Ce terme équivaut aux trois quarts du temps pendant lequel les infidélités d’une femme peuvent faire le malheur d’un mari. Cependant le reste de la soustraction faite sur notre masse d’hommes n’offre une différence que d’un sixième au plus, en le comparant à celui qui résulte de la soustraction exercée sur la masse féminine.
Grande est la modestie de nos calculs. Quant à nos raisons, elles sont d’une évidence si vulgaire que nous ne les avons exposées que par exactitude et pour prévenir toute critique.
Il est donc prouvé à tout philosophe, tant soit peu calculateur, qu’il existe en France une masse flottante de trois millions d’hommes âgés de dix-sept ans au moins, de cinquante-deux ans au plus, tous bien vivants, bien endentés, bien décidés à mordre, mordant et ne demandant qu’à marcher fort et ferme dans le chemin du paradis.
Les observations déjà faites nous autorisent à séparer de cette masse un million de maris. Supposons un moment que, satisfaits et toujours heureux comme notre mari-modèle, ceux-là se contentent de l’amour conjugal.
Mais notre masse de deux millions de célibataires n’a pas besoin de cinq sous de rente pour faire l’amour ;
Mais il suffit à un homme d’avoir bon pied, bon œil, pour décrocher le portrait d’un mari ;
Mais il n’est pas nécessaire qu’il ait une jolie figure, ni même qu’il soit bien fait ;
Mais pourvu qu’un homme ait de l’esprit, une figure distinguée et de l’entregent, les femmes ne lui demandent jamais d’où il sort, mais où il veut aller ;
Mais les bagages de l’amour sont les charmes de la jeunesse ;
Mais un habit dû à Buisson, une paire de gants prise chez Boivin, des bottes élégantes que l’industriel tremble d’avoir fournies, une cravate bien nouée, suffisent à un homme pour devenir le roi d’un salon ;
Mais enfin les militaires, quoique l’engouement pour la graine d’épinards et l’aiguillette soit bien tombé, les militaires ne forment-ils pas déjà à eux seuls une redoutable légion de célibataires ?...
Sans parler d’Éginhard, puisque c’était un secrétaire particulier, un journal n’a-t-il pas rapporté dernièrement qu’une princesse d’Allemagne avait légué sa fortune à un simple lieutenant des cuirassiers de la garde impériale ?
Mais le notaire du village qui, au fond de la Gascogne, ne passe que trente-six actes par an, envoie son fils faire son Droit à Paris ; le bonnetier veut que son fils soit notaire ; l’avoué destine le sien à la magistrature ; le magistrat veut être ministre pour doter ses enfants de la pairie. À aucune époque du monde il n’y a eu si brûlante soif d’instruction. Aujourd’hui ce n’est plus l’esprit qui court les rues, c’est le talent. Par toutes les crevasses de notre état social sortent de brillantes fleurs, comme le printemps en fait éclore sur les murs en ruines ; dans les caveaux même, il s’échappe d’entre les voûtes des touffes à demi colorées qui verdiront, pour peu que le soleil de l’Instruction y pénètre. Depuis cet immense développement de la pensée, depuis cette égale et féconde dispersion de lumière, nous n’avons presque plus de supériorités, parce que chaque homme représente la masse d’instruction de son siècle. Nous sommes entourés d’encyclopédies vivantes qui marchent, pensent, agissent et veulent s’éterniser. De là ces effrayantes secousses d’ambitions ascendantes et de passions délirantes : il nous faut d’autres mondes ; il nous faut des ruches prêtes à recevoir tous ces essaims, et surtout il faut beaucoup de jolies femmes.
Mais ensuite les maladies par lesquelles un homme est affligé ne produisent pas de non-valeur dans la masse totale des passions de l’homme. À notre honte, une femme ne nous est jamais si attachée que quand nous souffrons !...
À cette pensée, toutes les épigrammes dirigées contre le petit sexe (car c’est bien vieux de dire le beau sexe) devraient se désarmer de leurs pointes aiguës et se changer en madrigaux !... Tous les hommes devraient penser que la seule vertu de la femme est d’aimer, que toutes les femmes sont prodigieusement vertueuses, et fermer là le livre et la Méditation.
Ah ! vous souvenez-vous de ce moment lugubre et noir où, seul et souffrant, accusant les hommes, surtout vos amis ; faible, découragé et pensant à la mort, la tête appuyée sur un oreiller fadement chaud, et couché sur un drap dont le blanc treillis de lin s’imprimait douloureusement sur votre peau, vous promeniez vos yeux agrandis sur le papier vert de votre chambre muette ? vous souvenez-vous, dis-je, de l’avoir vue entr’ouvrant votre porte sans bruit, montrant sa jeune, sa blonde tête encadrée de rouleaux d’or et d’un chapeau frais, apparaissant comme une étoile dans une nuit orageuse, souriant, accourant moitié chagrine, moitié heureuse, se précipitant vers vous !
— Comment as-tu fait, qu’as-tu dit à ton mari ? demandez-vous.
Un mari !... Ah ! nous voici ramenés en plein dans notre sujet.
XV.
Moralement, l’homme est plus souvent et plus long-temps homme que la femme n’est femme.
Cependant nous devons considérer que parmi ces deux millions de célibataires, il y a bien des malheureux chez lesquels le sentiment profond de leur misère et des travaux obstinés éteignent l’amour ;
Qu’ils n’ont pas tous passé par le collége, et qu’il y a bien des artisans, bien des laquais (le duc de Gèvres, très-laid et petit, en se promenant dans le parc de Versailles, aperçut des valets de riche taille, et dit à ses amis : — Regardez comme nous faisons ces drôles-là, et comme ils nous font !...), bien des entrepreneurs en bâtiment, bien des industriels qui ne pensent qu’à l’argent ; bien des courtauds de boutique ;
Qu’il y a des hommes plus bêtes et véritablement plus laids que Dieu ne les aurait faits ;
Qu’il y en a dont le caractère est comme une châtaigne sans pulpe ;
Que le clergé est généralement chaste ;
Qu’il y a des hommes placés de manière à ne pouvoir jamais entrer dans la sphère brillante où se meuvent les femmes honnêtes, soit faute d’un habit, soit timidité, soit manque d’un cornac qui les y introduise.
Mais laissons à chacun le soin d’augmenter le nombre des exceptions suivant sa propre expérience (car, avant tout, le but d’un livre est de faire penser) ; et supprimons tout d’un coup une moitié de la masse totale, n’admettons qu’un million de cœurs dignes d’offrir leurs hommages aux femmes honnêtes : c’est, à peu de chose près, le nombre de nos supériorités en tout genre. Les femmes n’aiment pas que les gens d’esprit ! mais, encore une fois, donnons beau jeu à la vertu.
Maintenant, à entendre nos aimables célibataires, chacun d’eux raconte une multitude d’aventures qui, toutes, compromettent gravement les femmes honnêtes. Il y a beaucoup de modestie et de retenue à ne distribuer que trois aventures par célibataire ; mais si quelques-uns comptent par dizaine, il en est tant qui s’en sont tenus à deux ou trois passions, et même à une seule dans leur vie, que nous avons, comme en statistique, pris le mode d’une répartition par tête. Or, si l’on multiplie le nombre des célibataires par le nombre des bonnes fortunes, on obtiendra trois millions d’aventures ; et, pour y faire face, nous n’avons que quatre cent mille femmes honnêtes ?...
Si le Dieu de bonté et d’indulgence qui plane sur les mondes ne fait pas une seconde lessive du genre humain, c’est sans doute à cause du peu de succès de la première...
Voilà donc ce que c’est qu’un peuple ! voilà une société tamisée, et voilà ce qu’elle offre en résultat !
XVI.
Les mœurs sont l’hypocrisie des nations ; l’hypocrisie est plus ou moins perfectionnée.
XVII.
La vertu n’est peut-être que la politesse de l’âme.
L’amour physique est un besoin semblable à la faim, à cela près que l’homme mange toujours, et qu’en amour son appétit n’est pas aussi soutenu ni aussi régulier qu’en fait de table.
Un morceau de pain bis et une cruchée d’eau font raison de la faim de tous les hommes ; mais notre civilisation a créé la gastronomie.
L’amour a son morceau de pain, mais il a aussi cet art d’aimer, que nous appelons la coquetterie, mot charmant qui n’existe qu’en France, où cette science est née.
Eh ! bien, n’y a-t-il pas de quoi faire frémir tous les maris s’ils viennent à penser que l’homme est tellement possédé du besoin inné de changer ses mets, qu’en quelque pays sauvage où les voyageurs aient abordé, ils ont trouvé des boissons spiritueuses et des ragoûts ?
Mais la faim n’est pas si violente que l’amour ; mais les caprices de l’âme sont bien plus nombreux, plus agaçants, plus recherchés dans leur furie que les caprices de la gastronomie ; mais tout ce que les poètes et les événements nous ont révélé de l’amour humain arme nos célibataires d’une puissance terrible : ils sont les lions de l’Évangile cherchant des proies à dévorer.
Ici, que chacun interroge sa conscience, évoque ses souvenirs, et se demande s’il a jamais rencontré d’homme qui s’en soit tenu à l’amour d’une seule femme !
Comment, hélas ! expliquer pour l’honneur de tous les peuples le problème résultant de trois millions de passions brûlantes qui ne trouve pour pâture que quatre cent mille femmes ?... Veut-on distribuer quatre célibataires par femme, et reconnaître que les femmes honnêtes pourraient fort bien avoir établi, par instinct, et sans le savoir, une espèce de roulement entre elles et les célibataires semblable à celui qu’ont inventé les présidents de cours royales pour faire passer leurs conseillers dans chaque chambre les uns après les autres au bout d’un certain nombre d’années ?...
Triste manière d’éclaircir la difficulté !
Veut-on même conjecturer que certaines femmes honnêtes agissent, dans le partage des célibataires, comme le lion de la fable ?... Quoi ! une moitié au moins de nos autels serait des sépulcres blanchis !...
Pour l’honneur des dames françaises, veut-on supposer qu’en temps de paix les autres pays nous importent une certaine quantité de leurs femmes honnêtes, principalement l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie ?... Mais les nations européennes prétendront établir une balance en objectant que la France exporte une certaine quantité de jolies femmes.
La morale, la religion souffrent tant à de pareils calculs, qu’un honnête homme, dans son désir d’innocenter les femmes mariées, trouverait quelque agrément à croire que les douairières et les jeunes personnes sont pour moitié dans cette corruption générale, ou mieux encore, que les célibataires mentent.
Mais que calculons-nous ? Songez à nos maris qui, à la honte des mœurs, se conduisent presque tous comme des célibataires, et font gloire, in petto, de leurs aventures secrètes.
Oh ! alors, nous croyons que tout homme marié, s’il tient un peu à sa femme à l’endroit de l’honneur, dirait le vieux Corneille, peut chercher une corde et un clou : fœnum habet in cornu.
C’est cependant au sein de ces quatre cent mille femmes honnêtes qu’il faut, lanterne en main, chercher le nombre des femmes vertueuses de France !... En effet, par notre statistique conjugale, nous n’avons retranché que des créatures de qui la société ne s’occupe réellement pas. N’est-il pas vrai qu’en France les honnêtes gens, les gens comme il faut, forment à peine le total de trois millions d’individus ; à savoir : notre million de célibataires, cinq cent mille femmes honnêtes, cinq cent mille maris, et un million de douairières, d’enfants et de jeunes filles.
Étonnez-vous donc maintenant du fameux vers de Boileau ! Ce vers annonce que le poète avait habilement approfondi les réflexions mathématiquement développées à vos yeux dans ces affligeantes Méditations, et qu’il n’est pas une hyperbole.
Cependant il existe des femmes vertueuses :
Oui, celles qui n’ont jamais été tentées et celles qui meurent à leurs premières couches, en supposant que leurs maris les aient épousées vierges.
Oui, celles qui sont laides comme la Kaïfakatadary des Mille et une Nuits.
Oui, celles que Mirabeau appelle les fées concombres, et qui sont composées d’atomes exactement semblables à ceux des racines de fraisier et de nénuphar ; cependant, ne nous y fions pas !...
Puis, avouons, à l’avantage du siècle, que, depuis la restauration de la morale et de la religion, et, par le temps qui court, on rencontre éparses quelques femmes si morales, si religieuses, si attachées à leurs devoirs, si droites, si compassées, si roides, si vertueuses, si... que le Diable n’ose seulement pas les regarder ; elles sont flanquées de rosaires, d’heures et de directeurs... Chut !
Nous n’essaierons pas de compter des femmes vertueuses par bêtise, il est reconnu qu’en amour toutes les femmes ont de l’esprit.
Enfin, il ne serait cependant pas impossible qu’il y eût, dans quelque coin, des femmes jeunes, jolies et vertueuses de qui le monde ne se doute pas.
Mais ne donnez pas le nom de femme vertueuse à celle qui, combattant une passion involontaire, n’a rien accordé à un amant qu’elle est au désespoir d’idolâtrer. C’est la plus sanglante injure qui puisse être faite à un mari amoureux. Que lui reste-t-il de sa femme ? Une chose sans nom, un cadavre animé. Au sein des plaisirs, sa femme demeure comme ce convive averti par Borgia, au milieu du festin, que certains mets sont empoisonnés : il n’a plus faim, mange du bout des dents, ou feint de manger. Il regrette le repas qu’il a laissé pour celui du terrible cardinal, et soupire après le moment où, la fête étant finie, il pourra se lever de table.
Quel est le résultat de ces réflexions sur la vertu féminine ? Le voici ; mais les deux dernières maximes nous ont été données par un philosophe éclectique du dix-huitième siècle.
XVIII.
Une femme vertueuse a dans le cœur une fibre de moins ou de plus que les autres femmes : elle est stupide ou sublime.
XIX.
La vertu des femmes est peut-être une question de tempérament.
XX.
Les femmes les plus vertueuses ont en elles quelque chose qui n’est jamais chaste.
XXI.
« Qu’un homme d’esprit ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit ; mais sur sa femme !... il faut être par trop bête. »
XXII.
« Les hommes seraient trop malheureux si, auprès des femmes, ils se souvenaient le moins du monde de ce qu’ils savent par cœur. »
Le nombre des femmes rares qui, semblables aux vierges de la parabole, ont su garder leur lampe allumée, sera toujours trop faible aux yeux des défenseurs de la vertu et des bons sentiments ; mais encore faudra-t-il le retrancher de la somme totale des femmes honnêtes, et cette soustraction consolante rend encore le danger des maris plus grand, le scandale plus affreux, et entache d’autant plus le reste des épouses légitimes.
Quel mari pourra maintenant dormir tranquille à côté de sa jeune et jolie femme, en apprenant que trois célibataires, au moins, sont à l’affût ; que s’ils n’ont pas encore fait de dégât dans sa petite propriété, ils regardent la mariée comme une proie qui leur est due, qui tôt ou tard leur écherra, soit par ruse, soit par force, par conquête ou de bonne volonté ? et il est impossible qu’ils ne soient pas, un jour, victorieux dans cette lutte !
Effrayante conclusion !...
Ici, des puristes en morale, les collets-montés enfin, nous accuseront peut-être de présenter des calculs par trop désolants : ils voudront prendre la défense, ou des femmes honnêtes, ou des célibataires ; mais nous leur avons réservé une dernière observation.
Augmentez, à volonté, le nombre des femmes honnêtes et diminuez le nombre des célibataires, vous trouverez toujours, en résultat, plus d’aventures galantes que de femmes honnêtes ; vous trouverez toujours une masse énorme de célibataires réduits par nos mœurs à trois genres de crimes.
S’ils restent chastes, leur santé s’altérera au sein des irritations les plus douloureuses ; ils rendront vains les vues sublimes de la nature, et iront mourir de la poitrine en buvant du lait sur les montagnes de la Suisse.
S’ils succombent à leurs tentations légitimes, ou ils compromettront des femmes honnêtes, et alors nous rentrons dans le sujet de ce livre, ou ils se dégraderont par le commerce horrible des cinq cent mille femmes de qui nous avons parlé dans la dernière catégorie de la première Méditation, et dans ce dernier cas, que de chances pour aller boire encore du lait et mourir en Suisse !...
N’avez-vous donc jamais été frappés comme nous d’un vice d’organisation de notre ordre social, et dont la remarque va servir de preuve morale à nos derniers calculs ?
L’âge moyen auquel l’homme se marie est celui de trente ans ; l’âge moyen auquel ses passions, ses désirs les plus violents de jouissances génésiques se développent, est celui de vingt ans. Or, pendant les dix plus belles années de sa vie, pendant la verte saison où sa beauté, sa jeunesse et son esprit le rendent plus menaçant pour les maris qu’à toute autre époque de son existence, il reste sans trouver à satisfaire légalement cet irrésistible besoin d’aimer qui ébranle son être tout entier. Ce laps de temps représentant le sixième de la vie humaine, nous devons admettre que le sixième au moins de notre masse d’hommes, et le sixième le plus vigoureux, demeure perpétuellement dans une attitude aussi fatigante pour eux que dangereuse pour la Société.
— Que ne les marie-t-on ? va s’écrier une dévote.
Mais quel est le père de bon sens qui voudrait marier son fils à vingt ans ?
Ne connaît-on pas le danger de ces unions précoces ? Il semble que le mariage soit un état bien contraire aux habitudes naturelles, puisqu’il exige une maturité de raison particulière.
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