Chacun sait que, pour embarrasser les fortes têtes, le meilleur moyen est de choisir un mot très-vulgaire, et de comploter des phrases qui jettent l’Œdipe de salon à mille lieues de chacune de ses pensées.

Ce jeu remplace difficilement le lansquenet ou le creps, mais il est peu dispendieux.

Le mot MAL a été promu à l’état de Sphinx. Chacun s’est promis de vous dérouter.

Le mot, entre autres acceptions, a celle de mal, substantif qui signifie, en esthétique, le contraire du bien ;

De mal, substantif qui prend mille expressions pathologiques ;

Puis malle, la voiture du gouvernement ;

Et enfin malle, ce coffre, varié de forme, à tous crins, à toutes peaux, à oreilles, qui marche rapidement, car il sert à emporter les effets de voyage, dirait un homme de l’école de Delille.

Pour vous, homme d’esprit, le Sphinx déploie ses coquetteries, il étend ses ailes, les replie ; il vous montre ses pattes de lion, sa gorge de femme, ses reins de cheval, sa tête intelligente ; il agite ses bandelettes sacrées, il se pose et s’envole, revient et s’en va, balaie la place de sa queue redoutable ; il fait briller ses griffes, il les rentre ; il sourit, il frétille, il murmure ; il a des regards d’enfant joyeux, de matrone grave ; il est surtout moqueur.

— Je l’aime d’amour.

— Je l’aime chronique.

— Je l’aime à crinière fournie.

— Je l’aime à secret.

— Je l’aime dévoilé.

— Je l’aime à cheval.

— Je l’aime comme venant de Dieu, a dit madame Deschars.

— Comment l’aimes-tu ? dites-vous à votre femme.

— Je l’aime légitime.

La réponse de votre femme est incomprise, et vous envoie promener dans les champs constellés de l’infini, où l’esprit, ébloui par la multitude des créations, ne peut rien choisir.

On le place

— Dans une remise.

— Au grenier.

— Dans un bateau à vapeur.

— Dans la presse.

— Dans une charrette.

— Dans les bagnes.

— Aux oreilles.

— En boutique.

Votre femme vous dit en dernier : — Dans mon lit.

Vous y étiez, mais ne savez aucun mot qui aille à cette réponse, madame Deschars n’ayant pu rien permettre d’indécent.

— Qu’en fais-tu ?

— Mon seul bonheur, dit votre femme après les réponses de chacun, qui toutes vous ont fait parcourir le monde entier des suppositions linguistiques.

Cette réponse frappe tout le monde, et vous particulièrement ; aussi vous obstinez-vous à chercher le sens de cette réponse.

Vous pensez à la bouteille d’eau chaude enveloppée de linge que votre femme fait mettre à ses pieds dans les grands froids,

A la bassinoire, surtout !...

A son bonnet,

A son mouchoir,

Au papier de ses papillotes,

A l’ourlet de sa chemise,

A sa broderie,

A sa camisole,

A votre foulard,

A l’oreiller,

A la table de nuit, où vous ne trouverez rien de convenable.

Enfin, comme le plus grand bonheur des répondants est de voir leur Œdipe mystifié, que chaque mot donné pour le vrai les jette en des accès de rire, les hommes supérieurs aiment mieux, en ne voyant cadrer aucun mot à toutes les explications, s’avouer vaincus que de dire inutilement trois substantifs. D’après la loi de ce jeu innocent, vous êtes condamné à retourner dans le salon après avoir donné un gage ; mais vous êtes si excessivement intrigué par les réponses de votre femme, que vous demandez le mot.

— Mal, vous crie une petite fille.

Vous comprenez tout, moins les réponses de votre femme : elle n’a pas joué le jeu.

Madame Deschars, ni aucune des jeunes femmes, n’a compris.

On a triché.

Vous vous révoltez, il y a émeute de petites filles, de jeunes femmes. On cherche, on s’intrigue. Vous voulez une explication, et chacun partage votre désir.

— Dans quelle acception as-tu donc pris ce mot, ma chère ? demandez-vous à Caroline.

— Eh ! bien, mâle !

Madame Deschars se pince les lèvres et manifeste le plus grand mécontentement ; les jeunes femmes rougissent et baissent les yeux ; les petites filles agrandissent les leurs, se poussent les coudes et ouvrent les oreilles.

Vous restez les pieds cloués sur le tapis et vous avez tant de sel dans la gorge que vous croyez à une répétition inverse de l’accident qui délivra Loth de sa femme.

Vous apercevez une vie infernale : le monde est impossible. Rester chez vous avec cette triomphante bêtise, autant aller au bagne.

AXIOME.

Les supplices moraux surpassent les douleurs physiques de toute la hauteur qui existe entre l’âme et le corps.

 

Vous renoncez à éclairer votre femme.

Caroline est une seconde édition de Nabuchodonosor, car un jour, de même que la chrysalide royale, elle passera du velu de la bête à la férocité de la pourpre impériale.

LES ATTENTIONS D’UNE JEUNE FEMME.

Au nombre des délicieuses joyeusetés de la vie de garçon, tout homme compte l’indépendance de son lever. Les fantaisies du réveil compensent les tristesses du coucher. Un garçon se tourne et se retourne dans son lit ; il peut bâiller à faire croire qu’il se commet des meurtres, crier à faire croire qu’il se commet des joies excessives.

Il peut manquer à ses serments de la veille, laisser brûler son feu allumé dans sa cheminée et sa bougie dans les bobèches, enfin se rendormir malgré des travaux pressés.

Il peut maudire ses bottes prêtes qui lui tendent leurs bouches noires et qui hérissent leurs oreilles,

Ne pas voir les crochets d’acier qui brillent éclairés par un rayon de soleil filtré à travers les rideaux,

Se refuser aux réquisitions sonores de la pendule obstinée,

S’enfoncer dans sa ruelle en se disant : — Hier, oui, hier c’était bien pressé, mais aujourd’hui, ce ne l’est plus. HIER est un fou, AUJOURD’HUI est le sage ; il existe entre eux deux la nuit qui porte conseil, la nuit qui éclaire... Je devrais y aller, je devrais faire, j’ai promis... Je suis un lâche... ; mais comment résister aux ouates de mon lit ? J’ai les pieds mous, je dois être malade, je suis trop heureux... Je veux revoir les horizons impossibles de mon rêve, et mes femmes sans talons, et ces figures ailées et ces natures complaisantes. Enfin, j’ai trouvé le grain de sel à mettre sur la queue de cet oiseau qui s’envolait toujours. Cette coquette a les pieds pris dans la glu, je la tiens...

Votre domestique lit vos journaux, il entr’ouvre vos lettres, il vous laisse tranquille. Et vous vous rendormez bercé par le bruit vague des premières voitures. Ces terribles, ces pétulantes, ces vives voitures chargées de viande, ces charrettes à mamelles de fer-blanc pleines de lait, et qui font des tapages infernaux, qui brisent les pavés, elles roulent sur du coton, elles vous rappellent vaguement l’orchestre de Napoléon Musard. Quand votre maison tremble dans ses membrures et s’agite sur sa quille, vous vous croyez comme un marin bercé par le zéphyr.

Toutes ces joies, vous seul les faites finir en jetant votre foulard comme on tortille sa serviette après le dîner, en vous dressant sur votre... ah ! cela s’appelle votre séant. Et vous vous grondez vous-même en vous disant quelque dureté, comme : — Ah ! ventrebleu ! il faut se lever. —Chasseur diligent, — mon ami, qui veut faire fortune doit se lever matin, —tu es un drôle, un paresseux.

Vous restez sur ce temps. Vous regardez votre chambre, vous rassemblez vos idées. Enfin, vous sautez hors du lit,

Spontanément !

Avec courage !

Par votre propre vouloir !

Vous allez au feu, vous consultez la plus complaisante de toutes les pendules, vous interjetez des espérances ainsi conçues :

— Chose est paresseux, je le trouverai bien encore !

— Je vais courir.

— Je le rattraperai, s’il est sorti.

— On m’aura bien attendu.

— Il y a un quart d’heure de grâce dans tous les rendez-vous, même entre débiteur et créancier.

Vous mettez vos bottes avec fureur, vous vous habillez comme quand vous avez peur d’être surpris peu vêtu, vous avez les plaisirs de la hâte, vous interpellez vos boutons ; enfin, vous sortez comme un vainqueur, sifflotant, brandissant votre canne, secouant les oreilles, galopant.

— Après tout, dites-vous, vous n’avez de compte à rendre à personne, vous êtes votre maître !

Toi, pauvre homme marié, tu as fait la sottise de dire à ta femme : — Ma bonne, demain... (quelquefois elle le sait deux jours à l’avance), je dois me lever de grand matin.

Malheureux Adolphe, vous avez surtout prouvé la gravité de ce rendez-vous : — Il s’agit de... et de... et encore de..., enfin de...

Deux heures avant le jour, Caroline vous réveille tout doucement, et vous dit tout doucement :

— Mon ami, mon ami !...

— Quoi ? le feu, le...

— Non, dors, je me suis trompée, l’aiguille était là, tiens ! Il n’est que quatre heures, tu as encore deux heures à dormir.

Dire à un homme : vous n’avez plus que deux heures à dormir, n’est-ce pas, en petit, comme quand on dit à un criminel : Il est cinq heures du matin, ce sera pour sept heures et demie ? Ce sommeil est troublé par une pensée grise, ailée qui vient se cogner aux vitres de votre cervelle, à la façon des chauves-souris.

Une femme est alors exacte comme un démon venant réclamer une âme qui lui a été vendue. Quand cinq heures sonnent, la voix de votre femme, hélas ! trop connue, résonne dans votre oreille ; elle accompagne le timbre, et vous dit avec une atroce douceur : — Adolphe, voilà cinq heures, lève-toi, mon ami.

— Ouhouhi... Ououhoin...

— Adolphe, tu manqueras ton affaire, c’est toi-même qui l’as dit.

— Ououhouin, ouhouhi...

Vous vous roulez la tête avec désespoir.

— Allons, mon ami, je t’ai tout apprêté hier... Mon chat, tu dois partir ; veux-tu manquer le rendez-vous ? Allons donc, lève-toi donc, Adolphe ! va-t’en. Voilà le jour.

Caroline se lève en rejetant les couvertures : elle tient à vous montrer qu’elle peut se lever, sans barguigner. Elle va ouvrir les volets, elle introduit le soleil, l’air du matin, le bruit de la rue.