– Allons-nous-en, laisse moi ; elles ne reviendraient plus…

PELLÉAS : Pourquoi ne reviendraient –elles plus ?

MÉLISANDE : Elles se perdront dans l’obscurité… Laisse-moi relever la tête… J’entends un bruit de pas… Laisse-moi ! – C’est Golaud !… Je crois que c’est Golaud !… Il nous a entendus…

PELLÉAS : Attends ! Attends !… Tes cheveux sont mêlés aux branches… Attends, attends !… Il fait noir…

Entre Golaud par le chemin de ronde.

GOLAUD : Que faites-vous ici ?

PELLÉAS : Ce que je fais ici ?… Je…

GOLAUD : Vous êtes des enfants… Mélisande, ne te penche pas ainsi à la fenêtre, tu vas tomber… Vous ne savez pas qu’il est tard ? – Il est près de minuit. – Ne jouez pas ainsi dans l’obscurité. – Vous êtes des enfants… (Riant nerveusement.) Quels enfants !… Quels enfants !…

Il sort avec Pelléas.

SCÈNE III

 

Les souterrains du château.

Entrent Golaud et Pelléas.

GOLAUD : Prenez garde : par ici, par ici. – Vous n’avez jamais pénétré dans ces souterrains ?

PELLÉAS : Si, une fois, dans le temps ; mais il y a longtemps…

GOLAUD : Ils sont prodigieusement grands ; c’est une suite de grottes énormes qui aboutissent, Dieu sait où. Tout le château est bâti sur ces grottes. Sentez-vous l’odeur mortelle qui règne ici ? – C’est ce que je voulais vous faire remarquer. Selon moi, elle provient du petit lac souterrain que je vais vous faire voir. Prenez garde ; marchez devant moi, dans la clarté de ma lanterne. Je vous avertirai lorsque nous y serons. (Ils continuent à marcher en silence.) Hé ! Hé ! Pelléas ! arrêtez ! arrêtez ! – (Il le saisit par le bras.) Pour Dieu !… Mais ne voyez-vous pas ? – Un pas de plus et vous étiez dans le gouffre !…

PELLÉAS : Mais je n’y voyais pas !… La lanterne ne m’éclairait plus…

GOLAUD : J’ai fait un faux pas… mais si je ne vous avais pas retenu le bras… Eh bien, voici l’eau stagnante dont je vous parlais… Sentez-vous l’odeur de mort qui monte ? – Allons jusqu’au bout de ce rocher qui surplombe et penchez-vous un peu. Elle viendra vous frapper au visage.

PELLÉAS : Je la sens déjà… On dirait une odeur de tombeau.

GOLAUD : Plus loin, plus loin… C’est elle qui, certains jours, empoisonne le château. Le roi ne veut pas croire qu’elle vient d’ici. – il faudrait faire murer la grotte où se trouve cette eau morte. Il serait temps d’ailleurs d’examiner ces souterrains. Avez-vous remarqué ces lézardes dans les murs et les piliers de voûtes ? – Il y a ici un travail caché qu’on ne soupçonne pas ; et tout le château s’engloutira une de ces nuits, si l’on n’y prend pas garde. Mais que voulez-vous ? personne n’aime à descendre jusqu’ici… Il y a d’étranges lézardes dans bien des murs… Oh ! voici… sentez-vous l’odeur de mort qui s’élève ?

PELLÉAS : Oui, il y a une odeur de mort qui monte autour de nous…

GOLAUD : Penchez-vous ; n’ayez pas peur… Je vous tiendrai… donnez-moi… non, non, pas la main… elle pourrait glisser… le bras, le bras… Voyez-vous le gouffre ? (Troublé.) – Pelléas ? Pelléas ?…

PELLÉAS : Oui ; je crois que je vois le fond du gouffre… Est-ce la lumière qui tremble ainsi ?… Vous…

Il se redresse, se retourne et regarde Golaud.

GOLAUD, d’une voix tremblante : Oui ; c’est la lanterne… Voyez, je l’agitais pour éclairer les parois…

PELLÉAS : J’étouffe ici… sortons…

GOLAUD : Oui, sortons…

SCÈNE IV

 

Une terrasse au sortir des souterrains.

Entrent Golaud et Pelléas.

PELLÉAS : Ah ! Je respire enfin !… J’ai cru, un instant, que j’allais me trouver mal dans ces énormes grottes ; et je fus sur le point de tomber… Il y a là un air humide et lourd comme une rosée de plomb, et des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée… Et maintenant, tout l’air de toute la mer !… Il y a un vent frais, voyez, frais comme une feuille qui vient de s’ouvrir, sur les petites lames vertes… Tiens ! on vient d’arroser les fleurs au pied de la terrasse, et l’odeur de la verdure et des roses mouillées s’élève jusqu’à nous… Il doit être près de midi, elles sont déjà l’ombre de la tour… Il est midi ; j’entends sonner les cloches et les enfants descendent sur la plage pour se baigner… Je ne savais pas que nous fussions restés si longtemps dans les caves…

GOLAUD : Nous y sommes descendus vers onze heures…

PELLÉAS : Plus tôt ; il devait être plus tôt ; j’ai entendu sonner la demie de dix heures.

GOLAUD : Dix heures et demie ou onze heures moins le quart…

PELLÉAS : On a ouvert toutes les fenêtres du château. Il fera extraordinairement chaud cet après-midi… Tiens, voilà notre mère et Mélisande à une fenêtre de la tour…

GOLAUD : Oui ; elles se sont réfugiées du côté de l’ombre. – À propos de Mélisande, j’ai entendu ce qui s’est passé et ce qui s’est dit hier au soir. Je le sais bien, ce sont là des jeux d’enfants ; mais il ne faut pas qu’ils se renouvellent. Mélisande est très jeune et très impressionnable, et il faut qu’on la ménage d’autant plus qu’elle est peut-être enceinte en ce moment… Elle est très délicate, à peine femme ; et la moindre émotion pourrait amener un malheur. Ce n’est pas la première fois que je remarque qu’il pourrait y avoir quelque chose entre vous… vous êtes plus âgé qu’elle ; il suffira de vous l’avoir dit… Évitez-la autant que possible, mais sans affectation d’ailleurs ; sans affectation… – Qu’est-ce que je vois là sur la route du côté de la forêt ?…

PELLÉAS : Ce sont des troupeaux qu’on mène vers la ville…

GOLAUD : Ils pleurent comme des enfants perdus ; on dirait qu’ils sentent déjà le boucher. – Quelle belle journée ! Quelle admirable journée pour la moisson !…

Ils sortent.

SCÈNE V

 

Devant le château.

Entrent Golaud et le petit Yniold.

GOLAUD : Viens, asseyons-nous ici, Yniold ; viens sur mes genoux : nous verrons d’ici ce qui se passe dans la forêt. Je ne te vois plus du tout depuis quelque temps. Tu m’abandonnes aussi ; tu es toujours chez petite-mère… Tiens, nous sommes tout juste assis sous les fenêtres de petite-mère. – Elle fait peut-être sa prière du soir en ce moment… Mais dis-moi, Yniold, elle est souvent avec ton oncle Pelléas, n’est-ce pas ?

YNIOLD : Oui, oui ; toujours, petit-père ; quand vous n’êtes pas là, petit-père…

GOLAUD : Ah ! – Quelqu’un passe avec une lanterne dans le jardin. – Mais on m’a dit qu’ils ne s’aimaient pas… Il paraît qu’ils se querellent souvent… non ? Est-ce vrai ?

YNIOLD : Oui, c’est vrai.

GOLAUD : Oui ? – Ah ! ah ! – Mais à propos de quoi se querellent-ils ?

YNIOLD : À propos de la porte.

GOLAUD : Comment ? à propos de la porte ? – Qu’est-ce que tu racontes là ? – Mais voyons, explique-toi ; pourquoi se querellent-ils à propos de la porte ?

YNIOLD : Parce qu’on ne veut pas qu’elle soit ouverte.

GOLAUD : Qui ne veut pas qu’elle soit ouverte ? – Voyons, pourquoi se querellent-ils ?

YNIOLD : Je ne sais pas, petit-père, à propos de la lumière.

GOLAUD : Je ne te parle pas de la lumière : nous en parlerons tout à l’heure. Je te parle de la porte. Réponds à ce que je te demande ; tu dois apprendre à parler ; il est temps… Ne mets pas ainsi la main dans la bouche… voyons…

YNIOLD : Petit-père ! petit-père !… Je ne le ferai plus…

Il pleure.

GOLAUD : Voyons ; pourquoi pleures-tu ? Qu’est-il arrivé ?

YNIOLD : Oh ! oh ! petit-père, vous m’avez fait mal…

GOLAUD : Je t’ai fait mal ? – Où t’ai-je fait mal ? C’est sans le vouloir…

YNIOLD : Ici, à mon petit bras…

GOLAUD : C’est sans le vouloir ; voyons, ne pleure plus, je te donnerai quelque chose demain…

YNIOLD : Quoi, petit-père ?

GOLAUD : Un carquois et des flèches ; mais dis-moi ce que tu sais au sujet de la porte.

YNIOLD : De grandes flèches ?

GOLAUD : Oui, oui ; de très grandes flèches. – Mais pourquoi ne veulent-ils pas que la porte soit ouverte ? – Voyons, réponds-moi à la fin ! – non, non ; n’ouvre pas la bouche pour pleurer. Je ne suis pas fâché.