Incapable d’inventer une manière d’augmenter sa fortune, il portait tous les trois mois chez son notaire, Cardot, ses économies et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à Grassou mille écus, il les plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la femme, si l’emprunteur marié, ou subrogation dans les droits du vendeur, si l’emprunteur avait un prix à payer. Le notaire touchait lui-même les intérêts et les joignait aux remises partielles faites par Grassou de Fougères. Le peintre attendait le fortuné moment où ses contrats arriveraient au chiffre imposant de deux mille francs de rente, pour se donner l’otium cum dignitate de l’artiste et faire des tableaux, oh ! mais des tableaux ! enfin de vrais tableaux ! des tableaux finis, chouettes, kox-noffs et chocnosoffs. Son avenir, ses rêves de bonheur, le superlatif de ses espérances, voulez-vous le savoir ? c’était d’entrer à l’Institut et d’avoir la rosette des officiers de la Légion-d’Honneur ! S’asseoir à côté de Schinner et de Léon de Lora, arriver à l’Académie avant Bridau ! avoir une rosette à sa boutonnière ! Quel rêve ! Il n’y a que les gens médiocres pour penser à tout.

En entendant le bruit de plusieurs pas dans l’escalier, Fougères se rehaussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un melon dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille, vêtue de drap bleu, ornée d’un paquet de breloques tintinnabulant. Le melon soufflait comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, improprement appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit marchand de bouteilles, et l’eût mis immédiatement à la porte en lui disant qu’il ne peignait pas les légumes. Fougères regarda la pratique sans rire, car monsieur Vervelle présentait un diamant de mille écus à sa chemise.

Fougères regarda Magus et dit : — Il y a gras ! en employant un mot d’argot, alors à la mode dans les ateliers.

En entendant ce mot, monsieur Vervelle fronça les sourcils. Ce bourgeois attirait à lui une autre complication de légumes dans la personne de sa femme et de sa fille. La femme avait sur la figure un acajou répandu, elle ressemblait à une noix de coco surmontée d’une tête et serrée par une ceinture. Elle pivotait sur ses pieds, sa robe était jaune, à raies noires. Elle produisait orgueilleusement des mitaines extravagantes sur des mains enflées comme les gants d’une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flottaient sur un chapeau extravasé. Des dentelles paraient des épaules aussi bombées par derrière que par devant : ainsi la forme sphérique du coco était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent des abatis, étaient ornés d’un bourrelet de six lignes au dessus du cuir verni des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés ? on ne sait.

Suivait une jeune asperge, verte et jeune par sa robe, et qui montrait une petite tête couronnée d’une chevelure en bandeau, d’un jaune-carotte qu’un Romain eût adoré, des bras filamenteux, des taches de rousseur sur un teint assez blanc, des grands yeux innocents, à cils blancs, peu de sourcils, un chapeau de paille d’Italie avec deux honnêtes coques de satin bordé d’un liséré de satin blanc, les mains vertueusement rouges, et les pieds de sa mère. Ces trois êtres avaient, en regardant l’atelier, un air de bonheur qui annonçait en eux un respectable enthousiasme pour les Arts.

— Et c’est vous, monsieur, qui allez faire nos ressemblances ? dit le père en prenant un petit air crâne.

— Oui, monsieur, répondit Grassou.

— Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que le peintre avait le dos tourné.

— Est-ce que j’aurais fait faire nos portraits par un artiste qui ne serait pas décoré ?... dit l’ancien marchand de bouchons.

Élias Magus salua la famille Vervelle et sortit, Grassou l’accompagna jusque sur le palier.

— Il n’y a que vous pour pêcher de pareilles boules.

— Cent mille francs de dot !

— Oui ; mais quelle famille !

— Trois cent mille francs d’espérances, maison rue Boucherat, et maison de campagne à Ville-d’Avray.

— Boucherat, bouteilles, bouchons, bouchés, débouchés, dit le peintre.

— Vous serez à l’abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Élias.

Cette idée entra dans la tête de Pierre Grassou, comme la lumière du matin avait éclaté dans sa mansarde. En disposant le père de la jeune personne, il lui trouva bonne mine et admira cette face pleine de tons violents. La mère et la fille voltigèrent autour du peintre, en s’émerveillant de tous ses apprêts, il leur parut être un dieu. Cette visible adoration plut à Fougères. Le veau d’or jeta sur cette famille son reflet fantastique.

— Vous devez gagner un argent fou ? mais vous le dépensez comme vous le gagnez, dit la mère.

— Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas, je n’ai pas le moyen de m’amuser. Mon notaire place mon argent, il sait mon compte, une fois l’argent chez lui, je n’y pense plus.

— On me disait, à moi, s’écria le père Vervelle, que les artistes étaient tous paniers percés.

— Quel est votre notaire, s’il n’y a pas d’indiscrétion ? demanda madame Vervelle.

— Un brave garçon, tout rond, Cardot.

— Tiens ! tiens ! est-ce farce ! dit Vervelle, Cardot est le nôtre.

— Ne vous dérangez pas ! dit le peintre.

— Mais tiens-toi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais manquer monsieur, et si tu le voyais travailler, tu comprendrais...

— Mon Dieu ! pourquoi ne m’avez-vous pas appris les Arts ? dit mademoiselle de Vervelle à ses parents.

— Virginie, s’écria la mère, une jeune personne ne doit pas apprendre certaines choses. Quand tu seras mariée... bien ! mais, jusque-là, tiens-toi tranquille.

Pendant cette première séance, la famille Vervelle se familiarisa presque avec l’honnête artiste. Elle dut revenir deux jours après. En sortant, le père et la mère dirent à Virginie d’aller devant eux ; mais malgré la distance, elle entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa curiosité.

— Un homme décoré... trente-sept ans... un artiste qui a des commandes, qui place son argent chez notre notaire.