Enfin, tout le monde sait que Rousseau a dit : « Il faut toujours un temps de libertinage, ou dans un état ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard. »
Or, quelle est la mère de famille qui exposerait le bonheur de sa fille aux hasards de cette fermentation quand elle n’a pas eu lieu ?
D’ailleurs, qu’est-il besoin de justifier un fait sous l’empire duquel existent toutes les sociétés ? N’y a-t-il pas en tous pays, comme nous l’avons démontré, une immense quantité d’hommes qui vivent le plus honnêtement possible hors du célibat et du mariage ?
— Ces hommes ne peuvent-ils pas, dira toujours la dévote, rester dans la continence comme les prêtres ?
D’accord, madame.
Cependant nous ferons observer que le vœu de chasteté est une des plus fortes exceptions de l’état naturel nécessitées par la société ; que la continence est le grand point de la profession du prêtre ; qu’il doit être chaste comme le médecin est insensible aux maux physiques, comme le notaire et l’avoué le sont à la misère qui leur développe ses plaies, comme le militaire l’est à la mort qui l’environne sur un champ de bataille. De ce que les besoins de la civilisation ossifient certaines fibres du cœur et forment des calus sur certaines membranes qui doivent résonner, il n’en faut pas conclure que tous les hommes soient tenus de subir ces morts partielles et exceptionnelles de l’âme. Ce serait conduire le genre humain à un exécrable suicide moral.
Mais qu’il se produise cependant au sein du salon le plus janséniste possible un jeune homme de vingt-huit ans qui ait bien précieusement gardé sa robe d’innocence et qui soit aussi vierge que les coqs de bruyère dont se festoient les gourmets, ne voyez-vous pas d’ici la femme vertueuse la plus austère lui adressant quelque compliment bien amer sur son courage, le magistrat le plus sévère qui soit monté sur le siége hochant la tête et souriant, et toutes les dames se cachant pour ne pas lui laisser entendre leurs rires ? L’héroïque et introuvable victime se retire-t-elle du salon, quel déluge de plaisanteries pleut sur sa tête innocente !... Combien d’insultes ! Qu’y a-t-il de plus houleux en France que l’impuissance, que la froideur, que l’absence de toute passion, que la niaiserie ?
Le seul roi de France qui n’étoufferait pas de rire serait peut-être Louis XIII ; mais quant à son vert-galant de père, il aurait peut-être banni un tel jouvenceau, soit en l’accusant de n’être pas Français, soit en le croyant d’un dangereux exemple.
Étrange contradiction ! Un jeune homme est également blâmé s’il passe sa vie en terre sainte, pour nous servir d’une expression de la vie de garçon ! Serait-ce par hasard au profit des femmes honnêtes que les préfets de police et les maires ont de tout temps ordonné aux passions publiques de ne commencer qu’à la nuit tombante et de cesser à onze heures du soir ?
Où voulez-vous donc que notre masse de célibataires jette sa gourme ? Et qui trompe-t-on donc ici ? comme demande Figaro. Est-ce les gouvernants ou les gouvernés ? L’ordre social est-il comme ces petits garçons qui se bouchent les oreilles au spectacle pour ne pas entendre les coups de fusil ? A-t-il peur de sonder sa plaie ? ou serait-il reconnu que ce mal est sans remède et qu’il faut laisser aller les choses ? Mais il y a ici une question de législation, car il est impossible d’échapper au dilemme matériel et social qui résulte de ce bilan de la vertu publique en fait de mariage. Il ne nous appartient pas de résoudre cette difficulté ; cependant supposons un moment que pour préserver tant de familles, tant de femmes, tant de filles honnêtes, la Société se vît contrainte de donner à des cœurs patentés le droit de satisfaire aux célibataires : nos lois ne devraient-elles pas alors ériger en corps de métier ces espèces de Décius femelles qui se dévouent pour la république et font aux familles honnêtes un rempart de leurs corps ? Les législateurs ont bien eu tort de dédaigner jusqu’ici de régler le sort des courtisanes.
XXIII.
La courtisane est une institution si elle est un besoin.
Cette question est hérissée de tant de si et de mais, que nous la léguons à nos neveux ; il faut leur laisser quelque chose à faire. D’ailleurs elle est tout à fait accidentelle dans cet ouvrage ; car aujourd’hui, plus qu’en aucun temps, la sensibilité s’est développée ; à aucune époque il n’y a eu autant de mœurs, parce qu’on n’a jamais si bien senti que le plaisir vient du cœur. Or, quel est l’homme à sentiment, le célibataire qui, en présence de quatre cent mille jeunes et jolies femmes parées des splendeurs de la fortune et des grâces de l’esprit, riches des trésors de la coquetterie et prodigues de bonheur, voudraient aller.. ? Fi donc !
Mettons pour nos futurs législateurs, sous des formes claires et brèves, le résultat de ces dernières années.
XXIV.
Dans l’ordre social, les abus inévitables sont des lois de la Nature d’après lesquelles l’homme doit concevoir ses lois civiles et politiques.
XXV.
L’adultère est une faillite, à cette différence près, dit Champfort, que c’est celui à qui l’on fait banqueroute qui est déshonoré.
En France, les lois sur l’adultère et sur les faillites ont besoin de grandes modifications. Sont-elles trop douces ? pèchent-elles par leurs principes ? Caveant consules !
Eh ! bien, courageux athlète, toi qui as pris pour ton compte la petite apostrophe que notre première Méditation adresse aux gens chargés d’une femme, qu’en dis-tu ? Espérons que ce coup d’œil jeté sur la question ne te fait pas trembler, que tu n’es pas un de ces hommes dont l’épine dorsale devient brûlante et dont le fluide nerveux se glace à l’aspect d’un précipice ou d’un boa constrictor ! Hé ! mon ami, qui a terre a guerre. Les hommes qui désirent ton argent sont encore bien plus nombreux que ceux qui désirent ta femme.
Après tout, les maris sont libres de prendre ces bagatelles pour des calculs, ou ces calculs pour des bagatelles. Ce qu’il y a de plus beau dans la vie, c’est les illusions de la vie. Ce qu’il y a de plus respectable, c’est nos croyances les plus futiles. N’existe-t-il pas beaucoup de gens dont les principes ne sont que des préjugés, et qui, n’ayant pas assez de force pour concevoir le bonheur et la vertu par eux-mêmes, acceptent une vertu et un bonheur tout faits de la main des législateurs ? Aussi ne nous adressons-nous qu’à tous ces Manfred qui, pour avoir relevé trop de robes, veulent lever tous les voiles dans les moments où une sorte de spleen moral les tourmente. Pour eux, maintenant la question est hardiment posée, et nous connaissons l’étendue du mal.
Il nous reste à examiner les chances générales qui se peuvent rencontrer dans le mariage de chaque homme, et le rendre moins fort dans le combat dont notre champion doit sortir vainqueur.
MÉDITATION V
DES PRÉDESTINÉS
Prédestiné signifie destiné par avance au bonheur ou au malheur. La Théologie s’est emparée de ce mot et l’emploie toujours pour désigner les bienheureux ; nous donnons à ce terme une signification fatale à nos élus, de qui l’on peut dire le contraire de ceux de l’Évangile. « Beaucoup d’appelés, beaucoup d’élus. »
L’expérience a démontré qu’il existait certaines classes d’hommes plus sujettes que les autres à certains malheurs : ainsi, de même les Gascons sont exagérés, les Parisiens vaniteux ; comme on voit l’apoplexie s’attaquer aux gens dont le cou est court, comme le charbon (sorte de peste) se jette de préférence sur les bouchers, la goutte sur les riches, la santé sur les pauvres, la surdité sur les rois, la paralysie sur les administrateurs, on a remarqué que certaines classes de maris étaient plus particulièrement victimes des passions illégitimes. Ces maris et leurs femmes accaparent les célibataires. C’est une aristocratie d’un autre genre. Si quelque lecteur se trouvait dans une de ces classes aristocratiques, il aura, nous l’espérons, assez de présence d’esprit, lui ou sa femme, pour se rappeler à l’instant l’axiome favori de la grammaire latine de Lhomond : Pas de règle sans exception. Un ami de la maison peut même citer ce vers :
La personne présente est toujours exceptée.
Et alors chacun d’eux aura, in petto, le droit de se croire une exception. Mais notre devoir, l’intérêt que nous portons aux maris et l’envie que nous avons de préserver tant de jeunes et jolies femmes des caprices et des malheurs que traîne à sa suite un amant, nous forcent à signaler par ordre les maris qui doivent se tenir plus particulièrement sur leurs gardes.
Dans ce dénombrement paraîtront les premiers tous les maris que leurs affaires, places ou fonctions chassent du logis à certaines heures et pendant un certain temps. Ceux-là porteront la bannière de la confrérie.
Parmi eux, nous distinguerons les magistrats, tant amovibles qu’inamovibles, obligés de rester au Palais pendant une grande partie de la journée ; les autres fonctionnaires trouvent quelquefois les moyens de quitter leurs bureaux ; mais un juge ou un procureur du roi, assis sur les lys, doit, pour ainsi dire, mourir pendant l’audience. Là est son champ de bataille.
Il en est de même des députés et des pairs qui discutent les lois, des ministres qui travaillent avec le roi, des directeurs qui travaillent avec les ministres, des militaires en campagne, et enfin du caporal en patrouille, comme le prouve la lettre de Lafleur, dans le Voyage Sentimental.
Après les gens forcés de s’absenter du logis à des heures fixes, viennent les hommes à qui de vastes et sérieuses occupations ne laissent pas une minute pour être aimables ; leurs fronts sont toujours soucieux, leur entretien est rarement gai.
À la tête de ces troupes incornifistibulées, nous placerons ces banquiers travaillant à remuer des millions, dont les têtes sont tellement remplies de calculs que les chiffres finissent par percer leur occiput et s’élever en colonnes d’additions au-dessus de leurs fronts.
Ces millionnaires oublient la plupart du temps les saintes lois du mariage et les soins réclamés par la tendre fleur qu’ils ont à cultiver, jamais ne pensent à l’arroser, à la préserver du froid ou du chaud. À peine savent-ils que le bonheur d’une épouse leur a été confié ; s’ils s’en souviennent, c’est à table en voyant devant eux une femme richement parée, ou lorsque la coquette, craignant leur abord brutal, vient, aussi gracieuse que Vénus, puiser à leur caisse... Oh ! alors, le soir, ils se rappellent quelquefois assez fortement les droits spécifiés à l’article 213 du Code civil, et leurs femmes les reconnaissent ; mais comme ces forts impôts que les lois établissent sur les marchandises étrangères, elles les souffrent et les acquittent en vertu de cet axiome : Il n’y a pas de plaisir sans un peu de peine.
Les savants, qui demeurent des mois entiers à ronger l’os d’un animal anté-diluvien, à calculer les lois de la nature ou à en épier les secrets ; les Grecs et les Latins qui dînent d’une pensée de Tacite, soupent d’une phrase de Thucydide, vivent en essuyant la poussière des bibliothèques, en restant à l’affût d’une note ou d’un papyrus, sont tous prédestinés. Rien de ce qui se passe autour d’eux ne les frappe, tant est grande leur absorption ou leur extase ; leur malheur se consommerait en plein midi, à peine le verraient-ils ! Heureux ! ô mille fois heureux ! Exemple : Beauzée qui, revenant chez lui après une séance de l’Académie, surprend sa femme avec un Allemand. — Quand je vous avertissais, madame, qu’il fallait que je m’en aille... s’écrie l’étranger. — Eh ! monsieur, dites au moins : Que je m’en allasse ! reprend l’académicien.
Viennent encore, la lyre à la main, quelques poètes dont toutes les forces animales abandonnent l’entresol pour aller dans l’étage supérieur.
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