– J’ai vu passer un loup dans la forêt. – Alors ils s’entendent bien ? – Je suis heureux d’apprendre qu’ils sont d’accord. – Ils s’embrassent quelquefois ? – Non ?

YNIOLD : Ils s’embrassent, petit-père ? – Non, non. – Ah ! si, petit-père, si, si ; une fois… une fois qu’il pleuvait…

GOLAUD : Ils se sont embrassés ? – Mais comment, comment se sont-ils embrassés ?

YNIOLD : Comme ça, petit-père, comme ça !… (Il lui donne un baiser sur la bouche ; riant.) Ah ! ah ! votre barbe, petit-père !… Elle pique ! Elle devient toute grise, petit-père, et vos cheveux aussi ; tout gris, tout gris… (La fenêtre sous laquelle ils sont assis, s’éclaire en ce moment, et sa clarté vient tomber sur eux.) Ah ! ah ! petite-mère a allumé sa lampe. Il fait clair, petit-père ; il fait clair.

GOLAUD : Oui ; il commence à faire clair…

YNIOLD : Allons-y aussi, petit-père…

GOLAUD : Où veux-tu aller ?

YNIOLD : Où il fait clair, petit-père.

GOLAUD : Non, non, mon enfant : restons encore dans l’ombre… on ne sait pas, on ne sait pas encore… Vois-tu là-bas ces pauvres qui essaient d’allumer un petit feu dans la forêt ? – Il a plu. Et de l’autre côté, vois-tu le vieux jardinier qui essaie de soulever cet arbre que le vent a jeté en travers du chemin ? – Il ne peut pas ; l’arbre est trop grand ; l’arbre est trop lourd, et il restera du côté où il est tombé. Il n’y a rien à faire à tout cela… Je crois que Pelléas est fou…

YNIOLD : Non, petit-père, il n’est pas fou, mais il est très bon.

GOLAUD : Veux-tu voir petite-mère ?

YNIOLD : Oui, oui ; je veux la voir !

GOLAUD : Ne fais pas de bruit ; je vais te hisser jusqu’à la fenêtre. Elle est trop haute pour moi, bien que je sois si grand… (Il soulève l’enfant.) Ne fais pas le moindre bruit ; petite-mère aurait terriblement peur… La vois-tu ? – Est-elle dans la chambre ?

YNIOLD : Oui… Oh ! il fait clair !

GOLAUD : Elle est seule ?

YNIOLD : Oui… non, non ; mon oncle Pelléas y est aussi.

GOLAUD : il !…

YNIOLD : Ah ! ah ! petit-père ! Vous m’avez fait mal !…

GOLAUD : Ce n’est rien ; tais-toi ; je ne le ferai plus ; regarde, regarde, Yniold !… J’ai trébuché ; parle plus bas. Que font-ils ?

YNIOLD : Ils ne font rien, petit-père ; ils attendent quelque chose.

GOLAUD : Sont-ils près l’un de l’autre ?

YNIOLD : Non, petit-père.

GOLAUD : Et… Et le lit ? sont-ils près du lit ?

YNIOLD : Le lit, petit-père ? – Je ne vois pas le lit.

GOLAUD : Plus bas, plus bas ; ils t’entendraient. Est-ce qu’ils parlent ?

YNIOLD : Non, petit-père ; ils ne parlent pas.

GOLAUD : Mais que font-ils ? – Il faut qu’ils fassent quelque chose…

YNIOLD : Ils regardent la lumière.

GOLAUD : Tous les deux ?

YNIOLD : Oui, petit-père.

GOLAUD : ils ne disent rien ?

YNIOLD : Non, petit-père ; ils ne ferment pas les yeux.

GOLAUD : Ils ne s’approchent pas l’un de l’autre ?

YNIOLD : Non, petit-père ; ils ne bougent pas.

GOLAUD : Ils sont assis ?

YNIOLD : Non, petit-père ; ils sont debout contre le mur.

GOLAUD : Ils ne font pas de gestes ? – Ils ne se regardent pas ? – Ils ne font pas de signes ?…

YNIOLD : Non, petit-père. – Oh ! oh ! petit-père, ils ne ferment jamais les yeux… J’ai terriblement peur…

GOLAUD : Tais-toi. Ils ne bougent pas encore ?

YNIOLD : Non, petit-père – j’ai peur, petit-père, laissez-moi descendre !

GOLAUD : De quoi donc as-tu peur ? – Regarde ! regarde !…

YNIOLD : Je n’ose plus regarder, petit-père !… Laissez-moi descendre !…

GOLAUD : Regarde ! regarde !

YNIOLD : Oh ! oh ! je vais crier, petit-père ! – Laissez-moi descendre ! laissez-moi descendre !…

GOLAUD : Viens ; nous allons voir ce qui est arrivé.

Ils sortent.

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

 

Un corridor dans le château.

Entrent et se rencontrent Pelléas et Mélisande.

PELLÉAS : Où vas-tu ? Il faut que je te parle ce soir. Te verrai-je ?

MÉLISANDE : Oui.

PELLÉAS : Je sors de la chambre de mon père. Il va mieux. Le médecin nous a dit qu’il était sauvé… Ce matin cependant j’avais le pressentiment que cette journée finirait mal. J’ai depuis quelque temps un bruit de malheur dans les oreilles… Puis, il y eut tout à coup un grand revirement ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’une question de temps. On a ouvert toutes les fenêtres de sa chambre. Il parle ; il semble heureux. Il ne parle pas encore comme un homme ordinaire, mais déjà ses idées ne viennent pas toutes d’un autre monde… Il m’a reconnu. Il m’a pris la main, et il m’a dit de cet air étrange qu’il a depuis qu’il est malade : « Est-ce toi, Pelléas ? Tiens, tiens, je ne l’avais jamais remarqué, mais tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps… Il faut voyager ; il faut voyager… » C’est étrange ; je vais lui obéir… Ma mère l’écoutait et pleurait de joie. – Tu ne t’en es pas aperçue ? – Toute la maison semble déjà revivre, on entend respirer, on entend parler, on entend marcher… Écoute ; j’entends parler derrière cette porte. Vite, vite, réponds vite, où te verrai-je ?

MÉLISANDE : Où veux-tu ?

PELLÉAS : Dans le parc ; près de la fontaine des aveugles ? – Veux-tu ? – Viendras-tu ?

MÉLISANDE : Oui.

PELLÉAS : Ce sera le dernier soir ; – je vais voyager comme mon père l’a dit. Tu ne me verras plus…

MÉLISANDE : Ne dis pas cela, Pelléas… Je te verrai toujours ; je te regarderai toujours…

PELLÉAS : Tu auras beau regarder… je serai si loin que tu ne pourras plus me voir… Je vais tâcher d’aller très loin… Je suis plein de joie et l’on dirait que j’ai tout le poids du ciel et de la terre sur le corps.

MÉLISANDE : Qu’est-il arrivé, Pelléas ? – Je ne comprends plus ce que tu dis…

PELLÉAS : Va-t’en, va-t’en, séparons-nous. J’entends parler derrière cette porte… Ce sont les étrangers qui sont arrivés au château ce matin… Ils vont sortir… Allons-nous-en ; ce sont les étrangers…

Ils sortent séparément.

SCÈNE II

 

Un appartement dans le château.

On découvre Arkël et Mélisande.

ARKEL : Maintenant que le père de Pelléas est sauvé, et que la maladie, la vieille servante de la mort, a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans la maison… Il était temps ! – Car depuis ta venue, on n’a vécu ici qu’en chuchotant autour d’une chambre fermée… Et vraiment, j’avais pitié de toi, Mélisande… Tu arrivas ici, toute joyeuse, comme un enfant à la recherche d’une fête, et au moment où tu entrais dans le vestibule, je t’ai vue changer de visage, et probablement d’âme, comme on change de visage, malgré soi, lorsqu’on entre à midi, dans une grotte trop sombre et trop froide… Et depuis, à cause de tout cela, souvent, je ne te comprenais plus… Je t’observais, tu étais là, insouciante peut-être, mais avec l’air étrange et égaré de quelqu’un qui attendrait toujours un grand malheur, au soleil, dans un beau jardin… Je ne puis pas expliquer… Mais j’étais triste de te voir ainsi ; car tu es trop jeune et trop belle pour vivre déjà, jour et nuit, sous l’haleine de la mort… Mais à présent tout cela va changer. À mon âge, – et c’est peut-être là le fruit le plus sûr de la vie, – à mon âge, j’ai acquis je ne sais quelle foi à la fidélité des événements, et j’ai toujours vu que tout être jeune et beau, créait autour de lui des événements jeunes, beaux et heureux… Et c’est toi, maintenant, qui vas ouvrir la porte à l’ère nouvelle que j’entrevois… Viens ici ; pourquoi restes-tu là sans répondre et sans lever les yeux ? – Je ne t’ai embrassée qu’une seule fois jusqu’ici, le jour de ta venue ; et cependant, les vieillards ont besoin de toucher quelquefois de leurs lèvres, le front d’une femme ou la joue d’un enfant, pour croire encore à la fraîcheur de la vie et éloigner un moment les menaces de la mort. As-tu peur de mes vieilles lèvres ? Comme j’avais pitié de toi ces mois-ci !…

MÉLISANDE : Grand-père, je n’étais pas malheureuse…

ARKEL : Peut-être étais-tu de celles qui sont malheureuses sans le savoir… Laisse-moi te regarder ainsi, de tout près, un moment… on a un tel besoin de beauté aux côtés de la mort…

Entre Golaud.

GOLAUD : Pelléas part ce soir.

ARKEL : Tu as du sang sur le front. – Qu’as-tu fait ?

GOLAUD : Rien, rien… j’ai passé au travers d’une haie d’épines.

MÉLISANDE : Baissez un peu la tête, seigneur… Je vais essuyer votre front…

GOLAUD, la repoussant : Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu ? Va-t’en, va-t’en ! – Je ne te parle pas. – Où est mon épée ? – Je venais chercher mon épée…

MÉLISANDE : Ici, sur le prie-Dieu.

GOLAUD : Apporte-la. – (À Arkël.) On vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer. On dirait qu’ils tiennent tous à mourir sous nos yeux.