Poésie complètes
ÉMILE NELLIGAN
Né à Montréal le 24 décembre 1879, Émile Nelligan est venu très tôt à la poésie puisque son premier poème paraît alors qu’il est encore jeune écolier. Il mène une vie de bohème, après avoir interrompu ses études. Il livre une vingtaine de poèmes à divers journaux et revues, dont certains sous un pseudonyme, entre 1896 et 1899, années au cours desquelles il compose l’essentiel de son œuvre qui paraîtra en 1904, sous le titre Émile Nelligan et son Œuvre, grâce à Louis Dantin. Hospitalisé d’abord à la retraite Saint-Benoît-Joseph-Labre (9 août 1899), il y reste jusqu’en 1925, alors qu’il est interné à Saint-Jean-de-Dieu, où il meurt le 18 novembre 1941. Sa fortune littéraire est exceptionnelle῀: dans la première moitié du siècle, on compte quatre éditions de son recueil, dont Luc Lacourcière donne, en l’augmentant de cinquante-cinq poèmes, une première édition critique en 1952. C’est en 1991 que paraîtra chez Fides la grande édition critique en deux tomes des œuvres complètes du poète῀: Poésies complètes 1896-1941, par Réjean Robidoux et Paul Wyczynski, et Poèmes et textes d’asile 1900-1941, par Jacques Michon.
POÉSIES COMPLÈTES
La poésie de Nelligan a fait l’objet d’une foule d’études et de commentaires jusqu’à nos jours. Les critiques s’entendent pour reconnaître la sensibilité extrême et le talent exceptionnel du poète et pour apprécier sa thématique et ses formes poétiques. À la fois romantique, parnassien et symboliste, Nelligan exploite à sa façon les thèmes majeurs de l’enfance, de la musique, de l’amour et de la mort. Il privilégie le poème à forme fixe, dont le sonnet et le rondel en particulier, mais aussi la chanson. Projetée le plus souvent dans le rêve, à la mesure des métaphores, des symboles et des rythmes musicaux, la parole de Nelligan atteint un lyrisme sans précédent῀: «῀La Romance du Vin῀» en est l’exemple parfait.


Couverture῀: © Laprés & Lavergne, Montréal῀; © DGDesign/Shutterstock
Conception graphique῀: Gianni Caccia
Typographie et montage῀: Marie-Josée Robidoux
Epub῀: Claude Bergeron
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Nelligan, Émile, 1879-1941
Poésies complètes, 1896-1941
(Biblio-Fides)
ISBN 978-2-7621-3463-6 [édition imprimée]
ISBN 978-2-7621-3464-3 [édition numérique PDF]
ISBN 978-2-7621-3465-0 [édition numérique ePub]
1. Robidoux, Réjean, 1928-. II. Wyczynski, Paul, 1921-2008. III. Titre.
PS8477.E4A17 2012 C841’.4 C2012-940816-6
PS9477.E4A17 2012
Dépôt légal῀: 2e trimestre 2012
Bibliothèque nationale du Québec
© Éditions Fides, 1991
La maison d’édition reconnaît l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour ses activités d’édition. La maison d’édition remercie de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). La maison d’édition bénéficie du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du Gouvernement du Québec, géré par la SODEC.
IMPRIMÉ AU CANADA EN AVRIL 2012
La présente édition reprend à l’état pur le produit essentiel de la grande édition critique des Poésies complètes 1896-1941 d’Émile Nelligan, que nous avons publiée en 1991, au moment du cinquantenaire de la mort du poète. On trouvera donc ici strictement le texte établi, c’est-à-dire la résultante finale, le monument dépouillé comme il se doit de l’appareil d’échafaudages qu’impose toute entreprise de restauration. Il va sans dire que les lecteurs désireux de connaître les tenants et aboutissants de tout l’engagement sauront se reporter à l’édition critique elle-même.
R. R. et P. W.
août 1992
L’ANGÉLUS sonnait, et l’enfant sur sa couche de douleur souffrait d’atroces maux῀; il avait à peine quinze ans, et les froids autans contribuaient beaucoup à empirer son mal.
Mais pourtant sa mère qui se lamentait au pied du lit, l’attristait encore plus profondément et augmentait en quelque sorte sa douleur.
Soudain, joignant ses mains pâles en une céleste supplication, et portant sur le crucifix noir de la chambre ses yeux presque éteints, il fit une humble et douce prière qui monta vers Dieu comme un parfum langoureux.
Et dehors, dans la nuit froide, les faibles coups de la cloche de la petite église voisine montaient tristement, elle semblait tinter d’avance le glas funèbre du jeune malade.
La chaumière, perdue au fond de la campagne, était ombragée par de hauts peupliers qui lui voilaient le lointain.
De belles montagnes bleues une à une se déroulaient là-bas, mais elles paraissaient maintenant plutôt noires, car les horizons s’assombrissaient de plus en plus.
Les oiseaux dans les bocages ne chantaient plus, et toutes ces jolies fauvettes qui avaient égayé le printemps et l’été s’étaient envolées vers des parages inconnus.
Les feuilles tombent et la brise d’automne gémit dans la ramure῀; il fait sombre dehors῀; mais ces tristesses de la nature, ces gémissements prolongés du vent, ne sont que les faibles échos de cette immense douleur qui veille au chevet du malade que Dieu redemande à la mère…
Onze heures sonnent à la vieille horloge de la chaumière῀; l’enfant vient de faire un mouvement qui appelle encore plus près de lui celle qui lui a prodigué ses soins pendant tant de jours et pendant tant de nuits.
Elle approche, défaillante, et écoute attentivement les paroles que le mourant lui murmure faiblement à l’oreille῀:
«῀Mère,… dit-il, je m’en vais… mais je ne t’oublierai pas là… haut… où… j’espère… de te… retrouver un jour… ne pleure pas… approche encore une dernière fois le crucifix de mes lèvres… car je n’ai plus que quelques instants à vivre… adieu, mère chérie… tu sais la place où je m’asseyais l’été dernier… sous le grand chêne… eh bien῀! c’est là… que je désire… qu’on… m’enterre… Mère adieu, prends courage…῀»
La mère ne pleure pas῀; comme Marie au pied du calvaire elle embrasse sa croix,… souffre… et fait généreusement son sacrifice…
Cependant les feuilles tombent, tombent toujours῀; le sol est jonché de ces présages à la fois tristes et lugubres῀; dans la chaumière le silence est solennel, la lampe jette dans l’appartement mortuaire une lueur funèbre qui se projette sur la figure blanche du cadavre à peine froid, la vitre est toute mouillée des embruns de la nuit, et la brise plaintive continue à pleurer dans les clairières. La jeunesse hélas῀! du jeune malade s’est évanouie comme la fleur des champs qui se meurt, faute de pluie, sous les ardents rayons d’un soleil lumineux.
Que la nature, les bois, les arbres, la vallée paraissaient tristes ce jour-là, car c’était l’automne… et les feuilles tombaient toujours.
Les bruns chêneaux altiers traçaient dans le ciel triste,
D’un mouvement rythmique, un bien sombre contour῀;
Les beaux ifs langoureux, et l’yprau qui s’attriste
Ombrageaient les verts nids d’amour.
Ici, jets d’eau moirés et fontaines bizarres῀;
Des Cupidons d’argent, des plans taillés en cœur,
Et tout au fond du parc, entre deux longues barres,
Un cerf bronzé d’après Bonheur.
Des cygnes blancs et noirs, aux magnifiques cols,
Folâtrent bel et bien dans l’eau et sur la mousse῀;
Tout près des nymphes d’or – là-haut la lune douce῀!
Vont les oiseaux en gentils vols.
Des sons lents et distincts, faibles dans les rallonges,
Harmonieusement résonnent dans l’air froid῀;
L’opaline nuit marche, et d’alanguissants songes
Comme elle envahissent l’endroit.
Aux chants des violons, un écho se réveille῀;
Là-bas, j’entends gémir une voix qui n’est plus῀;
Mon âme, soudain triste à ce son qui l’éveille,
Se noie en un chagrin de plus.
Qu’il est doux de mourir quand notre âme s’afflige,
Quand nous pèse le temps tel un cuisant remords
– Que le désespoir ou qu’un noir penser l’exige
Qu’il est doux de mourir alors῀!
Je me rappelle encor... par une nuit de mai,
Mélancoliquement tel que chantait le hâle῀;
Ainsi j’écoutais bruire au delà du remblai
Le galop d’un noir Bucéphale.
Avec ces vagues bruits fantasquement charmeurs
Rentre dans le néant le rêve romanesque῀;
Et dans le parc imbu de soudaines fraîcheurs,
Mais toujours aussi pittoresque,
Seuls, les chêneaux pâlis tracent dans le ciel triste,
D’un mouvement rythmique, un moins sombre contour῀;
Les ifs se balançant et l’yprau qui s’attriste
Ombragent les verts nids d’amour.
Je ne suis qu’un être chétif῀:
Tout jeune, m’a laissé ma mère῀;
Je vais errant et maladif῀:
Je n’ai pas d’amis sur la terre.
Seul soutien et seul compagnon
– Gagne-pain de mes jours très drôle –
Je n’ai qu’un rude violon,
Pour gîte, l’ombrage d’un saule.
Grand comme les cieux est mon cœur῀;
Et bien que mon œil soit sans flamme,
Je lis dans la vie un bonheur
Comme lit le Christ dans notre âme.
Le soir, je veille au clair de lune
Jouant des airs tristes et vieux
Qui charment un oiseau nocturne
Ou consolent quelque amoureux.
Ainsi rêvant à l’avenir,
Je songe à mon printemps qui tombe῀;
Mon passé n’est qu’un souvenir,
Mais, hélas῀! il sera ma tombe.
Le violon, d’un chant très profond de tristesse,
Remplit la douce nuit, se mêle aux sons des cors,
Les sylphes vont pleurant comme une âme en détresse,
Et les cœurs des arbres ont des plaintes de morts.
Le souffle du Veillant anime chaque feuille῀;
Aux amers souvenirs les bois ouvrent leur sein῀;
Les oiseaux sont rêveurs῀; et sous l’œil opalin
De la lune d’été ma Douleur se recueille...
Lentement, au concert que font sous la ramure
Les lutins endiablés comme ce Faust ancien,
Le luth dans tout mon cœur éveille en parnassien
La grande majesté de la nuit qui murmure
Dans les cieux alanguis un ramage lointain,
Prolongé jusqu’à l’aube, et mourant au Matin.
À Denys Lanctôt
Les heurs crèvent comme une bombe῀;
À l’espoir notre jour qui tombe
Se mêle avec le confiant.
Pique aiguille῀! assez piqué, piquant῀!
Les heurs crèvent comme une bombe.
Ici-bas tout geint, casse ou pleure῀;
Rien de possible ne demeure
À ce qui demeurait avant.
Pique aiguille῀! assez piqué, piquant῀!
Ici-bas tout geint, oasse ou pleure.
Je suis lasse de cette vie,
Je veux dormir, ô bonne amie,
Laisse-moi reposer, assez῀!
Non, pique aiguille῀! assez piquant, piqué῀!
Je suis lasse de cette vie.
Hâve par ma forte journée
Je blasphème ma destinée,
Feuille livide au mauvais vent῀;
Un peu de sang sur mes doigts coule,
L’heure râle, pleure et s’écoule.
Ah῀! mon pain me rend suffocant.
N’importe, pique aiguille῀! piqué, piquant῀!
L’heure râle, pleure et s’écoule.
Pourquoi donc Dieu me rend-il malheureuse῀?
Je suis très pauvre et je vis presque en gueuse.
Hélas῀! la peine est un fardeau pesant.
N’importe, pique aiguille῀! piqué, piquant῀!
Pourquoi donc Dieu me rend-il malheureuse῀?
Tout dans l’abandon je le passe
Mon gagne-pain passe et repasse
Dans un seul même tournement.
N’importe, pique aiguille῀! piqué, piquant῀!
Tout dans l’abandon je le passe.
à Denys Lanctôt
C’est l’heure solennelle et calme du silence,
L’Angélus a sonné notre prière à Dieu῀;
Le cœur croyant sommeille en un repos immense,
Noyé dans les parfums languissants du Saint-Lieu.
C’est l’heure du pardon et de la pénitence,
C’est bien l’heure où l’on fait notre plus chaste aveu,
Où nos yeux ruisselants, pleurs de reconnaissance,
Retrouvent à la fin l’ardeur du premier feu.
Ô Soir si consolant pour mon cœur ravagé,
Soir de miséricorde au pécheur affligé
Qui demande à son Dieu la manne bienfaisante,
Pénètre de ton ombre une âme à la tourmente,
Recueillement subit du passé dans ton sein,
Pour qu’elle puisse avoir paix et joie au Matin.
Leurs yeux se sont éteints dans la dernière Nuit῀;
Ils ont voulu la vie, ils ont cherché le Rêve
Pour leurs cœurs blasphémants d’où l’espoir toujours fuit.
Ils n’ont jamais trouvé la vraie et bonne sève.
En vain ont-ils tué l’âme dans la débauche,
Il reste encore, effroi῀! les tourments du Remords.
L’Ange blême se dresse et se place à leur gauche,
Leur déchire le cœur râlant jusqu’à la Mort.
C’est comme l’écho d’un sacré concert
Qu’on entend soudain sans rien y comprendre῀;
Où l’âme se noie en hachich amer
Que fait la douleur impossible à rendre.
De ces flots très lents, cœurs ayant souffert
De musique épris comme un espoir tendre
Qui s’en va toujours, toujours en méandre
Dans le froid néant où dorment leurs nerfs.
Ils n’ont rien connu sinon un grand rêve,
Et la mélodie éveille sans trêve
Quelque sympathie au fond de leurs cœurs.
Ils ont souvenance, aux mélancoliques
Accords, qu’il manquait à leurs chants lyriques
La douce passion qui fait les bons heurs.
Maître, il est beau ton Vers῀; ciseleur sans pareil,
Tu nous charmes toujours par ta grâce nouvelle,
Parnassien enchanteur du pays du soleil,
Notre langue frémit sous ta lyre si belle.
Les Classiques sont morts῀; le voici le réveil῀;
Grand Régénérateur, sous ta pure et vaste aile
Toute une ère est groupée. En ton vers de vermeil
Nous buvons ce poison doux qui nous ensorcelle.
Verlaine, Mallarmé sur ta trace ont suivi.
Ô Maître tu n’es plus mais tu vas vivre encore,
Tu vivras dans un jour pleinement assouvi.
Du Passé, maintenant, ton siècle ouvre un chemin
Où renaîtront les fleurs, perles de ton déclin.
Voilà la Nuit finie à l’éveil de l’Aurore.
D’abord j’ai contemplé dans le berceau de chêne
Un bébé tapageur qui ne pouvait dormir῀;
Puis vint la grande fille aux yeux couleur d’ébène,
Une brune enfant pâle insensible au plaisir.
Son beau front est rêveur῀; et, quelque peu hautaine
Dans son costume blanc qui lui sied à ravir,
Elle est bonne et charmante, et sa douce âme est pleine
D’innocente candeur que rien ne peut tarir.
Chère enfant, laisse ainsi couler ton existence,
Espère, prie et crois, console la souffrance.
Que ces courts refrains soient tes plus belles chansons῀!
J’élève mon regard vers la voûte azurée
Où nagent les astres dans la nuit éthérée,
Plus pure te trouvant que leurs plus purs rayons.
Quelqu’un pleure dans le silence
Morne des nuits d’avril῀;
Quelqu’un pleure la somnolence
Longue de son exil῀;
Quelqu’un pleure sa douleur
Et c’est mon cœur῀!
Je sais là-bas une vierge rose
Fleur du Danube aux grands yeux doux
Ô si belle qu’un bouton de rose
Dans la contrée en est jaloux.
Elle a fleuri par quelque soir pur,
En une magique harmonie
Avec son grand ciel de pâle azur῀:
C’est l’orgueil de la Roumanie.
«῀Clavier D’Antan῀»
«῀Villa D’Enfance῀»
Clavier vibrant de remembrance,
J’évoque un peu des jours anciens,
Et l’Éden d’or de mon enfance
Se dresse avec les printemps siens,
Souriant de vierge espérance
Et de rêves musiciens...
Vous êtes morte tristement,
Ma muse des choses dorées,
Et c’est de vous qu’est mon tourment῀;
Et c’est pour vous que sont pleurées
Au luth âpre de votre amant
Tant de musiques éplorées.
Toi-même, éblouissant comme un soleil ancien
Les Regrets des solitudes roses,
Contemple le dégât du Parc magicien
Où s’effeuillent, au pas du Soir musicien,
Des morts de camélias, de roses.
Revisitons le Faune à la flûte fragile
Près des bassins au vaste soupir,
Et le banc où, le soir, comme un jeune Virgile,
Je venais célébrant sur mon théorbe agile
Ta prunelle au reflet de saphir.
La Nuit embrasse en paix morte les boulingrins,
Tissant nos douleurs aux ombres brunes,
Tissant tous nos ennuis, tissant tous nos chagrins,
Mon cœur, si peu quiet qu’on dirait que tu crains
Des fantômes d’anciennes lunes῀!
Foulons mystérieux la grande allée oblique῀;
Là, peut-être à nos appels amis
Les Bonheurs dresseront leur front mélancolique,
Du tombeau de l’Enfance où pleure leur relique,
Au recul de nos ans endormis.
Toujours je garde en moi la tristesse profonde
Qu’y grava l’amitié d’une adorable enfant,
Pour qui la mort sonna le fatal olifant,
Parce qu’elle était belle et gracieuse et blonde.
Or, depuis je me sens muré contre le monde,
Tel un prince du Nord que son Kremlin défend,
Et, navré du regret dont je suis étouffant,
L’Amour comme à sept ans ne verse plus son onde.
Où donc a fui le jour des joujoux enfantins,
Lorsque Lucile et moi nous jouions aux pantins
Et courions tous les deux dans nos robes fripées῀?
La petite est montée au fond des cieux latents,
Et j’ai perdu l’orgueil d’habiller ses poupées...
Ah῀! de franchir si tôt le portail des vingt ans῀!
Mort, que fais-tu, dis-nous, de tous ces beaux trophées
De vierges que nos feux brûlent sur tes autels῀?
Réponds, quand serons-nous pour jamais immortels
Aux lumineux séjours des célestes Riphées῀?
J’eus vécu l’Idéal. Au paradis des Fées
Elle était῀!... Je ne sais, mais elle avait de tels
Yeux que j’y voyais poindre, aux soirs, de grands castels
Massifs d’orgueil parmi des parcs et des nymphées...
Ma chère, il est vesprée, allons par bois, viens-t’en,
Nous suivrons tous les deux le chemin brut et rude
Que tu sais adjoignant la chapelle d’Antan.
Ma voix t’appelle, ô sœur῀! mais ta voix d’or m’élude,
Lucile est morte hier, et je sanglote, étant
Comme une cloche vaine en une solitude.
Avec l’obsession d’un sanglot étouffant,
Combien ma souvenance eut d’amertume en elle,
Lorsque, remémorant la douceur maternelle,
Hier j’étais courbé sur ma couche d’enfant,
En la grand’ chambre ancienne aux rideaux de guipure,
Où la moire est flétrie et le brocart fané,
Parmi le mobilier de deuil où je suis né
Et dont se scelle en moi l’ombre nacrée et pure...
Quand je n’étais qu’au seuil de ce monde mauvais,
Berceau, que n’as-tu fait pour moi tes draps funèbres῀?
Ma vie est un blason sur des murs de ténèbres,
Et mes pas sont fautifs où maintenant je vais.
Ah῀! que n’a-t-on tiré mon linceul de tes langes,
Et mon petit cercueil de ton bois frêle et blanc,
Alors que se penchait sur ma vie en tremblant
Ma mère souriante, avec l’essaim des anges.
Quelquefois sur ma tête elle met ses mains pures,
Blanches, ainsi que des frissons blancs de guipures.
Elle me baise au front, me parle tendrement,
D’une voix au son d’or mélancoliquement.
Elle a les yeux couleur de ma vague chimère,
Ô toute poésie, ô toute extase, ô Mère῀!
À l’autel de ses pieds je l’honore en pleurant,
Je suis toujours petit pour elle, quoique grand.
Au temps où je portais des habits de velours,
Éparses sur mon col roulaient mes boucles brunes.
J’avais de grands yeux purs comme le clair des lunes῀;
Dès l’aube je partais, sac au dos, les pas lourds.
Mais en route aussitôt je tramais des détours,
Et, narguant les pions de mes jeunes rancunes,
Je montais à l’assaut des pommes et des prunes
Dans les vergers bordant les murailles des cours.
Étant ainsi resté loin des autres élèves,
Loin des bancs, tout un mois, à vivre au gré des rêves,
Un soir, à la maison, craintif, comme j’entrais,
Devant le crucifix où sa lèvre se colle
Ma mère était en pleurs῀!... Ô mes ardents regrets῀!
Depuis, je fus toujours le premier à l’école.
Ma mère, que je l’aime en ce portrait ancien,
Peint aux jours glorieux qu’elle était jeune fille,
Le front couleur de lys et le regard qui brille
Comme un éblouissant miroir vénitien῀!
Ma mère que voici n’est plus du tout la même῀;
Les rides ont creusé le beau marbre frontal῀;
Elle a perdu l’éclat du temps sentimental
Où son hymen chanta comme un rose poème.
Aujourd’hui je compare, et j’en suis triste aussi,
Ce front nimbé de joie et ce front de souci,
Soleil d’or, brouillard dense au couchant des années.
Mais, mystère du cœur qui ne peut s’éclairer῀!
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées῀!
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer῀!
Pour la lutte qui s’ouvre au seuil des mauvais jours,
Ma mère m’a fait don d’un petit portrait d’elle,
Un gage auquel je suis resté depuis fidèle
Et qu’à mon cou suspend un cordon de velours.
«῀Sur l’autel de ton cœur, puisque la Mort m’appelle,
Enfant, m’a-t-elle dit, je veillerai toujours.
Que ceci chasse au loin les funestes amours,
Comme un lampion d’or, gardien d’une chapelle.῀»
Ah῀! sois tranquille en les ténèbres du cercueil῀!
Ce talisman sacré de ma jeunesse en deuil
Préservera ton fils des bras de la Luxure,
Tant j’aurais peur de voir un jour sur ton portrait
Couler de tes yeux doux les pleurs d’une blessure,
Mère῀!... et dont je mourrais, plein d’éternel regret.
À mon père
Las d’avoir visité mondes, continents, villes,
Et vu de tout pays, ciel, palais, monuments,
Le voyageur enfin revient vers les charmilles
Et les vallons rieurs qu’aimaient ses premiers ans.
Alors sur les vieux bancs au sein des soirs tranquilles,
Sous les chênes vieillis, quelques bons paysans,
Graves, fumant la pipe, auprès de leurs familles
Écoutaient les récits du docte aux cheveux blancs.
Le printemps refleurit. Le rossignol volage
Dans son palais rustique a de nouveau chanté,
Mais les bancs sont déserts car l’homme est en voyage.
On ne le revoit plus dans ses plaines natales.
Fantôme, il disparut dans la nuit, emporté
Par le souffle mortel des brises hivernales.
De mon berceau d’enfant j’ai fait l’autre berceau
Où ma Muse s’endort dans des trilles d’oiseau,
Ma Muse en robe blanche, ô ma toute Maîtresse῀!
Oyez nos baisers d’or aux grands soirs familiers...
Mais chut῀! j’entends la mégère Détresse
À notre seuil faisant craquer ses noirs souliers῀!
Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre,
Ma chère, allons-nous-en, tu souffres et je souffre.
Fuyons vers le castel de nos Idéals blancs,
Oui, fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.
Aux plages de Thulé, vers l’île des Mensonges,
Sur la nef des vingt ans fuyons comme des songes.
Il est un pays d’or plein de lieds et d’oiseaux,
Nous dormirons tous deux aux frais lits des roseaux.
Nous nous reposerons des intimes désastres,
Dans des rythmes de flûte, à la valse des astres.
Fuyons vers le château de nos Idéals blancs,
Oh῀! fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.
Veux-tu mourir, dis-moi῀? Tu souffres et je souffre,
Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.
Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.
Vous tombez au jardin de rêve où je m’en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.
Vous tombez de l’intime arbre blanc, abattues
Çà et là, n’importe où, dans l’allée aux statues.
Couleur des jours anciens, de mes robes d’enfant,
Quand les grands vents d’automne ont sonné l’olifant.
Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâles, vos harmonies.
Vous avez chu dans l’aube au sillon des chemins,
Vous pleurez de mes yeux, vous tombez de mes mains.
Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent,
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes.
Hier, j’ai vu passer, comme une ombre qu’on plaint,
En un grand parc obscur, une femme voilée῀:
Funèbre et singulière, elle s’en est allée,
Recélant sa fierté sous son masque opalin.
Et rien que d’un regard, par ce soir cristallin,
J’eus deviné bientôt sa douleur refoulée῀;
Puis elle disparut en quelque noire allée
Propice au deuil profond dont son cœur était plein.
Ma jeunesse est pareille à la pauvre passante῀:
Beaucoup la croiseront ici-bas dans la sente
Où la vie à la tombe âprement nous conduit῀;
Tous la verront passer, feuille sèche à la brise
Qui tourbillonne, tombe et se fane en la nuit῀;
Mais nul ne l’aimera, nul ne l’aura comprise.
Par les jardins anciens foulant la paix des cistes,
Nous revenons errer, comme deux spectres tristes,
Au seuil immaculé de la Villa d’antan.
Gagnons les bords fanés du Passé. Dans les râles
De sa joie il expire. Et vois comme pourtant
Il se dresse sublime en ses robes spectrales.
Ici sondons nos cœurs pavés de désespoirs.
Sous les arbres cambrant leurs massifs torses noirs
Nous avons les Regrets pour mystérieux hôtes.
Et bien loin, par les soirs révolus et latents,
Suivons là-bas, devers les idéales côtes,
La fuite de l’Enfance au vaisseau des Vingt ans.
Rien n’est plus doux aussi que de s’en revenir
Comme après de longs ans d’absence,
Que de s’en revenir
Par le chemin du souvenir
Fleuri de lys d’innocence
Au jardin de l’Enfance.
Au jardin clos, scellé, dans le jardin muet
D’où s’enfuirent les gaîtés franches,
Notre jardin muet,
Et la danse du menuet
Qu’autrefois menaient sous branches
Nos sœurs en robes blanches.
Aux soirs d’Avrils anciens, jetant des cris joyeux
Entremêlés de ritournelles,
Avec des lieds joyeux,
Elles passaient, la gloire aux yeux,
Sous le frisson des tonnelles,
Comme en les villanelles.
Cependant que venaient, du fond de la villa,
Des accords de guitare ancienne,
De la vieille villa,
Et qui faisaient deviner là,
Près d’une obscure persienne,
Quelque musicienne.
Mais rien n’est plus amer que de penser aussi
À tant de choses ruinées῀!
Ah῀! de penser aussi,
Lorsque nous revenons ainsi
Par sentes de fleurs fanées,
À nos jeunes années.
Lorsque nous nous sentons névrosés et vieillis,
Froissés, maltraités et sans armes,
Moroses et vieillis,
Et que, surnageant aux oublis,
S’éternise avec ses charmes
Notre jeunesse en larmes῀!
Là, nous nous attardions aux nocturnes tombées,
Cependant qu’alentour un vol de scarabées
Nous éblouissait d’or sous les lueurs plombées,
De grands chevaux de pourpre erraient, sanguinolents,
Par les célestes turfs, et je tenais, tremblants,
Tes doigts entre mes mains, comme un nid
[d’oiseaux blancs.
Or, tous deux, souriant à l’étoile du soir,
Nous sentions se lever des lumières d’espoir
En notre âme fermée ainsi qu’un donjon noir.
Le vieux perron croulant parmi l’effroi des lierres,
Nous parlait des autans qui chantaient dans les pierres
De la vieille demeure aux grilles familières.
Puis l’Angélus, devers les chapelles prochaines,
Tintait d’une voix grêle, et, sans rompre les chaînes,
Nous allions dans la Nuit qui priait, sous les chênes.
Foulant les touffes d’herbe où le cri-cri se perd,
Invincibles, au loin, dans un grand vaisseau vert,
Nous rêvions de monter aux astres de Vesper.
Les Brises ont brui comme des litanies
Et la flûte s’exile en molles aphonies.
Les grands bœufs sont rentrés. Ils meuglent dans l’étable
Et la soupe qui fume a réjoui la table.
Fais ta prière, ô Pan῀! Allons au lit, mioche,
Que les bras travailleurs se calment de la pioche.
Le clair de lune ondoie aux horizons de soie῀:
Ô sommeil῀! donnez-moi votre baiser de joie.
Tout est fermé.
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