Le palais lui-même, autant qu’il pouvait se rappeler, avait,
dans un sens seulement, deux milles de long, et pouvait bien avoir
en tout sept milles de circuit. Ses murs étaient richement décorés
en dedans et en dehors de peintures hiéroglyphiques. Il ne
prétendait pas affirmer qu’on aurait pu bâtir entre ses murs
cinquante ou soixante des Capitoles du docteur ; mais il ne
lui était pas démontré que deux ou trois cents n’eussent pas pu y
être empilés sans trop d’embarras. Ce palais de Carnac était une
insignifiante petite bâtisse, après tout. Le comte, néanmoins, ne
pouvait pas, en stricte conscience, se refuser à reconnaître le
style ingénieux, la magnificence et la supériorité de la fontaine
du Jeu de boule, telle que le docteur l’avait décrite. Rien de
semblable, il était forcé de l’avouer, n’avait jamais été vu en
Égypte ni ailleurs.
Je demandai alors au comte ce qu’il pensait de nos chemins de
fer.
– Rien de particulier, – dit-il. – Ils sont un peu faibles,
assez mal conçus et grossièrement assemblés. Ils ne peuvent donc
pas être comparés aux vastes chaussées à rainures de fer,
horizontales et directes, sur lesquelles les Égyptiens
transportaient des temples entiers et des obélisques massifs de
cent cinquante pieds de haut.
Je lui parlai de nos gigantesques forces mécaniques. Il convint
que nous savions faire quelque chose dans ce genre, mais il me
demanda comment nous nous y serions pris pour dresser les impostes
sur les linteaux du plus petit palais de Carnac.
Je jugeai à propos de ne pas entendre cette question, et je lui
demandai s’il avait quelque idée des puits artésiens ; mais il
releva simplement les sourcils, pendant que M. Gliddon me faisait
un clignement d’yeux très-prononcé, et me disait à voix basse que
les ingénieurs chargés de forer le terrain pour trouver de l’eau
dans la Grande Oasis en avaient découvert un tout récemment.
Alors, je citai nos aciers ; mais l’étranger leva le nez,
et me demanda si notre acier aurait jamais pu exécuter les
sculptures si vives et si nettes qui décorent les obélisques, et
qui avaient été entièrement exécutées avec des outils de
cuivre.
Cela nous déconcerta si fort, que nous jugeâmes à propos de
faire une diversion sur la métaphysique. Nous envoyâmes chercher un
exemplaire d’un ouvrage qui s’appelle le Dial, et nous en lûmes un
chapitre ou deux sur un sujet qui n’est pas très-clair mais que les
gens de Boston définissent : le Grand Mouvement ou Progrès.
Le comte dit simplement que, de son temps, les grands mouvements
étaient choses terriblement communes, et que, quant au progrès, il
fut à une certaine époque une vraie calamité, mais ne progressa
jamais.
Nous parlâmes alors de la grande beauté et de l’importance de la
Démocratie, et nous eûmes beaucoup de peine à bien faire comprendre
au comte la nature positive des avantages dont nous jouissions en
vivant dans un pays où le suffrage était ad libitum, et où il n’y
avait pas de roi.
Il nous écouta avec un intérêt marqué, et, en somme, il parut
réellement s’amuser. Quand nous eûmes fini, il nous dit qu’il
s’était passé là-bas, il y avait déjà bien longtemps, quelque chose
de tout à fait semblable. Treize provinces égyptiennes résolurent
tout d’un coup d’être libres, et de donner ainsi un magnifique
exemple au reste de l’humanité. Elles rassemblèrent leurs sages, et
brassèrent la plus ingénieuse constitution qu’il est possible
d’imaginer. Pendant quelque temps, tout alla le mieux du
monde ; seulement, il y avait là des habitudes de blague qui
étaient quelque chose de prodigieux. La chose néanmoins finit ainsi
: les treize États, avec quelque chose comme quinze ou vingt
autres, se consolidèrent dans le plus odieux et le plus
insupportable despotisme dont on ait jamais ouï parler sur la face
du globe.
Je demandai quel était le nom du tyran usurpateur.
Autant que le comte pouvait se le rappeler, ce tyran se nommait
: La Canaille.
Ne sachant que dire à cela, j’élevai la voix, et je déplorai
l’ignorance des Égyptiens relativement à la vapeur.
Le comte me regarda avec beaucoup d’étonnement, mais ne répondit
rien. Le gentleman silencieux me donna toutefois un violent coup de
coude dans les côtes, – me dit que je m’étais suffisamment
compromis pour une fois, – et me demanda si j’étais réellement
assez innocent pour ignorer que la machine à vapeur moderne
descendait de l’invention de Héro en passant par Salomon de
Caus.
Nous étions pour lors en grand danger d’être battus ; mais
notre bonne étoile fit que le docteur Ponnonner, s’étant rallié,
accourut à notre secours, et demanda si la nation égyptienne
prétendait sérieusement rivaliser avec les modernes dans l’article
de la toilette, si important et si compliqué.
À ce mot, le comte jeta un regard sur les sous-pieds de son
pantalon ; puis, prenant par le bout une des basques de son
habit, il l’examina curieusement pendant quelques minutes. À la
fin, il la laissa retomber, et sa bouche s’étendit graduellement
d’une oreille à l’autre ; mais je ne me rappelle pas qu’il ait
dit quoi que ce soit en manière de réplique.
Là-dessus, nous recouvrâmes nos esprits, et le docteur,
s’approchant de la momie d’un air plein de dignité, la pria de dire
avec candeur, sur son honneur de gentleman, si les Égyptiens
avaient compris, à une époque quelconque, la fabrication soit des
pastilles de Ponnonner, soit des pilules de Brandreth.
Nous attendions la réponse dans une profonde anxiété, – mais
bien inutilement. Cette réponse n’arrivait pas. L’Égyptien rougit
et baissa la tête. Jamais triomphe ne fut plus complet ;
jamais défaite ne fut supportée de plus mauvaise grâce. Je ne
pouvais vraiment pas endurer le spectacle de l’humiliation de la
pauvre momie. Je pris mon chapeau, je la saluai avec un certain
embarras, et je pris congé.
En rentrant chez moi, je m’aperçus qu’il était quatre heures
passées, et je me mis immédiatement au lit. Il est maintenant dix
heures du matin. Je suis levé depuis sept, et j’écris ces notes
pour l’instruction de ma famille et de l’humanité. Quant à la
première, je ne la verrai plus. Ma femme est une mégère. La vérité
est que cette vie et généralement tout le dix-neuvième siècle me
donnent des nausées. Je suis convaincu que tout va de travers. En
outre, je suis anxieux de savoir qui sera élu Président en 2045.
C’est pourquoi, une fois rasé et mon café avalé, je vais tomber
chez Ponnonner, et je me fais embaumer pour une couple de
siècles.
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