence se fit fort sentir et causa le regret qu’il n’y eût pas porté ses tabernacles. Mais cette digression sur les titres singuliers nous a entraînés trop loin de l’affaire du Moine.

(À suivre.)

MÉLANGES

EN MÉMOIRE DES ÉGLISES
ASSASSINÉES

I.

LES ÉGLISES SAUVÉES. LES CLOCHERS DE CAEN. LA CATHÉDRALE DE LISIEUX

JOURNÉES EN AUTOMOBILE

 

Parti de… à une heure assez avancée de l’après-midi, je n’avais pas de temps à perdre si je voulais arriver avant la nuit chez mes parents, à mi-chemin à peu près entre Lisieux et Louviers. À ma droite, à ma gauche, devant moi, le vitrage de l’automobile, que je gardais fermé, mettait pour ainsi dire sous verre la belle journée de septembre que, même à l’air libre, on ne voyait qu’à travers une sorte de transparence. Du plus loin qu’elles nous apercevaient, sur la route où elles se tenaient courbées, de vieilles maisons bancales couraient prestement au-devant de nous en nous tendant quelques roses fraîches ou nous montraient avec fierté la jeune rose trémière qu’elles avaient élevée et qui déjà les dépassait de la taille. D’autres venaient, appuyées tendrement sur un poirier que leur vieillesse aveugle avait l’illusion d’étayer encore, et le serraient contre leur cœur meurtri où il avait immobilisé et incrusté à jamais l’irradiation chétive et passionnée de ses branches. Bientôt la route tourna, et le talus qui la bordait sur la droite s’étant abaissé, la plaine de Caen apparut, sans la ville qui, comprise pourtant dans l’étendue que j’avais sous les yeux, ne se laissait voir ni deviner, à cause de l’éloignement. Seuls, s’élevant du niveau uniforme de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Saint-Étienne. Bientôt nous en vîmes trois, le clocher de Saint-Pierre les avait rejoints(5). Rapprochés en une triple aiguille montagneuse, ils apparaissaient comme souvent, dans Turner, le monastère ou le manoir qui donne son nom au tableau, mais qui, au milieu de l’immense paysage de ciel, de végétation et d’eau, tient aussi peu de place, semble aussi épisodique et momentané, que l’arc-en-ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne qui, au premier plan, trotte sur le chemin entre ses paniers. Les minutes passaient, nous allions vite, et pourtant les trois clochers étaient toujours seuls devant nous, comme des oiseaux posés sur la plaine, immobiles, et qu’on distingue au soleil. Puis, l’éloignement se déchirant comme une brume qui dévoile, complète et dans ses détails, une forme invisible l’instant d’avant, les tours de la Trinité apparurent, ou plutôt une seule tour, tant elle cachait exactement l’autre derrière elle. Mais elle s’écarta, l’autre s’avança et toutes deux s’alignèrent. Enfin, un clocher retardataire (celui de Saint-Sauveur, je suppose) vint, par une volte hardie, se placer en face d’elles. Maintenant, entre les clochers multipliés, et sur la pente desquels on distinguait la lumière qu’à cette distance on voyait sourire, la ville, obéissant d’en bas à leur élan sans pouvoir y atteindre, développait d’aplomb et par montées verticales la fugue compliquée mais franche de ses toits. J’avais demandé au mécanicien de m’arrêter un instant devant les clochers de Saint-Étienne ; mais, me rappelant combien nous avions été longs à nous en rapprocher quand dès le début ils paraissaient si près, je tirais ma montre pour voir combien de minutes nous mettrions encore, quand l’automobile tourna et m’arrêta à leur pied. Restés si longtemps inapprochables à l’effort de notre machine, qui semblait patiner vainement sur la route, toujours à la même distance d’eux, c’est dans les dernières secondes seulement que la vitesse de tout le temps totalisée devenait appréciable. Et, géants, surplombant de toute leur hauteur, ils se jetèrent si rudement au-devant de nous que nous eûmes tout juste le temps d’arrêter pour ne pas nous heurter contre le porche.

Nous poursuivîmes notre route ; nous avions déjà quitté Caen depuis longtemps, et la ville, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu, que, restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, les deux clochers de Saint-Étienne et le clocher de Saint-Pierre agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois, l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; bientôt je n’en vis plus que deux. Puis ils virèrent une dernière fois comme deux pivots d’or, et disparurent à mes yeux. Bien souvent depuis, passant au soleil couché dans la plaine de Caen, je les ai revus, parfois de très loin et qui n’étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au-dessus de la ligne basse des champs ; parfois, d’un peu plus près et déjà rattrapés par le clocher de Saint-Pierre, semblables aux trois jeunes filles d’une légende abandonnées dans une solitude où commençait à tomber l’obscurité ; et tandis que je m’éloignais je les voyais timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et trébuchements maladroits de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire délicieuse et résignée et s’effacer dans la nuit.

Je commençais de désespérer d’arriver assez tôt à Lisieux pour être le soir même chez mes parents, qui heureusement n’étaient pas prévenus de mon arrivée, quand, vers l’heure du couchant, nous nous engageâmes sur une pente rapide au bout de laquelle, dans la cuvette sanglante de soleil où nous descendions à toute vitesse, je vis Lisieux, qui nous y avait précédés, relever et disposer à la hâte ses maisons blessées, ses hautes cheminées teintes de pourpre ; en un instant tout avait repris sa place et quand, quelques secondes plus tard, nous nous arrêtâmes au coin de la rue aux Fèvres, les vieilles maisons dont les fines tiges de bois nervuré s’épanouissent, à l’appui des croisées, en têtes de saints ou de démons, semblaient ne pas avoir bougé depuis le XVe siècle.