(À Mélisande.) Eh bien, mon épée ? – Pourquoi tremblez-vous ainsi ? – Je ne vais pas vous tuer. Je voulais simplement examiner la lame. Je n’emploie pas l’épée à ces usages. Pourquoi m’examinez-vous comme un pauvre ? – Je ne viens pas vous demander l’aumône. Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux, sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? – Croyez-vous que je sache quelque chose ? – (À Arkël.) Voyez-vous ces grands yeux ? – On dirait qu’ils sont fiers d’être purs… Voudriez-vous me dire ce que vous y voyez ?…

ARKEL : Je n’y vois qu’une grande innocence…

GOLAUD : Une grande innocence !… Ils sont plus grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence ! Une grande innocence ! Écoutez : j’en suis si près que je sens la fraîcheur de leurs cils quand ils clignent ; et cependant, je suis moins loin des grands secrets de l’autre monde que du plus petit secret de ces yeux !… Une grande innocence !… Plus que de l’innocence. On dirait que les anges du ciel s’y baignent tous le jour dans l’eau claire des montagnes !… Je les connais ces yeux ! Je les ai vus à l’œuvre ! Fermez-les ! fermez-les ! ou je vais les fermer pour longtemps !… – Ne mettez pas ainsi la main droite à la gorge ; je dis une chose très simple… Je n’ai pas d’arrière-pensée… Si j’avais une arrière-pensée, pourquoi ne le dirais-je pas ? Ah ! ah ! – ne tâchez pas de fuir ! – Ici ! – Donnez-moi cette main ! – Ah ! vos mains sont trop chaudes… Allez-vous-en ! Votre chair me dégoûte !… Ici ! – Il ne s’agit plus de fuir à présent ! – (Il la saisit par les cheveux.) – Vous allez me suivre à genoux ! – À genoux ! – À genoux devant moi ! – Ah ! ah ! vos longs cheveux servent enfin à quelque chose !… À droite et plus à gauche ! – À gauche et puis à droite ! – Absalon ! Absalon ! – En avant ! en arrière ! Jusqu’à terre ! jusqu’à terre !… Vous voyez, vous voyez ; je ris déjà comme un vieillard…

ARKEL, accourant : Golaud !…

GOLAUD, affectant un calme soudain : Vous ferez comme il vous plaira, voyez-vous. – Je n’attache aucune importance à cela. – Je suis trop vieux ; et puis, je ne suis pas un espion. J’attendrai le hasard ; et alors… Oh ! alors !… simplement parce que c’est l’usage ; simplement parce que c’est l’usage…

Il sort.

ARKEL : Qu’a-t-il donc ? – Il est ivre ?

MÉLISANDE, en larmes : Non, non ; mais il ne m’aime plus… Je ne suis pas heureuse !… Je ne suis pas heureuse !…

ARKEL : Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du cœur des hommes…

SCÈNE III

 

Une terrasse du château.

On découvre le petit Yniold qui cherche à soulever un quartier de roc.

LE PETIT YNIOLD : Oh ! cette pierre est lourde !… Elle est plus lourde que moi… Elle est plus lourde que tout… Je vois ma balle d’or entre le roc et cette méchante pierre, et ne puis l’atteindre… Mon petit bras n’est pas assez long… et cette pierre ne peut pas être soulevée… Je ne puis pas la soulever… et personne ne pourra la soulever… Elle est plus lourde que toute la maison… on dirait qu’elle a des racines dans la terre… (On entend au loin les bêlements d’un troupeau.) – Oh ! oh ! j’entends pleurer les moutons… (Il va voir au bord de la terrasse.) Tiens ! il n’y a plus de soleil… Ils arrivent, les petits moutons ; ils arrivent… Il y en a !… Il y en a !… Ils ont peur du noir… Ils se pressent !… Ils ne peuvent presque plus marcher… Ils pleurent ! ils pleurent ! et ils vont vite !… Ils sont déjà au grand carrefour. Ah ! ah ! Ils ne savent plus par où ils doivent aller… Ils ne pleurent plus… Ils attendent… Il y en a qui voudraient prendre à droite… Ils ne peuvent pas !… Le berger leur jette de la terre… Ah ! ah ! Ils vont passer par ici… Ils obéissent ! Ils obéissent ! Ils vont passer sous la terrasse… Ils vont passer sous les rochers… Je vais les voir de près… Oh ! oh ! comme il y en a !… Il y en a !… Toute la route en est pleine… Maintenant ils se taisent tous… Berger ! Berger ! pourquoi ne parlent-ils plus ?

LE BERGER, qu’on ne voit pas : Parce que ce n’est pas le chemin de l’étable…

YNIOLD : Où vont-ils ? – Berger ! berger ! – où vont-ils ? – Il ne m’entend plus. Ils sont déjà trop loin… Ils vont vite… Ils ne font plus de bruit… Ce n’est plus le chemin de l’étable… Où vont-ils dormir cette nuit ? – Oh ! oh ! – Il fait trop noir… Je vais dire quelque chose à quelqu’un…

Il sort.

SCÈNE IV

 

Une fontaine dans le parc.

Entre Pelléas.

PELLÉAS : C’est le dernier soir… le dernier soir… Il faut que tout finisse… J’ai joué comme un enfant autour d’une chose que je ne soupçonnais pas… J’ai joué en rêve autour des pièges de la destinée… Qui est-ce qui m’a réveillé tout à coup ? Je vais fuir en criant de joie et de douleur comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison… Je vais lui dire que je vais fuir… Mon père est hors de danger ; et je n’ai plus de quoi me mentir à moi-même… Il est tard ; elle ne vient pas… Je ferais mieux de m’en aller sans la revoir… Il faut que je la regarde bien cette fois-ci… Il y a des choses que je ne me rappelle plus… on dirait, par moment, qu’il y a plus de cent ans que je ne l’ai revue… Et je n’ai pas encore regardé son regard… Il ne me reste rien si je m’en vais ainsi. Et tous ces souvenirs… c’est comme si j’emportais un peu d’eau dans un sac de mousseline… Il faut que je la voie une dernière fois, jusqu’au fond du cœur… Il faut que je lui dise tout ce que je n’ai pas dit…

Entre Mélisande.

MÉLISANDE : Pelléas !

PELLÉAS : Mélisande ! – Est-ce toi, Mélisande ?

MÉLISANDE : Oui.

PELLÉAS : Viens ici : ne reste pas au bord du clair de lune. – Viens ici. Nous avons tant de choses à nous dire… Viens ici dans l’ombre du tilleul.

MÉLISANDE : Laissez-moi dans la clarté…

PELLÉAS : On pourrait nous voir des fenêtres de la tour. Viens ici ; ici, nous n’avons rien à craindre. – Prends garde ; on pourrait nous voir…

MÉLISANDE : Je veux qu’on me voie…

PELLÉAS : Qu’as-tu donc ? – Tu as pu sortir sans qu’on s’en soit aperçu ?

MÉLISANDE : Oui, votre frère dormait…

PELLÉAS : Il est tard. – Dans une heure on fermera les portes. Il faut prendre garde. Pourquoi es-tu venue si tard ?

MÉLISANDE : Votre frère avait un mauvais rêve. Et puis ma robe s’est accrochée aux clous de la porte. Voyez, elle est déchirée. J’ai perdu tout ce temps et j’ai couru…

PELLÉAS : Ma pauvre Mélisande !… J’aurais presque peur de te toucher… Tu es encore hors d’haleine comme un oiseau pourchassé… C’est pour moi, pour moi que tu fais tout cela ?… J’entends battre ton cœur comme si c’était le mien… Viens ici… plus près, plus près de moi…

MÉLISANDE : Pourquoi riez-vous ?

PELLÉAS : Je ne ris pas ; – ou bien je ris de joie, sans le savoir… Il y aurait plutôt de quoi pleurer…

MÉLISANDE : Nous sommes venus ici il y a bien longtemps… Je me rappelle…

PELLÉAS : Oui… oui… Il y a de longs mois. – Alors, je ne savais pas… Sais-tu pourquoi je t’ai demandé de venir ce soir ?

MÉLISANDE : Non.

PELLÉAS : C’est peut-être la dernière fois que je te vois… Il faut que je m’en aille pour toujours…

MÉLISANDE : Pourquoi dis-tu toujours que tu t’en vas ?…

PELLÉAS : Je dois te dire ce que tu sais déjà ? – Tu ne sais pas ce que je vais te dire ?

MÉLISANDE : Mais non, mais non ; je ne sais rien…

PELLÉAS : Tu ne sais pas pourquoi il faut que je m’éloigne… (Il l’embrasse brusquement.) Je t’aime…

MÉLISANDE, à voix basse : Je t’aime aussi…

PELLÉAS : Oh ! Qu’as-tu dit, Mélisande !… Je ne l’ai presque pas entendu !… On a brisé la glace avec des fers rougis !… Tu dis cela d’une voix qui vient du bout du monde !… Je ne t’ai presque pas entendue… Tu m’aimes ? – Tu m’aimes aussi ?… Depuis quand m’aimes-tu ?

MÉLISANDE : Depuis toujours… Depuis que je t’ai vu…

PELLÉAS : Oh ! comme tu dis cela !… On dirait que ta voix a passé sur la mer du printemps !… je ne l’ai jamais entendue jusqu’ici… on dirait qu’il a plu sur mon cœur ! Tu dis cela si franchement !… Comme un ange qu’on interroge !… Je ne puis pas le croire, Mélisande !… Pourquoi m’aimerais-tu ? – Mais pourquoi m’aimes-tu ? – Est-ce vrai ce que tu dis ? – Tu ne me trompes pas ? – Tu ne mens pas un peu, pour me faire sourire ?…

MÉLISANDE : Non ; je ne mens jamais ; je ne mens qu’à ton frère…

PELLÉAS : Oh ! comme tu dis cela !… Ta voix ! ta voix… Elle est plus fraîche et plus franche que l’eau !… On dirait de l’eau pure sur mes mains… Donne-moi, donne-moi tes mains… Oh ! tes mains sont petites !… Je ne savais pas que tu étais si belle !… Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau, avant toi… J’étais inquiet, je cherchais partout dans la maison… je cherchais partout dans la campagne… Et je ne trouvais pas la beauté… Et maintenant je t’ai trouvée !… Je t’ai trouvée !… Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre une femme plus belle !… Où es-tu ? – Je ne t’entends plus respirer…

MÉLISANDE : C’est que je regarde…

PELLÉAS : Pourquoi me regardes-tu si gravement ? – Nous sommes déjà dans l’ombre. – Il fait trop noir sous cet arbre. Viens dans le lumière. Nous ne pouvons pas combien nous sommes heureux. Viens, viens ; il nous reste si peu de temps…

MÉLISANDE : Non, non ; restons ici… Je suis plus près de toi dans l’obscurité…

PELLÉAS : Où sont tes yeux ? – Tu ne vas pas me fuir ? – Tu ne songes pas à moi en ce moment.

MÉLISANDE : Mais si, mais si, je ne songe qu’à toi…

PELLÉAS : Tu regardais ailleurs…

MÉLISANDE : Je te voyais ailleurs…

PELLÉAS : Tu es distraite… Qu’as-tu donc ? – Tu ne me sembles pas heureuse…

MÉLISANDE : Si, si ; je suis heureuse, mais je suis triste…

PELLÉAS : On est triste, souvent, quand on s’aime…

MÉLISANDE : Je pleure toujours lorsque je songe à toi…

PELLÉAS : Moi aussi… moi aussi, Mélisande… Je suis tout près de toi ; je pleure de joie et cependant… (Il l’embrasse encore.) – Tu es étrange quand je t’embrasse ainsi… Tu es si belle qu’on dirait que tu vas mourir…

MÉLISANDE : Toi aussi…

PELLÉAS : Voilà, voilà… Nous ne faisons pas ce que nous voulons… Je ne t’aimais pas la première fois que je t’ai vue…

MÉLISANDE : Moi non plus… J’avais peur…

PELLÉAS : Je ne pouvais pas regarder tes yeux… Je voulais m’en aller tout de suite… et puis…

MÉLISANDE : Moi, je ne voulais pas venir… Je ne sais pas encore pourquoi, j’avais peur de venir…

PELLÉAS : Il y a tant de choses qu’on ne saura jamais… Nous attendons toujours ; et puis… Quel est ce bruit ? – On ferme les portes…

MÉLISANDE : Oui, on a fermé les portes…

PELLÉAS : Nous ne pouvons plus rentrer ! – Entends-tu les verrous ! – Écoute ! écoute !… les grandes chaînes !… Il est trop tard, il est trop tard !…

MÉLISANDE : Tant mieux ! tant mieux ! tant mieux !

PELLÉAS : Tu ?… Voilà, voilà !… Ce n’est plus nous qui le voulons !… Tout est perdu, tout est sauvé ! tout est sauvé ce soir ! – Viens ! viens… Mon cœur bat comme un fou jusqu’au fond de ma gorge… (Il l’enlace.) Écoute ! écoute ! mon cœur est sur le point de m’étrangler… Viens ! Viens !… Ah ! qu’il fait beau dans les ténèbres !…

MÉLISANDE : Il y a quelqu’un derrière nous !…

PELLÉAS : Je ne vois personne…

MÉLISANDE : J’ai entendu du bruit…

PELLÉAS : Je n’entends que ton cœur dans l’obscurité…

MÉLISANDE : J’ai entendu craquer les feuilles mortes…

PELLÉAS : C’est le vent qui s’est tu tout à coup… Il est tombé pendant que nous nous embrassions…

MÉLISANDE : Comme nos ombres sont grandes ce soir !…

PELLÉAS : Elles s’enlacent jusqu’au fond du jardin… Oh ! qu’elles s’embrassent loin de nous !… Regarde ! Regarde !…

MÉLISANDE, d’une voix étouffée : A-a-h ! – Il est derrière un arbre !

PELLÉAS : Qui ?

MÉLISANDE : Golaud !

PELLÉAS : Golaud ? – où donc ? – je ne vois rien…

MÉLISANDE : Là… au bout de nos ombres…

PELLÉAS : Oui, oui ; je l’ai vu… Ne nous retournons pas brusquement…

MÉLISANDE : Il a son épée…

PELLÉAS : Je n’ai pas la mienne…

MÉLISANDE : Il a vu que nous nous embrassions…

PELLÉAS : Il ne sait pas que nous l’avons vu… Ne bouge pas ; ne tourne pas la tête… Il se précipiterait… Il restera là tant qu’il croira que nous ne savons pas… Il nous observe… Il est encore immobile… Va-t’en, va-t’en tout de suite par ici… Je l’attendrai… Je l’arrêterai…

MÉLISANDE : Non, non, non !…

PELLÉAS : Va-t’en ! va-t’en ! Il a tout vu !… Il nous tuera !…

MÉLISANDE : Tant mieux ! tant mieux ! tant mieux !…

PELLÉAS : Il vient ! il vient !… Ta bouche !… Ta bouche !…

MÉLISANDE : Oui !… oui !… oui !…

Ils s’embrassent éperdument.

PELLÉAS : Oh ! oh ! Toutes les étoile tombent !…

MÉLISANDE : Sur moi aussi ! sur moi aussi !…

PELLÉAS : Encore ! Encore !… donne ! donne !…

MÉLISANDE : Toute ! toute ! toute !…

Golaud se précipite sur eux l’épée à la main, et frappe Pelléas, qui tombe au bord de la fontaine. Mélisande fuit épouvantée.

MÉLISANDE, fuyant : Oh ! oh ! Je n’ai pas de courage !… Je n’ai pas de courage !…

Golaud la poursuit à travers le bois, en silence.

ACTE CINQUIÈME

SCÈNE I

 

Une salle basse dans le château.

On découvre les servantes assemblées, tandis qu’au dehors des enfants jouent devant un des soupiraux de la salle.

UNE VIEILLE SERVANTE : Vous verrez, vous verrez, mes filles ; ce sera pour ce soir. – On nous préviendra tout à l’heure…

UNE AUTRE SERVANTE : Ils ne savent plus ce qu’ils font…

TROISIÈME SERVANTE : Attendons ici…

QUATRIÈME SERVANTE : Nous saurons bien quand il faudra monter…

CINQUIÈME SERVANTE : Quand le moment sera venu, nous monterons de nous-mêmes…

SIXIÈME SERVANTE : On n’entend plus aucun bruit dans la maison…

SEPTIÈME SERVANTE : Il faudrait faire taire les enfants qui jouent devant le soupirail.

HUITIÈME SERVANTE : Ils se tairont d’eux-mêmes tout à l’heure.

NEUVIÈME SERVANTE : Le moment n’est pas encore venu…

Entre une vieille servante.

LA VIEILLE SERVANTE : Personne ne peut plus entrer dans la chambre. J’ai écouté plus d’une heure… On entendrait marcher les mouches sur les portes… Je n’ai rien entendu…

PREMIÈRE SERVANTE : Est-ce qu’on l’a laissée seule dans la chambre ?

LA VIEILLE SERVANTE : Non, non ; je crois que la chambre est pleine de monde.

PREMIÈRE SERVANTE : On viendra, on viendra, tout à l’heure…

LA VIEILLE SERVANTE : Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ce n’est pas le bonheur qui est entré dans la maison… On ne peut pas parler, mais si je pouvais dire ce que je sais…

DEUXIÈME SERVANTE : C’est vous qui les avez trouvés devant la porte ?

LA VIEILLE SERVANTE : Mais oui, mais oui ; c’est moi qui les ai trouvés.