Au moment où je l’ai trouvée près des sources, une couronne d’or avait glissé de ses cheveux, et était tombée au fond de l’eau. Elle était d’ailleurs vêtue comme une princesse, bien que ses vêtements fussent déchirés par les ronces. Il y a maintenant six mois que je l’ai épousée et je n’en sais pas plus qu’au jour de notre rencontre. En attendant, mon cher Pelléas, toi que j’aime plus qu’un frère, bien que nous ne soyons pas nés du même père ; en attendant, prépare mon retour… Je sais que ma mère me pardonnera volontiers. Mais j’ai peur du roi, notre vénérable aïeul, j’ai peur d’Arkël, malgré toute sa bonté, car j’ai déçu par ce mariage étrange, tous ses projets politiques, et je crains que la beauté de Mélisande n’excuse pas à ses yeux, si sages, ma folie. S’il consent néanmoins à l’accueillir comme il accueillerait sa propre fille, le troisième soir qui suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer. Je l’apercevrai du pont de notre navire ; sinon j’irai plus loin et ne reviendrai plus… » Qu’en dites-vous ?

ARKEL : Je n’en dis rien. Il a fait ce qu’il devait probablement faire. Je suis très vieux et cependant je n’ai pas encore vu clair, un instant, en moi-même ; comment voulez-vous que je juge ce que d’autres ont fait ? Je ne suis pas loin du tombeau et je ne parviens pas à me juger moi-même… On se trompe toujours lorsqu’on ne ferme pas les yeux pour pardonner ou pour mieux regarder en soi-même. Cela nous semble étrange ; et voilà tout. Il a passé l’âge mûr et il épouse, comme un enfant, une petite fille qu’il trouve près d’une source… Cela nous semble étrange, parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées… l’envers même de la nôtre… Il avait toujours suivi mes conseils jusqu’ici ; j’avais cru le rendre heureux en l’envoyant demander la main de la princesse Ursule… Il ne pouvait pas rester seul, et depuis la mort de sa femme il était triste d’être seul ; et ce mariage allait mettre fin à de longues guerres et à de vieilles haines… Il ne l’a pas voulu. Qu’il en soit comme il l’a voulu : je ne me suis jamais mis en travers d’une destinée ; et il sait mieux que moi son avenir. Il n’arrive peut-être pas d’événements inutiles…

GENEVIÈVE : il a toujours été si prudent, si grave et si ferme… Si c’était Pelléas, je comprendrais… Mais lui… à son âge… Qui va-t-il introduire ici ? – Une inconnue trouvée le long des routes… Depuis la mort de sa femme il ne vivait plus que pour son fils, le petit Yniold, et s’il allait se remarier, c’était parce que vous l’aviez voulu… Et maintenant… une petite fille dans la forêt… Il a tout oublié… – Qu’allons-nous faire ?…

Entre Pelléas.

ARKEL : Qui est-ce qui entre là ?

GENEVIÈVE : C’est Pelléas. Il a pleuré.

ARKEL : Est-ce toi, Pelléas ? – Viens un peu plus près que je te voie dans la lumière…

PELLÉAS : Grand-père, j’ai reçu, en même temps que la lettre de mon frère, une autre lettre ; une lettre de mon ami Marcellus… Il va mourir et il m’appelle. Il voudrait me voir avant de mourir…

ARKEL : Tu voudrais partir avant le retour de ton frère ? – Ton ami est peut-être moins malade qu’il ne le croit…

PELLÉAS : Sa lettre est si triste qu’on voit la mort entre les lignes… Il dit qu’il sait exactement le jour où la fin doit venir… Il me dit que je puis arriver avant elle si je veux, mais qu’il n’y a plus de temps à perdre. Le voyage est très long et si j’attends le retour de Golaud, il sera peut-être trop tard…

ARKEL : Il faudrait attendre quelque temps cependant… Nous ne savons pas ce que ce retour nous prépare. Et d’ailleurs ton père n’est-il pas ici, au-dessus de nous, plus malade peut-être que ton ami… Pourras-tu choisir entre le père et l’ami ?…

Il sort.

GENEVIÈVE : Aie soin d’allumer la lampe dès ce soir, Pelléas…

Ils sortent séparément.

SCÈNE IV

 

Devant le château.

Entrent Geneviève et Mélisande.

MÉLISANDE : Il fait sombre dans les jardins. Et quelles forêts, quelles forêts tout autour des palais !…

GENEVIÈVE : Oui ; cela m’étonnait aussi quand je suis arrivée, et cela étonne tout le monde. Il y a des endroits où l’on ne voit jamais le soleil. Mais l’on s’y fait vite… Il y a longtemps… Il y a près de quarante ans que je vis ici… Regardez de l’autre côté, vous aurez la clarté de la mer…

MÉLISANDE : J’entends du bruit au-dessous de nous…

GENEVIÈVE : Oui ; c’est quelqu’un qui monte vers nous… Ah ! c’est Pelléas… Il semble encore fatigué de vous avoir attendue si longtemps…

MÉLISANDE : Il ne nous a pas vues.

GENEVIÈVE : Je crois qu’il nous a vues, mais il ne sait ce qu’il doit faire… Pelléas, Pelléas, est-ce toi ?

PELLÉAS : Oui !… Je venais du côté de la mer…

GENEVIÈVE : Nous aussi ; nous cherchions la clarté. Ici, il fait un peu plus clair qu’ailleurs ; et cependant la mer est sombre.

PELLÉAS : Nous aurons une tempête cette nuit. Nous en avons souvent… et cependant la mer est si calme ce soir… On s’embarquerait sans le savoir et l’on ne reviendrait plus.

MÉLISANDE : Quelque chose sort du port…

PELLÉAS : Il faut que ce soit un grand navire… Les lumières sont très hautes, nous le verrons tout à l’heure quand il entrera dans la bande de clarté…

GENEVIÈVE : Je ne sais pas si nous pourrons le voir… il y a une brume sur la mer…

PELLÉAS : On dirait que la brume s’élève lentement…

MÉLISANDE : Oui ; j’aperçois, là-bas, une petite lumière que je n’avais pas vue…

PELLÉAS : C’est un phare ; il y en a d’autres que nous ne voyons pas encore.

MÉLISANDE : Le navire est dans la lumière… Il est déjà bien loin…

PELLÉAS : C’est un navire étranger. Il me semble plus grand que les nôtres…

MÉLISANDE : C’est le navire qui m’a menée ici !…

PELLÉAS : Il s’éloigne à toutes voiles…

MÉLISANDE : C’est le navire qui m’a menée ici. Il a de grandes voiles… Je le reconnais à ses voiles…

PELLÉAS : Il aura mauvaise mer cette nuit…

MÉLISANDE : Pourquoi s’en va-t-il ?… On ne le voit presque plus… Il fera peut-être naufrage…

PELLÉAS : La nuit tombe très vite…

Un silence.

GENEVIÈVE : Personne ne parle plus ?… Vous n’avez plus rien à vous dire ?… Il est temps de rentrer. Pelléas, montre la route à Mélisande. Il faut que j’aille voir, un instant, le petit Yniold.

Elle sort.

PELLÉAS : On ne voit plus rien sur la mer…

MÉLISANDE : Je vois d’autres lumières.

PELLÉAS : Ce sont les autres phares… Entendez-vous la mer ?… C’est le vent qui s’élève… Descendons par ici. Voulez-vous me donner la main ?

MÉLISANDE : Voyez, voyez, j’ai les mains pleines de feuillages.

PELLÉAS : Je vous soutiendrai par le bras, le chemin est escarpé et il y fait très sombre… Je pars peut-être demain…

MÉLISANDE : Oh !… Pourquoi partez-vous ?

Ils sortent.

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

 

Une fontaine dans le parc.

PELLÉAS : Vous ne savez pas où je vous ai menée ? – Je viens souvent m’asseoir ici, vers midi, lorsqu’il fait trop chaud dans les jardins. On étouffe, aujourd’hui, même à l’ombre des arbres.

MÉLISANDE : Oh ! l’eau est claire…

PELLÉAS : Elle est fraîche comme l’hiver. C’est une vieille fontaine abandonnée. Il paraît que c’était une fontaine miraculeuse, – elle ouvrait les yeux des aveugles.