On y a, paraît-il, caché de grands trésors. Vous y verrez les épaves d’anciens naufrages. Mais il ne faut pas s’y engager sans guide. Il en est qui ne sont jamais revenus. Moi-même je n’ose pas aller trop avant. Nous nous arrêterons au moment où nous n’apercevrons plus la clarté de la mer ou du ciel. Quand on y allume une petite lampe, on dirait que la voûte est couverte d’étoiles, comme le firmament. Ce sont, dit-on, des fragments de cristal ou de sel qui brillent ainsi dans le rocher. – Voyez, voyez, je crois que le ciel va s’ouvrir… Donnez-moi la main, ne tremblez pas, ne tremblez pas ainsi. Il n’y a pas de danger : nous nous arrêterons du moment que nous n’apercevrons plus la clarté de la mer… Est-ce le bruit de la grotte qui vous effraie ? C’est le bruit de la nuit ou le bruit du silence… Entendez-vous la mer derrière nous ? – Elle ne semble pas heureuse cette nuit… Ah ! voici la clarté !
La lune éclaire largement l’entrée et une partie des ténèbres de la grotte ; et l’on aperçoit, à une certaine profondeur, trois vieux pauvres à cheveux blancs, assis côte à côte, se soutenant l’un l’autre, et endormis contre un quartier de roc.
MÉLISANDE : Ah !
PELLÉAS : Qu’y a-t-il ?
MÉLISANDE : Il y a… Il y a…
Elle montre les trois pauvres.
PELLÉAS : Oui, oui ; je les ai vus aussi…
MÉLISANDE : Allons-nous-en !… Allons-nous-en !…
PELLÉAS : Oui… Ce sont trois vieux pauvres qui se sont endormis… Une grande famine désole le pays… Pourquoi sont-ils venus dormir ici ?…
MÉLISANDE : Allons-nous-en !… Venez, venez… Allons-nous-en !…
PELLÉAS : Prenez garde, ne parlez pas si fort… Ne les éveillons pas… Ils dorment encore profondément… Venez.
MÉLISANDE : Laissez-moi, laissez-moi ; je préfère marcher seule…
PELLÉAS : Nous reviendrons un autre jour…
Ils sortent.
SCÈNE IV
Un appartement dans le château.
On découvre Arkël et Pelléas.
ARKEL : Vous voyez que tout vous retient ici et que tout vous interdit ce voyage inutile. On vous a caché jusqu’à ce jour, l’état de votre père ; mais il est peut-être sans espoir ; cela seul devra suffire à vous arrêter sur le seuil. Mais il y a tant d’autres raisons… Et ce n’est pas à l’heure où nos ennemis se réveillent et où le peuple meurt de faim et murmure autour de nous que vous avez le droit de nous abandonner. Et pourquoi ce voyage ? Marcellus est mort ; et la vie a des devoirs plus graves que la visite d’un tombeau. Vous êtes las, dites-vous, de votre vie inactive ; mais si l’activité et le devoir se trouvent sur les routes, on les reconnaît rarement dans la hâte du voyage. Il vaut mieux les attendre sur le seuil et les faire entrer au moment où ils passent ; et ils passent tous les jours. Vous ne les avez jamais vus ? Je n’y vois presque plus moi-même, mais je vous apprendrai à voir ; et vous les montrerai le jour où vous voudrez leur faire signe. Mais cependant, écoutez-moi : si vous croyez que c’est du fond de votre vie que ce voyage est exigé, je ne vous interdis pas de l’entreprendre, car vous devez savoir, mieux que moi, les événements que vous devez offrir à votre être ou à votre destinée. Je vous demanderais seulement d’attendre que nous sachions ce qui doit arriver avant peu…
PELLÉAS : Combien de temps faudra-t-il attendre ?
ARKEL : Quelques semaines ; peut-être quelques jours…
PELLÉAS : J’attendrai…
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
Un appartement dans le château.
On découvre Pelléas et Mélisande. Mélisande file sa quenouille au fond de la chambre.
PELLÉAS : Yniold ne revient pas ; où est-il allé ?
MÉLISANDE : Il avait entendu quelque bruit dans le corridor ; il est allé voir ce que c’est.
PELLÉAS : Mélisande…
MÉLISANDE : Qu’y a-t-il ?
PELLÉAS : Y voyez-vous encore pour travailler ?…
MÉLISANDE : Je travaille aussi bien dans l’obscurité…
PELLÉAS : Je crois que tout le monde dort déjà dans le château. Golaud ne revient pas de la chasse. Cependant il est tard… Il ne souffre plus de sa chute ?
MÉLISANDE : Il a dit qu’il ne souffrait plus.
PELLÉAS : Il devrait être plus prudent ; il n’a plus le corps souple comme à vingt ans… Je vois les étoiles par la fenêtre et la clarté de la lune sur les arbres. Il est tard ; il ne reviendra plus. (On frappe à la porte.) Qui est là ?… Entrez !… (Le petit Yniold ouvre la porte et entre dans la chambre.) C’est toi qui frappes ainsi ?… Ce n’est pas ainsi qu’on frappe aux portes. C’est comme si un malheur venait d’arriver ; regarde, tu as effrayé petite-mère.
LE PETIT YNIOLD : Je n’ai frappé qu’un tout petit coup…
PELLÉAS : il est tard ; petit-père ne reviendra plus ce soir ; il est temps de t’aller coucher.
LE PETIT YNIOLD : Je n’irai pas me coucher avant vous.
PELLÉAS : Quoi ?… Qu’est-ce que tu dis là ?
LE PETIT YNIOLD : Je dis… pas avant vous… pas avant vous…
Il éclate en sanglots et va se réfugier près de Mélisande.
MÉLISANDE : Qu’y a-t-il, Yniold ? Qu’y a-t-il ?… Pourquoi pleures-tu tout à coup ?
YNIOLD, sanglotant : Parce que… Oh ! oh ! parce que…
MÉLISANDE : Pourquoi ?… Pourquoi ?… dis-le moi…
YNIOLD : Petite-mère… petite-mère… vous allez partir…
MÉLISANDE : Mais qu’est-ce qui te prend, Yniold ?… Je n’ai jamais songé à partir.
YNIOLD : Si, si ; petit-père est parti… petit-père ne revient pas, et vous allez partir aussi… Je l’ai vu… je l’ai vu…
MÉLISANDE : Mais il n’a jamais été question de cela, Yniold… À quoi donc as-tu vu que j’allais partir ?
YNIOLD : Je l’ai vu… je l’ai vu… Vous avez dit à mon oncle des choses que je ne pouvais pas entendre…
PELLÉAS : Il a sommeil… il a rêvé… Viens ici, Yniold ; tu dors déjà ?… Viens donc voir à la fenêtre ; les cygnes se battent contre les chiens…
YNIOLD, à la fenêtre : Oh ! oh ! Ils les chassent les chiens !… Ils les chassent !… Oh ! oh ! l’eau !… les ailes !… les ailes !… Ils ont peur…
PELLÉAS, revenant près de Mélisande : Il a sommeil ; il lutte contre le sommeil et ses yeux se ferment…
MÉLISANDE, chantant à mi-voix en filant :
Saint Daniel et Saint Michel…
Saint Michel et Saint Raphaël…
YNIOLD, à la fenêtre : Oh ! oh ! petite-mère !…
MÉLISANDE, se levant brusquement : Qu’y a-t-il, Yniold ?… Qu’y a-t-il ?…
YNIOLD : J’ai vu quelque chose à la fenêtre…
Pelléas et Mélisande courent à la fenêtre.
PELLÉAS : Mais il n’y a rien. Je ne vois rien…
MÉLISANDE : Moi non plus…
PELLÉAS : Où as-tu vu quelque chose ? De quel côté ?…
YNIOLD : Là-bas, là-bas !… Elle n’y est plus…
PELLÉAS : Il ne sait plus ce qu’il dit. Il aura vu la clarté de la lune sur la forêt. Il y a souvent d’étranges reflets… ou bien quelque chose aura passé sur la route… ou dans son sommeil. Car voyez, voyez, je crois qu’il s’endort tout à fait…
YNIOLD, à la fenêtre : Petit-père est là ! petit-père est là !
PELLÉAS, allant à la fenêtre : Il a raison ; Golaud entre dans la cour…
YNIOLD : Petit-père !… petit-père !… Je vais à sa rencontre !…
Il sort en courant. – Un silence.
PELLÉAS : Ils montent l’escalier…
Entrent Golaud et le petit Yniold qui porte une lampe.
GOLAUD : Vous attendez encore dans l’obscurité ?
YNIOLD : J’ai apporté une lumière, petite-mère, une grande lumière !… (Il élève la lampe et regarde Mélisande.) Tu as pleuré petite-mère ? Tu as pleuré ?… (Il élève la lampe vers Pelléas et le regarde à son tour.) Vous aussi, vous avez pleuré ?… Petit-père, regarde, petit-père ; ils ont pleuré tous les deux…
GOLAUD : Ne leur mets pas ainsi la lumière sous les yeux…
SCÈNE II
Une des tours du château. – Un chemin de ronde passe sous une fenêtre de la tour.
MÉLISANDE, à la fenêtre, pendant qu’elle peigne ses cheveux dénoués :
Les trois sœurs aveugles,
(Espérons encore).
Les trois sœurs aveugles,
Ont leurs lampes d’or.
Montent à la tour,
(Elles, vous et nous).
Montent à la tour,
Attendent sept jours.
Ah ! dit la première,
Espérons encore,
Ah ! dit la première,
J’entends nos lumières.
Ah ! dit la seconde,
(Elles, vous et nous).
Ah ! dit la seconde,
C’est le roi qui monte.
Non, dit la plus sainte,
(Espérons encore).
Non, dit la plus sainte,
Elles se sont éteintes…
Entre Pelléas par le chemin de ronde.
PELLÉAS : Holà ! Holà ! ho !
MÉLISANDE : Qui est là ?
PELLÉAS : Moi, moi et moi !… Que fais-tu à la fenêtre en chantant comme un oiseau qui n’est pas d’ici ?
MÉLISANDE : J’arrange mes cheveux pour la nuit…
PELLÉAS : C’est là que je vois sur le mur ?… Je croyais que c’était un rayon de lumière…
MÉLISANDE : J’ai ouvert la fenêtre ; la nuit me semblait belle…
PELLÉAS : Il y a d’innombrables étoiles ; je n’en ai jamais autant vu que ce soir ;… Mais la lune est encore sur la mer… Ne reste pas dans l’ombre, Mélisande, penche-toi un peu, que je voie tes cheveux dénoués.
Mélisande se penche à la fenêtre.
PELLÉAS : Oh ! Mélisande !… oh ! tu es belle !… tu es belle ainsi !… penche-toi ! penche-toi !… laisse-moi venir plus près de toi…
MÉLISANDE : Je ne puis pas venir plus près… je me penche tant que je peux…
PELLÉAS : Je ne puis monter plus haut… donne-moi du moins ta main ce soir… avant que je m’en aille… Je pars demain…
MÉLISANDE : Non, non, non…
PELLÉAS : Si, si ; je pars, je partirai demain… donne-moi ta main, ta petite main sur les lèvres…
MÉLISANDE : Je ne te donne pas ma main si tu pars…
PELLÉAS : Donne, donne…
MÉLISANDE : Tu ne partiras pas ?… Je vois une rose dans les ténèbres…
PELLÉAS : Où donc ?… Je ne vois que les branches du saule qui dépassent le mur…
MÉLISANDE : Plus bas, plus bas, dans le jardin ; là-bas, dans le vert sombre.
PELLÉAS : Ce n’est pas une rose… J’irai voir tout à l’heure, mais donne-moi ta main d’abord ; d’abord ta main…
MÉLISANDE : Voilà, voilà ;… je ne puis me pencher davantage…
PELLÉAS : Mes lèvres ne peuvent pas atteindre ta main…
MÉLISANDE : Je ne puis pas me pencher davantage… Je suis sur le point de tomber… – Oh ! oh ! mes cheveux descendent de la tour !…
Sa chevelure se révulse tout à coup, tandis qu’elle se penche ainsi et inonde Pelléas.
PELLÉAS : Oh ! oh ! Qu’est-ce que c’est ?… Tes cheveux, tes cheveux descendent vers moi !… Toute ta chevelure, Mélisande, toute ta chevelure est tombée de la tour !… Je la tiens dans les mains, je la touche des lèvres… Je la tiens dans les bras, je la mets autour de mon cou… Je n’ouvrirai plus les mains cette nuit…
MÉLISANDE : Laisse-moi ! laisse-moi !… Tu vas me faire tomber !…
PELLÉAS : Non, non, non ;… Je n’ai jamais vu de cheveux comme les tiens, Mélisande !… Vois, vois ; ils viennent de si haut et m’inondent jusqu’au cœur… Ils sont tièdes et doux comme s’ils tombaient du ciel !… Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux et leur belle lumière me cache sa lumière !… Regarde, regarde donc, mes mains ne peuvent plus les contenir… Ils me fuient, ils me fuient jusqu’au branches du saule… Ils s’échappent de toutes parts… Ils tressaillent, ils s’agitent, ils palpitent dans mes mains comme des oiseaux d’or ; et ils m’aiment, ils m’aiment mille fois mieux que toi !…
MÉLISANDE : Laisse-moi, laisse-moi… quelqu’un pourrait venir…
PELLÉAS : Non, non, non ; je ne te délivre pas cette nuit… Tu es ma prisonnière cette nuit ; toute la nuit, toute la nuit…
MÉLISANDE : Pelléas ! Pelléas !…
PELLÉAS : Tu ne t’en iras plus… Je t’embrasse tout entière en baisant tes cheveux, et je ne souffre plus au milieu de leurs flammes… Entends-tu mes baisers ?… Ils s’élèvent le long des mille mailles d’or… Il faut que chacune d’elles t’en apporte un millier ; et en retienne autant pour t’embrasser encore quand je n’y serai plus… Tu vois, tu vois, je puis ouvrir les mains… Tu vois, j’ai les mains libres et tu ne peux m’abandonner…
Des colombes sortent de la tour et volent autour d’eux dans la nuit.
MÉLISANDE : Qu’y a-t-il, Pelléas ? – Qu’est-ce qui vole autour de moi ?
PELLÉAS : Ce sont les colombes qui sortent de la tour… Je les ai effrayées ; elles s’envolent…
MÉLISANDE : Ce sont mes colombes, Pelléas.
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