Il y en a plus creux. Je perds pied, j’enfonce. Regarde donc. Tiens : tu me vois. Attention : tu ne me vois plus. À présent, mets-toi là vers le saule. Ne bouge pas. Je parie de te rejoindre en dix brassées.

– Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les épaules hors de l’eau, immobile comme une vraie borne.

De nouveau, il s’accroupit pour nager. Mais grand frère Félix lui grimpe sur le dos, pique une tête et dit :

– À ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.

– Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil de Carotte.

– C’est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une goutte de rhum.

– Déjà ! dit Poil de Carotte.

Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n’a pas assez profité de son bain. L’eau qu’il faut quitter cesse de lui faire peur. De plomb tout à l’heure, à présent de plume, il s’y débat avec une sorte de vaillance frénétique, défiant le danger, prêt à risquer sa vie pour sauver quelqu’un, et il disparaît même volontairement sous l’eau, afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient.

– Dépêche-toi, s’écrie M. Lepic, ou grand frère Félix boira tout le rhum.

Bien que Poil de Carotte n’aime pas le rhum, il dit :

– Je ne donne ma part à personne.

Et il la boit comme un vieux soldat.

 

Monsieur Lepic : Tu t’es mal lavé, il reste de la crasse à tes chevilles.

Poil de Carotte : C’est de la terre, papa.

Monsieur Lepic : Non, c’est de la crasse.

Poil de Carotte : Veux-tu que je retourne, papa ?

Monsieur Lepic : Tu ôteras ça demain, nous reviendrons.

Poil de Carotte : Veine ! Pourvu qu’il fasse beau !

 

Il s’essuie du bout du doigt, avec les coins secs de la serviette que grand frère Félix n’a pas mouillés, et la tête lourde, la gorge raclée, il rit aux éclats, tant son frère et M. Lepic plaisantent drôlement ses orteils boudinés.

 

 

Honorine

 

Madame Lepic : Quel âge avez-vous donc, déjà, Honorine ?

Honorine : Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madame Lepic.

Madame Lepic : Vous voilà vieille, ma pauvre vieille !

Honorine : Ça ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais je n’ai été malade. Je crois les chevaux moins durs que moi.

Madame Lepic : Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine ? Vous mourrez tout d’un coup. Quelque soir, en revenant de la rivière, vous sentirez votre hotte plus écrasante, votre brouette plus lourde à pousser que les autres soirs ; vous tomberez à genoux entre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous serez perdue. On vous relèvera morte.

Honorine : Vous me faites rire, madame Lepic ; n’ayez crainte ; la jambe et le bras vont encore.

Madame Lepic : Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quand le dos s’arrondit, on lave avec moins de fatigue dans les reins. Quel dommage que votre vue baisse ! Ne dites pas non, Honorine ! Depuis quelque temps, je le remarque.

Honorine : Oh ! j’y vois clair comme à mon mariage.

Madame Lepic : Bon ! ouvrez le placard, et donnez-moi une assiette, n’importe laquelle. Si vous essuyez comme il faut votre vaisselle, pourquoi cette buée ?

Honorine : Il y a de l’humidité dans le placard.

Madame Lepic : Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui se promènent sur les assiettes ? Regardez cette trace.

Honorine : Où donc, s’il vous plaît, madame ? je ne vois rien.

Madame Lepic : C’est ce que je vous reproche, Honorine. Entendez-moi. Je ne dis pas que vous vous relâchez, j’aurais tort ; je ne connais point de femme au pays qui vous vaille par l’énergie ; seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis ; nous vieillissons tous, et il arrive que la bonne volonté ne suffit plus. Je parie que des fois vous sentez une espèce de toile sur vos yeux. Et vous avez beau les frotter, elle reste.

Honorine : Pourtant, je les écarquille bien et je ne vois pas trouble comme si j’avais la tête dans un seau d’eau.

Madame Lepic : Si, si, Honorine, vous pouvez me croire, Hier encore, vous avez donné à M. Lepic un verre sale. Je n’ai rien dit, par peur de vous chagriner en provoquant une histoire. M.