Il court au buffet, l’ouvre, empoigne une carafe pleine d’eau et la vide sur sa tête, avec tranquillité.

– Je t’avais prévenue, ma soeur, dit-il. Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Tu es encore trop petite pour rouler un vieux de la vieille. Si jamais tu recommences, j’irai noyer ta pommade dans la rivière.

Ses cheveux aplatis, son costume du dimanche ruissellent, et tout trempé, il attend qu’on le change ou que le soleil le sèche, au choix : ça lui est égal.

– Quel type ! se dit Poil de Carotte, immobile d’admiration. Il ne craint personne, et si j’essayais de l’imiter, on rirait bien. Mieux vaut laisser croire que je ne déteste pas la pommade.

Mais tandis que Poil de Carotte se résigne d’un coeur habitué, ses cheveux le vengent à son insu.

Couchés de force, quelque temps, sous la pommade, ils font les morts ; puis ils se dégourdissent, et par une invisible poussée, bossellent leur léger moule luisant, le fendillent, le crèvent.

On dirait un chaume qui dégèle.

Et bientôt la première mèche se dresse en l’air, droite, libre.

 

 

Le bain

 

Comme quatre heures vont bientôt sonner, Poil de Carotte, fébrile, réveille M. Lepic et grand frère Félix qui dorment sous les noisetiers du jardin.

– Partons-nous ? dit-il.

 

Grand frère Félix : Allons-y, porte les caleçons !

Monsieur Lepic : Il doit faire encore trop chaud.

Grand frère Félix : Moi, j’aime quand il y a du soleil.

Poil de Carotte : Et tu seras mieux, papa, au bord de l’eau qu’ici. Tu te coucheras sur l’herbe.

Monsieur Lepic : Marchez devant, et doucement, de peur d’attraper la mort.

 

Mais Poil de Carotte modère son allure à grand-peine et se sent des fourmis dans les pieds. Il porte sur l’épaule son caleçon sévère et sans dessin et le caleçon rouge et bleu de grand frère Félix. La figure animée, il bavarde, il chante pour lui seul et il saute après les branches. Il nage dans l’air et il dit à grand frère Félix :

– Crois-tu quelle sera bonne, hein ? Ce qu’on va gigoter !

– Un malin ! répond grand frère Félix, dédaigneux et fixé.

En effet, Poil de Carotte se calme tout à coup.

Il vient d’enjamber, le premier, avec légèreté, un petit mur de pierres sèches, et la rivière brusquement apparue coule devant lui. L’instant est passé de rire.

Des reflets glacés miroitent sur l’eau enchantée.

Elle clapote comme des dents claquent et exhale une odeur fade.

Il s’agit d’entrer là-dedans, d’y séjourner et de s’y occuper, tandis que M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutes réglementaire. Poil de Carotte frissonne. Une fois de plus son courage, qu’il excitait pour le faire durer, lui manque au bon moment, et la vue de l’eau, attirante de loin, le met en détresse.

Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l’écart. Il veut moins cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sans honte.

Il ôte ses vêtements un à un et les plie avec soin sur l’herbe. Il noue ses cordons de soulier et n’en finit plus de les dénouer. Il met son caleçon, enlève sa chemise courte et, comme il transpire, pareil au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture de papier, il attend encore un peu.

Déjà grand frère Félix a pris possession de la rivière et la saccage en maître. Il la bat à tour de bras, la frappe du talon, la fait écumer, et, terrible au milieu, chasse vers les bords le troupeau des vagues courroucées.

– Tu n’y penses plus, Poil de Carotte ? demande M. Lepic.

– Je me séchais, dit Poil de Carotte.

Enfin il se décide, il s’assied par terre, et tâte l’eau d’un orteil que ses chaussures trop étroites ont écrasé. En même temps, il se frotte l’estomac qui peut-être n’a pas fini de digérer. Puis il se laisse glisser le long des racines.

Elles lui égratignent les mollets, les cuisses, les fesses. Quand il a de l’eau jusqu’au ventre, il va remonter et se sauver. Il lui semble qu’une ficelle moulée s’enroule peu à peu autour de son corps, comme autour d’une toupie. Mais la motte où il s’appuie cède, et Poil de Carotte tombe, disparaît, barbote et se redresse, toussant, crachant, suffoqué, aveuglé, étourdi.

– Tu plonges bien, mon garçon, lui dit M. Lepic.

– Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n’aime pas beaucoup ça. L’eau reste dans mes oreilles, et j’aurai mal à la tête.

Il cherche un endroit où il puisse apprendre à nager, c’est-à-dire faire aller ses bras, tandis que ses genoux marcheront sur le sable.

– Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N’agite donc pas tes poings fermés, comme si tu t’arrachais les cheveux. Remue tes jambes qui ne font rien.

– C’est plus difficile de nager sans se servir des jambes, dit Poil de Carotte.

Mais grand frère Félix l’empêche de s’appliquer et le dérange toujours.

– Poil de Carotte, viens ici.