Il aurait, dit-on, vécu une idylle champêtre avec une Suissesse allemande à l’automne de 1895, mais on n’en connaît pas grand-chose; le même mystère entoure une certaine Gretchen à partir de 1897. La femme chez Nelligan, tantôt réelle, tantôt fictive —artiste, apparition, allusion mythique, négresse lointaine —, est bellement ancrée dans l’imaginaire. Et par-dessus tout le monde des rêveries amoureuses reflété dans ses poèmes, le portrait de sa mère et celui de sainte Cécile projettent sa hantise d’aimer.

VI. Le créateur fulgurant: 1898-1899

Le 9 décembre 1898, Nelligan est réadmis à l’École littéraire de Montréal qui prépare une série de séances publiques. La première rencontre avec le public, sous la présidence de Louis Fréchette, a lieu au château de Ramezay, le 29 décembre 1898. Nelligan récite trois de ses poèmes: «Un rêve de Watteau», «Le Récital des Anges» et «L’Idiote aux cloches». À la deuxième séance qui se tient au Monument-National le 24 février 1899, Nelligan déclame «Le Perroquet», «Bohème blanche», «Les Carmélites», «Nocturne séraphique», «Le Roi du souper» et «Notre-Dame-des-Neiges». À la troisième séance, de nouveau au château de Ramezay, le 7 avril 1899, Nelligan fait connaître à l’assistance «Prière vespérale», «Petit Vitrail de chapelle», «Amour immaculé», «La Passante». Le 26 mai 1899, Nelligan interprète «Le Talisman», «Rêve d’artiste», «Le Robin des bois», et la poésie atteint son apogée lorsqu’il clame, voix passionnée et œil flambant, sa «Romance du Vin». C’est son heure de gloire… mais aussi son chant du cygne. Déjà le poète délirant s’engage vers la poésie spectrale, sombrement hallucinatoire, influencée par les lectures de Rollinat, de Musset, de Poe. Le long poème «Le Suicide d’Angel Valdor» en offre un exemple. Le printemps et l’été 1899 voient naître Je veux m’éluder dans les rires,«Déraison», «Le Tombeau de Charles Baudelaire», «Le Vaisseau d’Or». Le signe avant-coureur du naufrage est là. À la demande de son père, le 9 août 1899, Nelligan est conduit à Longue-Pointe et interné à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre. Les docteurs Brennan et Chagnon diagnostiquent: «Dégénér[escence] mentale. Folie poly[morphe]». Nelligan souffre de démence précoce, une forme de schizophrénie incurable.

VII. La révélation d’une œuvre: 1900-1904

Émile Nelligan avait rêvé de créer une «ŒUVRE». En septembre 1897, il songeait déjà à un titre: «Pauvre Enfance». Par la suite, en 1898 et en 1899, il propose d’autres plans, encore incomplets: «Le Récital des Anges», puis «Motifs du Récital des Anges». À l’heure de son internement, seulement 23 de ses poèmes ont été publiés dans des périodiques montréalais. Maintenant, dans les Soirées du château de Ramezay, volume collectif de l’École littéraire de Montréal publié en 1900, figurent 17 poèmes de Nelligan. Cette même année, Louis Dantin inclut cinq poèmes dans Franges d’Autel, recueil de poésies religieuses déjà partiellement publiées dans Le Petit Messager du Très Saint-Sacrement. L’œuvre nelliganienne se manifeste plus considérablement en février 1904, lorsque paraît en recueil chez Beauchemin, Émile Nelligan et son Œuvre: 107 poèmes ont été choisis et ordonnés par Dantin, le tout précédé d’une remarquable préface de celui-ci, antérieurement parue dans Les Débats, entre le 17 août et le 28 septembre 1902. Cette édition fait connaître Nelligan au Canada, en France et en Belgique; elle méritera trois rééditions: en 1925, 1932 et 1945.

VIII. L’homme brisé: 1899-1941

Nelligan passe plus de 42 ans interné à l’asile: d’abord, et pour un quart de siècle, du 9 août 1899 au 20 octobre 1925, à l’asile Saint-Benoît-Joseph-Labre; ensuite à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu, du 23 octobre 1925 au 18 novembre 1941, jour de sa mort. À Saint-Jean-deDieu, le poète est assez fréquemment sollicité du côté de la poésie par les visiteurs, les infirmières, les médecins. Au fil des années, il est ainsi amené à tenter de reconstituer tant bien que mal une trentaine de ses anciens poèmes et à les transcrire dans des carnets de fortune ou sur des feuilles volantes. Cette écriture d’asile est faite d’approximations du passé, fruits d’un esprit affaibli et d’une mémoire défaillante.

IX.