– On l’appelle encore la « fontaine des aveugles ».

MÉLISANDE : Elle n’ouvre plus les yeux ?

PELLÉAS : Depuis que le roi est presque aveugle lui-même, on n’y vient plus…

MÉLISANDE : Comme on est seul ici… On n’entend rien.

PELLÉAS : Il y a toujours un silence extraordinaire… On entendrait dormir l’eau… Voulez-vous vous asseoir au bord du bassin de marbre ? Il y a un tilleul que le soleil ne pénètre jamais…

MÉLISANDE : Je vais me coucher sur le marbre. – Je voudrais voir le fond de l’eau…

PELLÉAS : On ne l’a jamais vu. – Elle est peut-être aussi profonde que la mer. – On ne sait d’où elle vient. – Elle vient peut-être du centre de la terre…

MÉLISANDE : Si quelque chose brillait au fond, on le verrait peut-être…

PELLÉAS : Ne vous penchez pas ainsi…

MÉLISANDE : Je voudrais toucher l’eau…

PELLÉAS : Prenez garde de glisser… Je vais vous tenir la main…

MÉLISANDE : Non, non, je voudrais y plonger mes deux mains… on dirait que mes mains sont malades aujourd’hui…

PELLÉAS : Oh ! oh ! prenez garde ! prenez garde ! Mélisande !… Mélisande !… – Oh ! votre chevelure !…

MÉLISANDE, se redressant : Je ne peux pas, je ne peux pas l’atteindre.

PELLÉAS : Vos cheveux ont plongé dans l’eau…

MÉLISANDE : Oui, oui ; ils sont plus longs que mes bras… Ils sont plus longs que moi…

Un silence.

PELLÉAS : C’est au bord d’une fontaine aussi, qu’il vous a trouvée ?

MÉLISANDE : Oui…

PELLÉAS : Que vous a-t-il dit ?

MÉLISANDE : Rien ; – je ne me rappelle plus…

PELLÉAS : Était-il tout près de vous ?

MÉLISANDE : Oui ; il voulait m’embrasser…

PELLÉAS : Et vous ne vouliez pas ?

MÉLISANDE : Non.

PELLÉAS : Pourquoi ne vouliez-vous pas ?

MÉLISANDE : Oh ! oh ! j’ai vu passer quelque chose au fond de l’eau…

PELLÉAS : Prenez garde ! prenez garde ! – Vous allez tomber ! – Avec quoi jouez-vous ?

MÉLISANDE : Avec l’anneau qu’il m’a donné…

PELLÉAS : Prenez garde ; vous allez le perdre…

MÉLISANDE : Non, non, je suis sûre de mes mains…

PELLÉAS : Ne jouez pas ainsi, au-dessus d’une eau si profonde…

MÉLISANDE : Mes mains ne tremblent pas.

PELLÉAS : Comme il brille au soleil ! – Ne le jetez pas si haut vers le ciel…

MÉLISANDE : Oh !…

PELLÉAS : Il est tombé ?

MÉLISANDE : Il est tombé dans l’eau !…

PELLÉAS : Où est-il ?

MÉLISANDE : Je ne le vois pas descendre…

PELLÉAS : Je crois que je le vois briller…

MÉLISANDE : Où donc ?

PELLÉAS : Là-bas… là-bas…

MÉLISANDE : Oh ! qu’il est loin de nous !… non, non, ce n’est pas lui, … ce n’est pas lui… Il est perdu… Il n’y a plus qu’un grand cercle sur l’eau… Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire maintenant ?…

PELLÉAS : Il ne faut pas s’inquiéter ainsi pour une bague. Ce n’est rien… nous la retrouverons peut-être. Ou bien nous en trouverons une autre…

MÉLISANDE : Non, non ; nous ne la retrouverons plus, nous n’en trouverons pas d’autres non plus… Je croyais l’avoir dans les mains cependant… J’avais déjà fermé les mains, et elle est tombée malgré tout… Je l’ai jetée trop haut du côté du soleil…

PELLÉAS : Venez, venez, nous reviendrons un autre jour… venez, il est temps. On pourrait nous surprendre… Midi sonnait au moment où l’anneau est tombé…

MÉLISANDE : Qu’allons-nous dire à Golaud s’il demande où il est ?

PELLÉAS : La vérité, la vérité, la vérité…

Ils sortent.

SCÈNE II

 

Un appartement dans le château.

On découvre Golaud étendu sur son lit ; Mélisande est à son chevet.

GOLAUD : Ah ! ah ! tout va bien, cela ne sera rien. Mais je ne puis m’expliquer comment cela s’est passé. Je chassai tranquillement dans la forêt. Mon cheval s’est emporté tout à coup, sans raison. A-t-il vu quelque chose d’extraordinaire ?… Je venais d’entendre sonner les douze coups de midi. Au douzième coup, il s’effraie subitement, et court, comme un aveugle fou, contre un arbre. Je n’ai plus rien entendu. Je ne sais plus ce qui est arrivé. Je suis tombé, et lui doit être tombé sur moi. Je croyais avoir toute la forêt sur la poitrine ; je croyais que mon cœur était écrasé. Mais mon cœur est solide. Il paraît que ce n’est rien…

MÉLISANDE : Voulez-vous boire un peu d’eau ?

GOLAUD : Merci, merci ; je n’ai pas soif.

MÉLISANDE : Voulez-vous un autre oreiller ?… Il y a une petite tache de sang sur celui-ci.

GOLAUD : Non, non ; ce n’est pas la peine. J’ai saigné de la bouche tout à l’heure. Je saignerai peut-être encore…

MÉLISANDE : Est-ce bien sûr ?… Vous ne souffrez pas trop ?

GOLAUD : Non, non, j’en ai vu bien d’autres. Je suis fait au fer et au sang… Ce ne sont pas des petits os d’enfant que j’ai autour du cœur, ne t’inquiète pas…

MÉLISANDE : Fermez les yeux et tâchez de dormir. Je resterai ici toute la nuit…

GOLAUD : Non, non ; je ne veux pas que tu te fatigues ainsi. Je n’ai besoin de rien ; je dormirai comme un enfant… Qu’y a-t-il, Mélisande ? Pourquoi pleures-tu tout à coup ?…

MÉLISANDE, fondant en larmes : Je suis… Je suis souffrante aussi…

GOLAUD : Tu es souffrante ?… Qu’as-tu donc, Mélisande ?…

MÉLISANDE : Je ne sais pas… Je suis malade aussi… Je préfère vous le dire aujourd’hui ; seigneur, je ne suis pas heureuse ici…

GOLAUD : Qu’est-il donc arrivé, Mélisande ? Qu’est-ce que c’est ?… Moi qui ne me doutais de rien… Qu’est-il donc arrivé ?… Quelqu’un t’a fait du mal ?… Quelqu’un t’aurait-il offensée ?

MÉLISANDE : Non, non ; personne ne m’a fait le moindre mal… Ce n’est pas cela… Mais je ne puis plus vivre ici. Je ne sais pas pourquoi… Je voudrais m’en aller, m’en aller !… Je vais mourir si l’on me laisse ici…

GOLAUD : Mais il est arrivé quelque chose ? Tu dois me cacher quelque chose ?… Dis-moi toute la vérité, Mélisande… Est-ce le roi ?… Est-ce ma mère ?… Est-ce Pelléas ?…

MÉLISANDE : Non, non ; ce n’est pas Pelléas. Ce n’est personne… Vous ne pouvez pas me comprendre…

GOLAUD : Pourquoi ne comprendrais-je pas ?… Si tu ne me dis rien, que veux-tu que je fasse… Dis-moi tout, et je comprendrai tout.

MÉLISANDE : Je ne sais pas moi-même ce que c’est… Si je pouvais vous le dire, je vous le dirais… C’est quelque chose qui est plus fort que moi…

GOLAUD : Voyons ; sois raisonnable, Mélisande. – Que veux-tu que je fasse ? – Tu n’es plus une enfant. – Est-ce moi que tu voudrais quitter ?

MÉLISANDE : Oh ! non, non ; ce n’est pas cela… Je voudrais m’en aller avec vous… C’est ici, que je ne peux plus vivre… Je sens que je ne vivrai plus longtemps…

GOLAUD : Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d’enfant.