Pilote de guerre
Antoine de
Saint-Exupéry
Pilote
de guerre
Gallimard
Au Commandant Alias, à tous mes camarades du Groupe Aérien 2/33 de Grande Reconnaissance et, plus particulièrement au Capitaine observateur Moreau et aux Lieutenants observateurs Azambre et Dutertre, qui ont été tour à tour mes compagnons de bord, au cours de tous mes vols de guerre de la Campagne 1939-1940 – et dont je suis, pour toute ma vies l’ami fidèle.
© Éditions Gallimard, 1942.
I
Sans doute je rêve. Je suis au collège. J’ai quinze ans. Je résous avec patience mon problème de géométrie. Accoudé sur ce bureau noir, je me sers sagement du compas, de la règle, du rapporteur. Je suis studieux et tranquille. Des camarades, auprès de moi, parlent à voix basse. L’un d’eux aligne des chiffres sur un tableau noir. Quelques-uns, moins sérieux, jouent au bridge. De temps à autre je m’enfonce plus loin dans le rêve et jette un coup d’œil par la fenêtre. Une branche d’arbre oscille doucement dans le soleil. Je regarde longtemps. Je suis un élève dissipé… J’éprouve du plaisir à goûter ce soleil, comme à savourer cette odeur enfantine de pupitre, de craie, de tableau noir. Je m’enferme avec tant de joie dans cette enfance bien protégée ! Je le sais bien : il y a d’abord l’enfance, le collège, les camarades, puis vient le jour où l’on subit des examens. Où l’on reçoit quelque diplôme. Où l’on franchit, avec un serrement de cœur, un certain porche, au-delà duquel, d’emblée, on est un homme. Alors le pas pèse plus lourd sur la terre. On fait déjà son chemin dans la vie. Les premiers pas de son chemin. On essaiera enfin ses armes sur de véritables adversaires. La règle, l’équerre, le compas, on en usera pour bâtir le monde, ou pour triompher des ennemis. Finis, les jeux !
Je sais que d’ordinaire un collégien ne craint pas d’affronter la vie. Un collégien piétine d’impatience. Les tourments, les dangers, les amertumes d’une vie d’homme n’intimident pas un collégien.
Mais voici que je suis un drôle de collégien. Je suis un collégien qui connaît son bonheur, et qui n’est pas tellement pressé d’affronter la vie…
Dutertre passe. Je l’invite.
— Assieds-toi là, je vais te faire un tour de cartes…
Et je suis heureux de lui trouver son as de pique.
En face de moi, sur un bureau noir comme le mien, Dutertre est assis, les jambes pendantes. Il rit. Je souris avec modestie. Pénicot nous rejoint et pose son bras sur mon épaule :
— Alors, vieux camarade ?
Mon Dieu que tout cela est tendre !
Un surveillant (est-ce un surveillant ?…) ouvre la porte pour convoquer deux camarades. Ils lâchent leur règle, leur compas, se lèvent et sortent.
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