Comme bouquet, on apporte à Lucien la nouvelle, me donnant le dénouement de la pièce déjà ébauchée, que leur ami Marcel Proust se serait tué, à la suite de la baisse des valeurs diamantifères, baisse anéantissant une partie de sa fortune. Un curieux être, assure Lucien, que ce Marcel Proust, un être qui vivrait tout à fait dans l’enthousiasme, dans le bondieusement de certains paysages, de certains livres, un être, par exemple, qui serait complètement enamouré des romans de Léon. Et après un long silence, dans l’expansion enfiévrée de l’après-dîner, Lucien affirme : « Non, ce n’est pas parce qu’il s’agit de mon frère, ne le croyez pas, monsieur de Goncourt, absolument pas. Mais enfin il faut bien dire la vérité. » Et il cite ce trait qui ressort joliment dans le faire miniaturé de son dire : « Un jour, un monsieur rendait un immense service à Marcel Proust, qui pour le remercier l’emmenait déjeuner à la campagne. Mais voici qu’en causant, le monsieur, qui n’était autre que Zola, ne voulait absolument pas reconnaître, qu’il n’y avait jamais eu en France qu’un écrivain tout à fait grand et dont Saint-Simon seul approchait, et que cet écrivain était Léon. Sur quoi, fichtre ! Proust oubliant la reconnaissance qu’il devait à Zola l’envoyait, d’une paire de claques, rouler dix pas plus loin, les quatre fers en l’air. Le lendemain on se battait, mais, malgré l’entremise de Ganderax, Proust s’opposait bel et bien à toute réconciliation. » Et tout à coup, dans le bruit des mazagrans qu’on passe, Lucien me fait à l’oreille, avec un geignardement comique, cette révélation : « Voyez-vous, moi, monsieur de Goncourt, si, même avec la Fourmilière, je ne connais pas cette vogue, c’est que même les paroles que disent les gens, je les vois, comme si je peignais, dans la saisie d’une nuance, avec la même embuée que la Pagode de Chanteloup. » Je quitte Lucien, la tête tout échauffée par cette affaire de diamant et de suicide, comme si on venait de m’y verser des cuillerées de cervelle. Et dans l’escalier je rencontre le nouveau ministre du Japon qui, de son air un tantinet avortonné et décadent, air le faisant ressembler au samouraï tenant, sur mon paravent de Coromandel, les deux pinces d’une écrevisse, me dit gracieusement avoir été longtemps en mission chez les Honolulus, où la lecture de nos livres, à mon frère et à moi, serait la seule chose capable d’arracher les indigènes aux plaisirs du caviar, lecture se prolongeant très avant dans la nuit, d’une seule traite, aux intermèdes consistant seulement dans le chiquage de quelques cigares du pays enfermés dans de longs étuis de verre, étuis destinés à les protéger pendant la traversée contre une certaine maladie que leur donne la mer. Et le ministre me confesse son goût de nos livres, avouant avoir connu à Hong-Kong une fort grande dame de là-bas qui n’avait que deux ouvrages sur sa table de nuit : la Fille Élisa et Robinson Crusoé.
22 décembre.
Je me réveille de ma sieste de quatre heures avec le pressentiment d’une mauvaise nouvelle, ayant rêvé que la dent qui m’a fait tant souffrir quand Cruet me l’a arrachée, il y a cinq ans, avait repoussé. Et aussitôt Pélagie entre, avec cette nouvelle apportée par Lucien Daudet, nouvelle qu’elle n’était pas venue me dire pour ne pas troubler mon cauchemar : Marcel Proust ne s’est pas tué, Lemoine n’a rien inventé du tout, ne serait qu’un escamoteur pas même habile, une espèce de Robert Houdin manchot. Voilà bien notre guigne ! Pour une fois que la vie plate, envestonnée d’aujourd’hui, s’artistisait, nous jetait un sujet de pièce ! À Rodenbach, qui attendait mon réveil, je ne peux contenir ma déception, me reprenant à m’animer, à jeter des tirades déjà tout écrites, que m’avait inspirées la fausse nouvelle de la découverte et du suicide, fausse nouvelle plus artiste, plus vraie, que le dénouement trop optimiste et public, le dénouement à la Sarcey, raconté être le vrai par Lucien à Pélagie. Et c’est de ma part toute une révolte chuchotée pendant une heure à Rodenbach sur cette guigne qui nous a toujours poursuivis, mon frère et moi, faisant des plus grands événements comme des plus petits, de la révolution d’un peuple comme du rhume d’un souffleur, autant d’obstacles levés contre la marche en avant de nos œuvres. Il faut cette fois que le syndicat des bijoutiers s’en mêle ! Alors Rodenbach de me confesser le fond de sa pensée, qui serait que ce mois de décembre nous a toujours été malchanceux, à mon frère et à moi, ayant amené nos poursuites en correctionnelle, l’échec voulu par la presse d’Henriette Maréchal, le bouton que j’ai eu sur la langue à la veille du seul discours que j’aie jamais eu à prononcer, bouton ayant fait dire que je n’avais pas osé parler sur la tombe de Vallès, quand c’est moi qui avais demandé à le faire ; tout un ensemble de fatalités qui, dit superstitieusement l’homme du Nord artiste qu’est Rodenbach, devrait nous faire éviter de rien entreprendre ce mois-là. Alors, moi interrompant les théories cabalistiques de l’auteur de Bruges la Morte, pour aller passer un frac rendu nécessaire par le dîner chez la princesse, je lui jette, en le quittant à la porte de mon cabinet de toilette : « Alors, Rodenbach, vous me conseillez de réserver ce mois-là pour ma mort ! »
PASTICHES ET MÉLANGES
VI
L’« AFFAIRE LEMOINE » PAR MICHELET
Le diamant, lui, se peut extraire à d’étranges profondeurs (1.300 mètres). Pour en ramener la pierre fort brillante, qui seule peut soutenir le feu d’un regard de femme (en Afghanistan, diamant se dit « œil de flamme »), sans fin faudra-t-il descendre au royaume sombre. Que de fois Orphée s’égarera avant de ramener au jour Eurydice ! Nul découragement pourtant. Si le cœur faiblit, la pierre est là qui, de sa flamme fort distincte, semble dire : « Courage, encore un coup de pioche, je suis à toi. » Du reste, une hésitation, et c’est la mort. Le salut n’est que dans la vitesse. Touchant dilemme. À le résoudre, bien des vies s’épuisèrent au moyen âge. Plus durement se posa-t-il au commencement du vingtième siècle (décembre 1907 – janvier 1908). Je raconterai quelque jour cette magnifique affaire Lemoine dont aucun contemporain n’a soupçonné la grandeur ; je montrerai ce petit homme, aux mains débiles, aux yeux brûlés par la terrible recherche, juif probablement (M. Drumont l’a affirmé non sans vraisemblance ; aujourd’hui encore les Lemoustiers – contraction de Monastère – ne sont pas rares en Dauphiné, terre d’élection d’Israël pendant tout le moyen âge), menant pendant trois mois toute la politique de l’Europe, courbant l’orgueilleuse Angleterre à consentir un traité de commerce ruineux pour elle, pour sauver ses mines menacées, ses compagnies en discrédit. Que nous qui livrions l’homme, sans hésiter elle le payerait au poids de sa chair. La liberté provisoire, la plus grande conquête des temps modernes (Sayous, Batbie), trois fois fut refusée. L’Allemand fort déductivement, devant son pot de bière, voyant chaque jour les cours de la De Beers baisser, reprenait courage (révision du progrès Harden, loi polonaise, refus de répondre au Reichstag).
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