Gliddon lui donna donc le bras et le
conduisit vers un bon fauteuil, en face du feu ; pendant ce
temps-là, le docteur sonnait et demandait le vin et les
cigares.
La conversation s’anima bientôt. On exprima, cela va sans dire,
une grande curiosité relativement au fait quelque peu singulier
d’Allamistakeo resté vivant.
– J’aurais pensé, – dit M. Buckingham, – qu’il y avait déjà beau
temps que vous étiez mort.
– Comment ! – répliqua le comte très-étonné, – je n’ai
guère plus de sept cents ans ! Mon père en a vécu mille, et il
ne radotait pas le moins du monde quand il est mort.
Il s’ensuivit une série étourdissante de questions et de calculs
par lesquels on découvrit que l’antiquité de la momie avait été
très-grossièrement estimée. Il y avait cinq mille cinquante ans et
quelques mois qu’elle avait été déposée dans les catacombes
d’Éleithias.
– Mais ma remarque, – reprit M. Buckingham, – n’avait pas trait
à votre âge à l’époque de votre ensevelissement (je ne demande pas
mieux que d’accorder que vous êtes encore un jeune homme), et
j’entendais parler de l’immensité de temps pendant lequel, d’après
votre propre explication, vous êtes resté confit dans
l’asphalte.
– Dans quoi ? – dit le comte.
– Dans l’asphalte, – persista M. Buckingham.
– Ah ! oui ; j’ai comme une idée vague de ce que vous
voulez dire ; – en effet, cela pourrait réussir, – mais, de
mon temps, nous n’employions guère autre chose que le bichlorure de
mercure.
– Mais ce qu’il nous est particulièrement impossible de
comprendre, – dit le docteur Ponnonner –, c’est comment il se fait
qu’étant mort et ayant été enseveli en Égypte, il y a cinq mille
ans, vous soyez aujourd’hui parfaitement vivant, et avec un air de
santé admirable.
– Si à cette époque j’étais mort, comme vous dites – répliqua le
comte, – il est plus que probable que mort je serais resté ;
car je m’aperçois que vous en êtes encore à l’enfance du
galvanisme, et que vous ne pouvez pas accomplir par cet agent ce
qui, dans le vieux temps, était chez nous chose vulgaire. Mais le
fait est que j’étais tombé en catalepsie, et que mes meilleurs amis
jugèrent que j’étais mort, ou que je devais être mort ; c’est
pourquoi ils m’embaumèrent tout de suite. – Je présume que vous
connaissez le principe capital de l’embaumement ?
– Mais pas le moins du monde.
– Ah ! je conçois ; – déplorable condition de
l’ignorance ! Je ne puis donc pour le moment entrer dans aucun
détail à ce sujet ; mais il est indispensable que je vous
explique qu’en Égypte embaumer, à proprement parler, était
suspendre indéfiniment toutes les fonctions animales soumises au
procédé. Je me sers du terme animal dans son sens le plus large,
comme impliquant l’être moral et vital aussi bien que l’être
physique. Je répète que le premier principe de l’embaumement
consistait, chez nous, à arrêter immédiatement et à tenir
perpétuellement en suspens toutes les fonctions animales soumises
au procédé. Enfin, pour être bref, dans quelque état que se trouvât
l’individu à l’époque de l’embaumement, il restait dans cet état.
Maintenant, comme j’ai le bonheur d’être du sang du Scarabée, je
fus embaumé vivant, tel que vous me voyez présentement.
– Le sang du Scarabée ! – s’écria le docteur Ponnonner.
– Oui. Le Scarabée était l’emblème, les armes d’une famille
patricienne très-distinguée et peu nombreuse. Être du sang du
Scarabée, c’est simplement être de la famille dont le Scarabée est
l’emblème. Je parle figurativement.
– Mais qu’a cela de commun avec le fait de votre existence
actuelle ?
– Eh bien, c’était la coutume générale en Égypte, avant
d’embaumer un cadavre, de lui enlever les intestins et la
cervelle ; la race des Scarabées seule n’était pas sujette à
cette coutume. Si donc je n’avais pas été un Scarabée, j’eusse été
privé de mes boyaux et de ma cervelle, et sans ces deux viscères,
vivre n’est pas chose commode.
– Je comprends cela, – dit M. Buckingham, et je présume que
toutes les momies qui nous parviennent entières sont de la race des
Scarabées.
– Sans aucun doute.
– Je croyais, – dit M. Gliddon très-timidement, que le Scarabée
était un des Dieux Égyptiens.
– Un des quoi Égyptiens ? – s’écria la momie, sautant sur
ses pieds.
– Un des Dieux, – répéta le voyageur.
– Monsieur Gliddon, je suis réellement étonné de vous entendre
parler de la sorte, – dit le comte en se rasseyant. – Aucune nation
sur la face de la terre n’a jamais reconnu plus d’un Dieu. Le
Scarabée, l’Ibis, etc., étaient pour nous (ce que d’autres
créatures ont été pour d’autres nations) les symboles, les
intermédiaires par lesquels nous offrions le culte au Créateur,
trop auguste pour être approché directement.
Ici, il se fit une pause. À la longue, l’entretien fut repris
par le docteur Ponnonner.
– Il n’est donc pas improbable, d’après vos explications, –
dit-il, – qu’il puisse exister, dans les catacombes qui sont près
du Nil, d’autres momies de la race du Scarabée dans de semblables
conditions de vitalité ?
– Cela ne peut pas faire l’objet d’une question, – répliqua le
comte ; – tous les Scarabées qui par accident ont été embaumés
vivants sont vivants. Quelques-uns même de ceux qui ont été ainsi
embaumés à dessein peuvent avoir été oubliés par leurs exécuteurs
testamentaires et sont encore dans leurs tombes.
– Seriez-vous assez bon, – dis-je, – pour expliquer ce que vous
entendez par embaumés ainsi à dessein ?
– Avec le plus grand plaisir, – répliqua la momie, après m’avoir
considéré à loisir à travers son lorgnon ; car c’était la
première fois que je me hasardais à lui adresser directement une
question.
– Avec le plus grand plaisir, – dit-elle. – La durée ordinaire
de la vie humaine, de mon temps, était de huit cents ans environ.
Peu d’hommes mouraient, sauf par suite d’accidents
très-extraordinaires, avant l’âge de six cents ; très-peu
vivaient plus de dix siècles ; mais huit siècles étaient
considérés comme le terme naturel. Après la découverte du principe
de l’embaumement, tel que je vous l’ai expliqué, il vint à l’esprit
de nos philosophes qu’on pourrait satisfaire une louable curiosité,
et en même temps servir considérablement les intérêts de la
science, en morcelant la durée moyenne et en vivant cette vie
naturelle par acomptes. Relativement à la science historique,
l’expérience a démontré qu’il y avait quelque chose à faire dans ce
sens, quelque chose d’indispensable. Un historien, par exemple,
ayant atteint l’âge de cinq cents ans, écrivait un livre avec le
plus grand soin ; puis il se faisait soigneusement embaumer,
laissant commission à ses exécuteurs testamentaires pro tempore de
le ressusciter après un certain laps de temps, – mettons cinq ou
six cents ans. Rentrant dans la vie à l’expiration de cette époque,
il trouvait invariablement son grand ouvrage converti en une espèce
de cahier de notes accumulées au hasard, – c’est-à-dire en une
sorte d’arène littéraire ouverte aux conjectures contradictoires,
aux énigmes et aux chamailleries personnelles de toutes les bandes
de commentateurs exaspérés. Ces conjectures, ces énigmes qui
passaient sous le nom d’annotations ou corrections, avaient si
complètement enveloppé, torturé, écrasé le texte, que l’auteur
était réduit à fureter partout dans ce fouillis avec une lanterne
pour découvrir son propre livre. Mais, une fois retrouvé, ce pauvre
livre ne valait jamais les peines que l’auteur avait prises pour le
ravoir. Après l’avoir récrit d’un bout à l’autre, il restait encore
une besogne pour l’historien, un devoir impérieux : c’était de
corriger, d’après sa science et son expérience personnelles, les
traditions du jour concernant l’époque dans laquelle il avait
primitivement vécu. Or, ce procédé de recomposition et de
rectification personnelle, poursuivi de temps à autre par
différents sages, avait pour résultat d’empêcher notre histoire de
dégénérer en une pure fable.
– Je vous demande pardon, – dit alors le docteur Ponnonner, –
posant doucement sa main sur le bras de l’Égyptien, je vous demande
pardon, monsieur, mais puis-je me permettre de vous interrompre
pour un moment ?
– Parfaitement, monsieur, – répliqua le comte en s’écartant un
peu.
– Je désirais simplement vous faire une question, – dit le
docteur.
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